Numéro 132 : Convergences mondialistes
Unifier le monde en une Cité idéale est une idée récurrente dans l’histoire moderne, prise entre la nostalgie de l’unité perdue de la Chrétienté médiévale et le secret désir de reconstruire la Tour de Babel. Au 13ème siècle, ce fut le moine anglais Roger Bacon qui proposa de revenir à l’unité du monde par la foi commune, mais en résorbant tout ordre politique naturel dans une Église-État. Par la suite, Dante, considérant que la paix était le bien le plus nécessaire à la vie et au progrès de l’homme, proposa un empire universel dirigé par un monarque unique, pendant du pape pour le domaine temporel et, quoique chrétien, pleinement indépendant de lui. Puis vint Nicolas de Cues, avec son traité Depace fidei (1454), œcuménique ou plutôt syncrétiste, cherchant l’unité du monde par la paix des religions, la résorption des contradictions entre les croyances, qu’il jugeait superficielles, dans une compréhension supérieure de la foi chrétienne. Campanella annoncera ensuite, dans sa Cité du soleil (1623), une transformation de l’Église en organisation rationnelle, quasi communiste, de tous les peuples, sous la direction d’une monarchie universelle…
Étienne Gilson fit de cette succession utopique la matière d’un livre, Les métamorphoses de la cité de Dieu (Vrin, 1952, opportunément republié en 2005), montrant la pérennité de ce désir unitaire, et la manière dont, parallèlement à l’avènement du déisme, puis de l’athéisme moderne, celui-ci est passé d’une interprétation erronée de la Cité de Dieu, qui chez saint Augustin indique avant tout une disposition de l’âme, à la prétention d’unifier la Planète sous la coupe d’un pouvoir unique, sans autre religion que celle d’une Humanité idolâtre d’elle-même. Les Lumières et leurs suites vérifieront cette évolution, avec l’abbé de Saint-Pierre et Leibnitz, mais surtout avec Kant, auquel curieusement Gilson ne prête pas d’attention bien qu’il s’agisse du principal apôtre d’un « État cosmopolitique universel ». Il est vrai que l’ensemble du système kantien reposant sur l’individu législateur de sa propre morale, un tel État n’est en réalité qu’un terme ultime de la croissance progressive de la moralité ainsi conçue, un pacte de paix entre citoyens du monde devenus raisonnables, facilité par l’adoption générale d’une constitution républicaine — autrement dit « éclairée », quelle que soit sa forme institutionnelle — dans chaque pays. La « république du genre humain » du révolutionnaire Anacharsis Cloots représente la version grossière et surtout impatiente de cette utopie tout intellectuelle.
Gilson refermait son tableau sur Auguste Comte, l’apôtre du positivisme et de la religion de l’Humanité. L’utopie mondialiste apparaît bien ainsi comme une hérésie chrétienne s’achevant en millénarisme immanentiste.
Cela veut-il dire que l’aspiration du monde à l’unité politique n’a jamais fait l’objet des préoccupations de penseurs catholiques sérieux ? Loin de là. Suarez, l’un des grands théoriciens du droit des gens, argumentait ainsi : « Le genre humain, bien qu’il soit divisé en nations et royaumes différents, a cependant une certaine unité, non seulement spécifique, mais aussi quasi politique et morale, résultant du précepte naturel de l’amour et de la charité mutuelle qui doivent s’étendre à tous, même aux étrangers et de quelque nation qu’ils soient. Bien que chaque société, république ou royaume, constitue en soi une communauté autosuffisante et dotée de ses propres éléments constitutifs, néanmoins chacune de ces communautés est aussi, sous un certain rapport, membre de cet ensemble qu’est le genre humain. En effet ces communautés ne peuvent jamais se suffire à elles-mêmes séparément au point de ne pas avoir besoin d’entraide […] Pour ce motif elles ont besoin d’un droit qui les dirige et ordonne convenablement ce genre de relations et de société. » (De legibus, II,19,9) L’unité du genre humain, au-delà de toutes les légitimes distinctions, suppose donc le respect d’une loi commune, qui n’est autre que la loi naturelle — le discernement du bien et du mal, du juste et de l’injuste — et son incarnation dans les coutumes reconnues dans le monde civilisé. Ce que les philosophes politiques modernes ont considéré comme « état de nature », situation hors de toute loi dans laquelle l’homme est un loup pour l’homme, n’est qu’une aberration négatrice en fait de la nature propre de l’homme, être doté de raison en même temps qu’animal politique appelé à une vie collective ordonnée. L’état de nature n’est en réalité qu’un état contre-nature.
