Numéro 130 : Retour politique des catholiques ?
Diminuée par une longue période de décadence morale et de perte d’identité, la France n’en conserve pas moins une position exemplaire dans le monde, pour le meilleur comme pour le pire. Certes il serait absurde d’isoler ce qui s’y passe d’une situation mondiale elle-même en mutation chaotique, pas plus que des changements qui affectent l’Eglise en cette fin de période postconciliaire, sur ce dernier point en dépit du laïcisme agressif qui s’honore d’être la marque d’exception de la République. Le réveil politique d’une partie significative des catholiques français est l’un des faits nouveaux apparus dans ce contexte général. C’est lui qui nous retiendra ici. Ce réveil, s’il se confirme, fait immédiatement suite aux grandes manifestations de 2013–14 contre les projets de lois subversifs de la famille, mais il puise certainement ses racines dans une période antérieure de plus longue durée. Ses protagonistes ne relèvent pas tous de la catégorie des « catholiques de droite » honorés au début du siècle passé par Dom Besse ; ce concept s’appliquerait peut-être avec nuances à une partie des « traditionalistes » d’aujourd’hui, mais ne saurait qualifier la masse très diverse des manifestants des années 2013–14. Les désigner comme « conservateurs » conviendrait encore moins, sauf à prendre le mot dans son sens premier, non politique.
En effet, ces grandes manifestations, qui d’ailleurs n’ont pas été le fait exclusif de catholiques — bien que ceux-ci en aient formé la composante la plus dynamique -, n’étaient pas destinées à préserver des privilèges dans le genre des « acquis sociaux » jalousement défendus par les syndicats, mais quelques-unes des bases de la vie humaine en société, ce qui est tout autre chose.
Est-il alors plus juste de dire que les catholiques ont envahi les rues pour revendiquer une reconnaissance d’identité, au-delà de leur opposition à des projets législatifs destructeurs ? Cet aspect a certes fait partie de l’événement, mais ce fut surtout en réaction aux manœuvres par lesquelles le gouvernement en place a tenté de nier l’importance de cette opposition et de la faire disparaître par la contrainte. Cependant, à la différence du discours identitaire très discret entendu jusqu’alors, aux accents misérabilistes, du type de l’offre de sens effectuée par une institution ecclésiale proposant de faire partager les richesses de son expérience, etc., la protestation, même tempérée et canalisée, a pris le pas sur la simple revendication du droit d’être respecté dans une identité particulière au sein du concert démocratique.
Avec timidité, certes, c’était la première fois depuis longtemps que s’affirmait parmi les catholiques français une prise publique et massive de parole politique au nom de principes universels. Et il est bien clair que l’événement a laissé des traces, surtout peut-être psychologiques, le sentiment de faire corps et la conscience sensible de représenter une force politique — même si celle-ci a été tenue en échec.
Mais faut-il parler d’un sursaut politique des catholiques de France ? Ou bien s’agit-il d’un réveil collectif de certains Français lancés dans une protestation d’ordre politique, dans laquelle ils s’engagent par réflexe spontané suscité ou renforcé par leur foi ? La distinction est loin d’être oiseuse, si l’on considère la longue période d’auto-exclusion qui a marqué la phase postconciliaire, bien signifiée par l’expression utilisée pour désigner le corps ecclésial des catholiques comme l’Eglise qui est en France…
Toute une évolution a conduit les responsables institutionnels de l’Eglise pendant cette période à se présenter comme extérieurs à la nation, par acceptation — pré-acceptation même, dans la logique libérale née du Concile — du pluralisme idéologique et de la légitimité de la religion civile laïque. Au sens strict, le catholique français a été soumis de la sorte à un processus d’aliénation, par séparation arbitraire et abstraite entre sa condition laïcisée de citoyen et sa personnalité de chrétien, celle-ci étant supposée relever d’une Eglise sinon pneumatique, du moins définie comme association privée (et transnationale) au sein de la « société civile », et cela dans le temps même où se voyait promu le « patriotisme constitutionnel ». Cette dissociation correspondait, dans le catholicisme français, au modèle théorisé au milieu du xxe siècle par Jacques Maritain, séparant personne et individu, distinction schizoïde conduisant en pratique à supprimer ou réduire considérablement l’expression sociale de la foi.
