Brèves remarques sur les intellectuels organiques
En complément de l’entretien avec Giuseppe Reguzzoni, Sur la fonction du politiquement correct, (n. 132)
1. Dans la société de l’ère contemporaine (c’est-à-dire depuis les Lumières jusqu’aujourd’hui) la condition de l’intellectuel n’est pas aisée.
Cela peut s’expliquer en se plaçant d’un point de vue philosophique, considérant la différence entre l’ancienne société et la nouvelle, celle qui s’organise sur les principes des Lumières.
Dans une société d’ordre, de type traditionnel, l’artiste, le poète, le penseur ont simultanément une fonction désintéressée — c’est le primat de la contemplation, la recherche du bonum honestum par excellence — mais aussi une fonction sociale, d’exaltation du Bien, du Vrai, du Beau, une fonction de témoin. La relation de l’intellectuel à la société peut être délicate (cf. la caverne de Platon) mais il accomplit à sa manière une sorte de sacerdoce.
2. Dans la société nouvelle, à l’inverse, l’intellectuel a peine à trouver la même place, même pour les plus érudits et désintéressés.
« On ne doit pas s’attendre à ce que les rois se mettent à philosopher, ou que des philosophes deviennent rois ; ce n’est pas non plus désirable parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison.
Mais que des rois ou des peuples rois (qui se gouvernent eux-mêmes d’après des lois d’égalité) ne permettent pas que la classe des philosophes disparaisse ou devienne muette, et les laissent au contraire s’exprimer librement, voilà qui est aux uns comme aux autres indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires, et parce que cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales et de se rassembler en clubs, elle ne peut être suspectée d’être accusée de propagande. » (Kant, Projet de Paix perpétuelle)
Les « Philosophes » surent se donner le beau rôle ! La conception traditionnelle, ici hypocritement reprise, n’a cessé d’être instrumentalisée, par Condorcet, par Kant lui-même, par Fichte. Ce dernier, dans sa 4e conférence sur La destination du Savant (Über die Bestimmung des Gelehrten, 1794 ; le « savant » étant celui qui « sait », par opposition au commun des mortels), confère à l’intellectuel la mission d’émanciper l’humanité.
Mais comme cette émancipation est liée à des luttes politiques, l’intellectuel dont il s’agit se transforme en agent idéologique, en activateur révolutionnaire. C’est la pratique la plus visible au XIXe siècle. Pensons à Victor Hugo, à Michelet, à Durkheim, à Wagner, tous « engagés » à leur manière, dans la suite logique de leurs prédécesseurs du siècle des Lumières.
L’intellectuel libéral ou libertaire se présente apparemment à l’inverse de cette conception fonctionnelle. Il exige une liberté toujours plus absolue, l’indépendance de l’esprit et de la création vis-à-vis des pouvoirs sociaux. Cette revendication, dirigée contre l’Église et contre les exigences de la morale commune dans une société encore imprégnée de « préjugés », prend un aspect militant qui contredit dans bon nombre de cas son indépendance revendiquée. L’écrivain, le poète, l’artiste, militent contre la religion, contre la morale bourgeoise, contre les injustices vraies ou prétendues, contre les gouvernants établis.
3. On dit que l’intellectuel (engagé) est né avec l’Affaire Dreyfus, en France du moins. En même temps, beaucoup d’études historiques le montrent avec évidence, ces « bonnes conscience » auto-instituées manquent souvent gravement d’honnêteté. Tous ont en mémoire les voyages chèrement organisés des intellectuels d’Europe occidentale en URSS, en Chine, à Cuba, ces « paupières lourdes » payées pour mentir par le pouvoir communiste. D’autres travaillèrent pour l’Allemagne nazie, d’autres encore (fait moins connu mais avéré) s’activèrent contre rémunération pour la propagande américaine à l’époque de la Guerre froide. (Lire à ce sujet Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, de Frances Stonor Saunders, Denoël, 2003). Faut-il penser que tout cela est désormais de la vieille histoire ?
4. Chacun connaît le rôle que tiennent les « intellectuels » dans la théorie révolutionnaire marxiste : c’est un rôle fonctionnel. Gramsci l’a défini ainsi :
« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique » (A. Gramsci, Cahiers de prison, 12).
L’intellectuel – quiconque possède un niveau de culture supérieur à celui des masses – est donc conçu comme l’interprète des intérêts d’une classe, du point de vue marxiste il ne peut en être autrement, et en même temps il doit être son fer de lance dans la perspective révolutionnaire particulière de Gramsci, qui est la conquête de l’hégémonie préparant les conditions de succès de la révolution.
Quant à la formule de Staline, l’intellectuel (l’artiste) est un « ingénieur de l’âme », elle résume bien la même idée de fonctionnalité. Les bons intellectuels sont ceux qui travaillent dans le sens de l’Histoire, pour la révolution, les mauvais sont ceux qui prétendent rester en dehors du flux, dans la permanence du temps, mais qui en réalité sont « bourgeois » (ou réactionnaires masqués).
5. La situation d’aujourd’hui mêle un peu de tout cela, et résorbe l’ensemble dans la grande structure d’absorption marchande au service de laquelle se trouve le politiquement correct. La littérature (patentée) n’y échappe pas. La figure postmoderne de l’intellectuel typique, c’est celle du révolutionnaire institutionnel, l’intellectuel engagé rémunéré (chèrement), l’artiste transgresseur payé par l’administration de l’ordre qu’il feint de contester. Le secteur de ce qu’il est convenu de nommer « l’Art contemporain » en est certainement l’illustration la plus outrée, mais elle est loin d’être la seule.