Dans cette veine, les théologiens catholiques du droit, comme toujours plus les souverains pontifes, se sont efforcés de penser l’ordre international afin qu’y règne une paix juste, cherchant à favoriser la conclusion de traités et leur respect. En regard, le système westphalien, qui a longtemps dominé l’époque moderne, est resté en retrait, permettant certes une stabilisation relative des rapports internationaux grâce à la conclusion de pactes et à l’exigence de leur exécution — pacta sunt servanda — ne s’inspirant pas avant tout des conditions de justice, mais plutôt de l’équilibre entre les plus forts.
C’est dans la deuxième partie du 19ème siècle, au cours de la période de renouveau des études après la tempête révolutionnaire, que le jésuite Luigi Taparelli d’Azeglio a élargi le raisonnement, pour s’intéresser à la façon dont un système de droit pourrait s’acheminer vers une certaine autorité internationale supérieure. Grâce à lui nous pouvons comprendre qu’il existe deux hypothèses bien différentes d’organisation, l’une telle que nous la voyons se profiler de manière encore bien obscure, guidée par un esprit d’hégémonie puis de domination totale du monde par quelque puissante oligarchie, l’autre essentiellement complémentaire et respectueuse des communautés politiques constituées, dans le sens évoqué par Suarez.
Dans le livre VI, 5, 2 de son Essai théorique de Droit naturel (1843), Taparelli émet un doute sur la capacité du seul droit international à maintenir un ordre juste et donc apte à durer. Pour lui, en cohérence avec d’autres aspects de son approche juridique puisant ses sources chez Aristote et saint Thomas d’Aquin, il semble invraisemblable qu’une règle de droit puisse être efficace par elle-même, c’est-à-dire concrètement par la seule bonne volonté des parties acceptant de s’y soumettre. Certes, l’utilité réciproque peut favoriser les accords, mais cette utilité varie selon les moments, et en outre son appréciation est largement subjective. Le conflit est inévitable si aucune autorité tutélaire n’est là pour arbitrer, imposer un choix, sanctionner les violations du droit. Ce raisonnement recoupe celui qui vaut dans l’ordre interne des communautés politiques, qui se déliteraient sans la présence d’un pouvoir légitime maintenant la marche cohérente de l’ensemble vers son bien commun. Ceci est d’ailleurs la substance de la définition des conditions d’existence de toute communauté politique, selon Aristote : une communauté sans pouvoir constitutif et régulateur n’est qu’un agglomérat humain aux destinées des plus incertaines.
Taparelli conclut à la nécessité d’une autorité dotée du pouvoir de s’imposer afin de faire respecter le droit. Cependant il récuse l’idée d’une autorité universelle centrale — « monarchique » -, car elle serait trop susceptible de porter atteinte à la liberté de chaque communauté politique instituée, qu’il considère comme autant de « faits primitifs » analogues dans leur catégorie à l’existence autonome des personnes. L’autorité en question ne pourrait donc être qu’une « polyarchie » émanant du consentement des nations associées, dans le respect des identités propres. Finalement cette instance suprême de contrôle consisterait en un « Tribunal fédéral universel » — « fédéral » au sens de fédérateur — appelé à juger de la fidélité aux traités. La manière d’exercer cette juridiction universelle ne consisterait donc pas à imposer par contrainte une constitution unique à chacune des nations souveraines, mais à faire que celles-ci puissent jouir paisiblement de leur ordre propre, et cela d’autant plus que l’adhésion devrait rester libre. « La société ethnarchique étant composée de peuples indépendants, elle devra nécessairement assurer à ces peuples leur existence indépendante, elle devra veiller à leur progrès, à leur perfection sociale ; elle devra, en un mot, faire toutes les fonctions d’une société, mais en se rappelant toujours qu’elle agit sur des individus collectifs. La fin générale de cette société sera donc de procurer le bien commun des nations associées ; son caractère spécifique sera de conserver à chaque nation son existence propre » (ibid, in fine).
Utopie encore ? Non, plutôt indication d’un terme idéal vers lequel tendre, guidant par conséquent l’action diplomatique, notamment celle du Saint-Siège, dans le respect de ce qu’on appellera un peu plus tard le principe de subsidiarité (droitement entendu). Ces conceptions, élaborées au 19ème siècle, ont fait l’objet au 20ème de développements théoriques multiples, tentant de répondre à une situation du monde dominée par des faits aussi considérables que les guerres mondiales et l’affrontement entre les impérialismes capitaliste et communiste. Divers penseurs catholiques ont cherché à prolonger la réflexion lancée par Taparelli, tels pour la France, Alfred Vanderpol, Yves de la Brière, le P. Joseph-Thomas Delos. D’autre part, le pacifisme, né dans le creuset révolutionnaire et anarchiste, a recruté des adeptes dans le catholicisme libéral, penseurs mais aussi militants, avec don Sturzo en Italie, Marc Sangnier en France, tout cela sur fond de concurrence entre régimes « totalitaires » et impérialismes économiques. C’est dans cet ensemble de circonstances que sont apparues la Société des Nations et la croisade démocratique du président Wilson, d’apparence souriante et pourtant conquérante, venue relayer la prétention jacobine d’imposer une République universelle qui commençait alors d’amorcer son déclin.