Ainsi le catholique français est-il devenu une sorte de bina- tional, ou mieux, un exilé de l’intérieur, « citoyen administratif » d’une France sans religion (autre que civile), mais dont la véritable appartenance, lui a‑t-on martelé, se situait ailleurs. Or l’ordre même des rapports entre la nature et la grâce fait essentiellement de lui un Français que la fidélité à son baptême oblige à être pleinement tel, et qui, de manière réciproque, lui interdit de se comprendre lui-même comme pleinement chrétien s’il ne se montre digne de cette fidélité. C’est seulement par le fait qu’un nombre grandissant de ses concitoyens autochtones ont délaissé la foi de leurs ancêtres qu’il se trouve en danger d’exclusion, d’autant plus fortement que la majorité des baptisés qui subsistent vivent dans la tiédeur religieuse et que ceux qui sont restés des pratiquants fidèles ont été longtemps sommés par leurs propres pasteurs de se fondre dans la masse sans prétendre faire état de leur qualité pour penser et agir politiquement.
Cette situation, si elle a gelé longtemps et gravement l’activité politique des Français catholiques et aidé à compliquer les données de la situation d’aujourd’hui — relance de la laïcité de combat, présence pesante ou agressive de l’islam face auquel l’esquive hypocrite est justement de vouloir imposer une laïcisation complète des signes extérieurs de la religion — n’a cependant pas conduit à un commu- nautarisme comparable à celui que l’on trouve chez les musulmans. Tout au plus a‑t-on noté la tentative d’importation de thèses, notamment anglo-saxonnes, prônant le retrait du monde et la célébration de témoignages protestataires prenant appui sur des communautés de base supposées prophétiques.
Par un curieux effet de retournement historique, ces constructions intellectuelles, qui ont été le fait de petits cénacles de nuance plutôt traditionnelle, n’ont fait que reprendre à frais nouveaux des théories ayant connu un certain succès dans les milieux de l’activisme progressiste des années 1960. Mais rien de concret n’en est sorti. On devra noter au passage que ne relèvent pas de la catégorie du communautarisme les écoles privées hors contrat, les échanges de services et autres formes de mutualisation qui ne suivent qu’une logique normale d’entraide entre personnes que rapprochent un ensemble de raisons d’entretenir des relations plus fréquentes ou confiantes plutôt qu’avec d’autres. Le danger de tels échanges de services est qu’il peut aisément se combiner avec la tendance « tribale » caractéristique de l’époque, qui, si elle est systématisée, risque effectivement de conduire à un communautarisme larvé et comme par défaut.
Mais comme idéal à poursuivre, le communautarisme catholique, après avoir agité quelques esprits, a cessé d’être revendiqué. L’une des raisons de la faible importance du communautarisme catholique est probablement d’ordre structurel : elle réside entre autres dans la persistance du maillage catholique qui continue de marquer le territoire français, cet ensemble impressionnant d’institutions, d’édifices religieux de toutes sortes, cette présence aussi d’une infinité de traces esthétiques qui marquent la langue, les arts, les stigmates mêmes de l’apostasie qui témoignent en creux de la même omniprésence. Tout cela rend difficile l’enfouissement dans des enclos de survie étroitement séparés du reste de la société.
Le retour agressif de la laïcité jacobine jointe à la dénationalisation provoquée par l’Etat lui-même, l’implantation massive d’immigrants musulmans et la propagande multiculturelle, l’acquiescement tacite, voire explicite, de la hiérarchie religieuse, tout cela a nourri un autre danger. Les catholiques français ont été appelés à porter leurs regards ailleurs que chez eux, du côté d’une construction européenne pratiquement canonisée, du côté aussi d’une certaine forme de religion mondialisée, avec ses expressions spectaculaires.
Paradoxalement, la phase de reprise intra-ecclésiale due aux successifs effets Wojtyla et Ratzinger — grands rassemblements, dont les JMJ, importantes interventions publiques, comme le discours de Ratisbonne sur l’islam, etc. — n’a pas immédiatement conduit à un réveil national (y compris lorsque Jean-Paul II y incitait) mais plutôt à une sorte de nouvel ultramontanisme, par ailleurs cohérent avec la tendance postmoderne à la dépolitisation. Mais la vie chrétienne ne peut longtemps se maintenir suspendue dans le vide, le risque majeur étant alors de se perdre dans un universalisme en accord objectif avec les thèmes de propagande abstraits autour des droits de l’homme et des « grandes causes » mondialistes. Providentiellement, le sursaut des dernières années permettra peut-être d’éviter cet écueil en ramenant l’attention sur les réalités politiques nationales.
C’est pourquoi ce que l’on considère aujourd’hui comme un réveil politique des catholiques ne doit pas, ou pas seulement, être interprété en termes identitaires, comme ne traduisant que l’opinion des catholiques, ou d’une partie d’entre eux en dissidence par rapport à l’opinion majoritaire ou réputée telle. Le phénomène est allé plus loin, aidé en cela par le rejet violent auquel s’est heurtée une protestation très étroitement maintenue dans le cadre démocratique légal, s’appuyant sur la liberté d’opinion et de son expression publique constitutionnellement reconnues. D’autres enjeux de société ont surgi, ici encore dans un climat d’affrontement voulu par les gouvernants, cumulant les effets structurels de destruction culturelle, morale et démographique et une forte répression légale et médiatique de tout ce qui pourrait s’y opposer. Ce climat violent et répressif a sans aucun doute joué pour dynamiser le passage à un rang politique de revendications initialement limitées à un objet d’ordre éthique. Ce passage, sur le moment, n’a peut-être concerné qu’une minorité, mais il a suscité ensuite des interrogations et laissé des traces profondes, donnant ses chances à une réappropriation morale dans laquelle les paramètres national et religieux sont à nouveau étroitement associés.
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Tout cela néanmoins n’est que le début d’un début. De nombreuses questions se posent, quant à la consistance de ce sentiment, à l’intensité de la rupture avec le passé, et à la cohérence des conduites avec ce moment de sortie d’une longue période d’étouffement : en d’autres termes, des questions relatives à la durée du changement constaté et à la portée des effets à en attendre. Sur tous ces points, aucune réponse tranchée ne peut être fournie, encore moins proposée quelque recette miracle aux effets rapides. Il est cependant possible de s’arrêter à quelques conditions sans lesquelles un réel retour à une existence politique des catholiques français n’aurait aucun sens. Ces conditions prennent nécessairement la forme d’une révision des conceptions et des consentements qui en ont découlé pour qu’ils en arrivent docilement à se trouver étrangers dans leur propre maison. Tout cela a une longue histoire qui déborde largement le cadre national, et qui touche à un haut degré l’évolution interne de l’Eglise contemporaine.
Celle-ci, depuis les lendemains de la révolution française et de ses conséquences européennes, a pris l’allure, souvent dénoncée depuis, d’une citadelle assiégée. Du point de vue des faits, l’image est tout à fait fondée, dans la mesure où tout ce que l’on pouvait rattacher à une forme quelconque de société chrétienne a sans cesse perdu du terrain en dépit de toutes les protestations. Mais cette constatation doit s’accompagner d’une autre pour ne pas induire une compréhension faussée et simpliste de la réalité. De nombreuses interventions pontificales, précédées et suivies par les écrits et déclarations de beaucoup d’auteurs ou acteurs de valeur, ont contesté les fondements de la modernité politique en s’appuyant sur les conceptions philosophiques et théologiques d’un ordre politique juste.
Ce patrimoine conserve sa valeur de vérité, même si ses auteurs n’ont pas prétendu donner une vision complète des bases d’une société ordonnée, mais seulement souligner le contraste entre certaines de ces bases et les principes d’organisation nouvellement posés et imposés, destructeurs de bien des manières d’une vie sociale digne de ce nom. La critique du libéralisme et de l’étatisme développée dans ces interventions demeure foncièrement valide, l’incapacité concrète d’en tirer des conclusions efficaces au long de l’histoire du xxe siècle n’étant pas une preuve de leur inanité mais posant un problème différent, d’ordre prudentiel, proprement politique.
Au moment du concile Vatican II, cette impuissance durable a été prise en considération, et adoptée comme point de départ d’une inversion de sens : il était désormais demandé aux catholiques de s’insérer dans l’ordre dominant envers qui les critiques devraient laisser place à la recherche des valeurs communes, pour coopérer avec ceux qui le promeuvent et l’orientent, et de cette collaboration naîtrait, pensait-on alors, un heureux changement d’esprit mettant fin à l’exclusion du passé.
Malheureusement, les résultats sont sous nos yeux, qui ne correspondent nullement aux espoirs alors bercés lors de ce changement de cap. Force est de constater que la tentative d’écraser l’Infâme se poursuit sous des formes variées, et que la politique du sourire envers ceux qui s’y adonnent ne relève, au mieux, que de la méthode Coué, au pire, de la plus honteuse des trahisons.
Puisqu’il en va ainsi, il est légitime de faire le point de la question dans son ensemble, aussi bien sur certaines inconséquences ou faux-pas de l’époque antérieure que sur le mauvais choix qui a prétendu si inefficacement leur répondre. Or sur ce point se présentent des obstacles importants, qu’ils résultent directement de l’option fondamentale de Vatican II, ou qu’ils en soient une conséquence, qu’il s’agisse du déclassement des invariants de tout ordre politique, oubliés ou réduits à des mots vidés de sens (penser au sort du « bien commun »), ou bien des freins d’ordre moral et psychologique venant bloquer la possibilité même de retrouver ces invariants et gêner à la source la lucidité politique et la liberté d’initiative.
On en retiendra trois : la démoralisation, le manque de cohérence, la timidité politique.