Ce climat de guerres et de luttes idéologiques a renforcé les arguments en faveur d’un gouvernement mondial, la création de la Société des Nations, puis de l’Organisation des Nations unies apparaissant alors comme des étapes préliminaires dans cette direction finale, au même titre que la mise en route de la « construction européenne ».
***
Deux séries de facteurs vont concourir pour que s’opère un mouvement de retournement, tendant à l’adhésion tant de la papauté que d’un certain nombre d’intellectuels catholiques au système international d’origine et de fins tout sauf catholiques.
Jusqu’au concile de 1962–65, le Vatican est entré dans le jeu des organisations internationales afin d’obtenir un moyen d’expression et d’influence, en même temps que le maintien d’une reconnaissance étatique que l’on a régulièrement cherché à lui dénier. Mais cela ne se fit pas sans réticences. Il suffit de lire l’encyclique Pacem, Dei munus de Benoît XV (1920) pour constater la continuité avec la doctrine de Taparelli et donc aussi la distance maintenue envers la SDN : « Ainsi, lorsque tout sera rétabli suivant l’ordre de la justice et de la charité et que les nations se seront réconciliées, il est très désirable, Vénérables Frères, que tous les États, écartant tous leurs soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux : qu’une famille, tout ensemble pour la défense de leurs libertés particulières et le maintien de l’ordre social. […] Aux nations, unies dans une ligue fondée sur la loi chrétienne, l’Église sera fidèle à prêter son concours actif et empressé pour toutes leurs entreprises inspirées par la justice et la charité. » Il s’agit donc d’une collaboration conditionnelle ; en outre l’aspiration à l’unité n’a pas pour objectif un État universel mais plutôt une entente mondiale. Pie XII tiendra un discours analogue dans son encyclique Summi pontificatus, en 1939, ou encore son radiomessage de Noël 1942.
Malgré tout, dans la période ultérieure, cette participation aux organisations internationales aura valeur de légitimation, implicitement et même explicitement. Ce fut le cas de la construction européenne, le tournant étant le discours adressé par Pie XII à l’assemblée de la CECA, premier pas vers le Traité de Rome, le 2 mars 1957 : « Les pays d’Europe, qui ont admis le principe de déléguer une partie de leur souveraineté à un organisme supranational, entrent, croyons- Nous, dans une voie salutaire, d’où peut sortir pour eux-mêmes et pour l’Europe une vie nouvelle dans tous les domaines, un enrichissement non seulement économique et culturel, mais aussi spirituel et religieux. » Sans vouloir épiloguer sur les résultats effectifs de ces espérances, on pourra voir l’entrée dans un certain engrenage, glissant d’une collaboration pragmatique à une adhésion plus théorique — malheureusement aussi pleine d’illusions.
Ce passage a été longuement préparé, au milieu du 20ème siècle et surtout depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par le secteur intellectuel libéral-catholique. A côté des rêves internationalistes de Marc Sangnier, de type sentimental, et de l’appel d’Emmanuel Mounier en faveur d’une société internationale des personnes (cf. le Manifeste au service du personnalisme, publié en 1936, III, 6), non moins utopique, c’est principalement Jacques Maritain qui a le mieux réussi à faire accepter une adhésion à la charte fondatrice de l’ONU et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, à la rédaction de laquelle il a personnellement collaboré.