La démoralisation est l’effet général des discours et pratiques répandus à partir de l’époque conciliaire (et des textes mêmes du Concile), que l’on pourrait résumer par l’idée de suspension unilatérale, sous couvert de dialogue et d’ouverture, de tout ce qui pourrait être considéré comme agressif par le « monde » (c’est-à- dire des structures de la domination responsables de l’éviction des chrétiens hors du champ de la décision politique ou même de la parole), avec pour conséquence l’interminable culpabilisation d’un passé entaché de violence et de manque de charité. Anticolonialisme, pacifisme, irénisme envers l’islam et condamnation rétrospective des croisades, aveu de responsabilité pour une complicité supposée avec les crimes nazis, condamnation de l’usage des armes… Ces thèmes, répétés à satiété et par toutes sortes de voies, ont nécessairement eu un impact sur la rectitude du jugement pratique de beaucoup. Il est difficile de concevoir une entrée en politique non libérée de ce poids de mauvaise conscience, qui a conduit jusqu’ici bien trop souvent à chercher à se disculper plutôt qu’à cultiver la vertu de force et l’affirmation des exigences de la vérité. En particulier, il est inimaginable qu’une disposition aussi faussée puisse permettre d’exercer une fonction quelconque d’entraînement au sein de possibles coalitions avec des non chrétiens.
Le manque de cohérence constitue une autre faiblesse, liée à l’insuffisante compréhension et perception des mécanismes de la domination culturelle. Si l’on met de côté les formes de lâcheté qui guettent tout le monde lorsque les rives des fleuves de Babylone, comme dit le psaume, ne manquent pas d’attraits, c’est surtout l’absence d’attention qui en arrive à séparer certains des traits les plus outrés (législation antifamiliale, enseignement pervers, etc.) d’autres aspects passés dans la banalité du quotidien et non moins ravageurs. Or la culture dominante ne se résume pas à la « culture de mort », à moins de prendre cette expression dans un sens très extensif. La pression de conformisme est constante, multiforme, et malheureusement amplement relayée, en l’état actuel, par la majorité des canaux de transmission invitant les catholiques contemporains à s’aligner sur le style de vie, la langage et les modes de pensée environnants, les portant ainsi à un excès de tolérance qui conforte un grand modérantisme.
Il est pourtant indispensable de comprendre que système de pouvoir, « espace public », conduites et mentalités se trouvent en étroite dépendance mutuelle, et que ce qu’on a nommé la dhimmitude ne touche pas seulement à la résignation envers l’islam.
La timidité politique n’est qu’un aspect particulier mais très lourd du même problème. Il s’agit de la très grande difficulté conceptuelle et pratique à s’extraire du modèle de la participation dans le seul cadre légal du système en vigueur, sans même se rendre compte que cette participation est à la fois illusoire et éliminatoire. Elle est illusoire à la mesure de l’écart — considérable — qui existe entre les définitions formelles de la démocratie contemporaine, sans cesse élevée, dans le discours postconciliaire, au rang de prédilection du « meilleur régime », voire du seul régime pensable, alors même que la nature oligarchique de sa réalité profonde éclate toujours plus aux yeux de tous et fait même l’objet d’un cynique aveu de la part de ceux qui en vivent.
D’autre part, la participation à ce système profondément falsifié continue d’être posée comme allant de soi, empêchant de sortir de ses catégories internes et du cercle vicieux du réformisme d’un système dont la nature réelle éclate toujours plus. L’un des résultats de cette pression constante qui a fini par devenir une croyance irrationnelle est d’engendrer le contraire de ce que recherchaient ses partisans : une désaffection pour la participation politique au profit d’activités jugées plus concrètes, économiques, éducatives.
Les années passées ont beaucoup aidé les participants aux manifestations à ouvrir les yeux et leur permettre d’acquérir en peu de temps un esprit critique longtemps tenu en respect. Tous les catholiques n’y ont pas participé, et tous ceux qui l’ont fait n’avaient pas nécessairement un lien étroit avec l’Eglise ou même pas de lien du tout. Il n’empêche que leur persévérance a facilité la libération de quelques inhibitions et, pour certains, la conscience d’un besoin de culture politique dont ils ont compris qu’ils avaient été privés. Diverses offres de formation leur ont été présentées à la hâte, parfois suspectes de récupération au profit des partis qui font vivre le système. Il serait plus convenable de revoir les choses dans leur ensemble, dans un climat de fin d’époque qui touche aussi bien un système politique tenta- culaire mais dangereusement incohérent, qu’une Eglise postconciliaire arrivant elle-même à un point critique. N’est-il pas légitime de souhaiter un véritable sursaut de la part de théologiens, philosophes, historiens, écrivains et artistes à même d’aider à sortir des impasses, dynamiser les volontés et préparer à assumer des responsabilités pour des lendemains incertains, et donc ouverts ?