Installé aux États-Unis pendant les années de guerre, Maritain participa aux activités d’une société de pensée réunissant universitaires et hommes d’affaires, le Committee to frame a World Constitution, comité d’élaboration d’une constitution mondiale. Ses interventions dans ce cadre formeront un chapitre de son livre L’Homme et l’État (1951), intitulé « Le problème de l’unification politique du monde ». Son argumentation repose sur l’idée que si les communautés nationales ont été autosuffisantes — formant ainsi des « sociétés parfaites », dans le langage scolastique — il n’en est plus ainsi dans une période où les échanges se sont multipliés. Les États du xxe siècle ont donc à ses yeux perdu leur autonomie, ce qui augmente les risques de dépendance et de guerre, d’où la nécessité d’élever d’un rang l’organisation des sociétés afin d’arriver à un nouveau degré d’autonomie, et ainsi de suite jusqu’à la communauté mondiale. « Et puisque c’est la société internationale qui doit désormais devenir société parfaite, c’est en vertu d’exigences non plus simplement morales, mais encore pleinement juridiques, que les corps politiques particuliers, une fois devenus parties d’un tout politiquement organisé, auront à s’acquitter de leurs obligations envers ce tout : non pas seulement en vertu de la loi naturelle et du droit des gens, mais aussi en vertu des lois positives que la société mondiale politiquement organisée établira et que son pouvoir gouvernemental mettra en vigueur » (L’Homme et l’État, éd. DDB 2009, p. 223). Il s’agirait donc d’instaurer un gouvernement mondial disposant du « pouvoir coercitif pour faire appliquer la loi » (ibid., p. 229). Dans l’esprit de Maritain, il va de soi que ce pouvoir devra être démocratique, et « chrétiennement inspiré » : le monde ainsi unifié sous la direction de ce super-gouvernement s’identifie purement et simplement à ce que le philosophe a nommé ailleurs une « nouvelle chrétienté profane », laïque dans ses structures, chrétienne par la simple présence de chrétiens dans ses rangs, supposés y faire régner un bon esprit.
Quoique empreint d’une forte teinte d’irréalisme, ce thème va désormais servir de ligne d’orientation dans toute la période qui suit. Ainsi Jean XXIII, dans Pacem in Terris (1963), affirmant que « l’ordre moral lui-même exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle ». Le message lancé à l’Assemblée générale de l’ONU par Paul VI, à deux mois de la clôture du concile Vatican II, amplifie le propos, sans ambiguïté : « Notre message veut être tout d’abord une ratification morale et solennelle de cette haute Institution. Ce message vient de Notre expérience historique. C’est comme “expert en humanité” que Nous apportons à cette Organisation le suffrage de Nos derniers prédécesseurs, celui de tout l’Épiscopat Catholique et le Nôtre, convaincu comme Nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale. » S’ensuit une série d’éloges dont le point culminant réside dans la comparaison suivante, qui redonne vie, d’une manière surprenante, à la doctrine médiévale des « deux glaives » : « Nous serions tenté de dire que votre caractéristique reflète en quelque sorte dans l’ordre temporel ce que notre Église catholique veut être dans l’ordre spirituel : unique et universelle. » Enfin toute espèce de doute est levée quant à la fin poursuivie : « Qui ne voit la nécessité d’arriver ainsi progressivement à instaurer une autorité mondiale en mesure d’agir efficacement sur le plan juridique et politique ? » Ce discours permet de comprendre de quelle manière la continuité dans l’usage d’une pensée juridico-politique traditionnelle est mise au service d’une des fins les plus caractéristiques de la modernité politique qui en est tout l’opposé.
Étrangement l’un des textes les plus politiques du concile, Gaudium et spes, n’a pas fait écho à ces propos. Ni Paul VI, ni son successeur Jean-Paul II ne sont revenus sur le sujet — le second étant surtout attentif au droit des peuples, ainsi qu’à la « culture de mort » diffusée à l’abri de l’ONU, au-delà de propos diplomatiques de circonstance. Il faudra attendre Benoît XVI pour assister à un nouvel appel en faveur d’un gouvernement mondial. L’encyclique Caritas in veritate, du 29 juin 2009, plaide en effet expressément, dans son paragraphe 67, en faveur de l’avènement d’une « autorité politique mondiale » s’inspirant des « valeurs de l’amour et de la vérité ». Cela débouchera de manière plus insistante et détaillée sur une longue Note publiée par le Conseil pontifical Justice et Paix (24 octobre 2011), en faveur d’une « autorité publique à compétence universelle », destinée à établir et maintenir un « État de droit » à l’échelle mondiale, les communautés nationales dans lesquelles « l’État estime pouvoir, de façon autarcique, réaliser le bien de ses concitoyens » étant réputées relever d’« une forme corrompue de nationalisme […] surréaliste et anachronique ». Il y a donc là une option a priori pour le déclassement du stade national et le passage à l’organisation mondialiste, en regard de laquelle ONU et G20 sont présentés dans ce même texte comme des structures d’appui positives quoique encore bien insuffisantes.
***
C’est ainsi que par étapes successives on s’est acheminé vers la situation actuelle, dans laquelle une symbiose s’opère entre l’adhésion explicite à l’idée d’organisation politique mondiale et de nombreux signes, petites phrases et gestes symboliques venant en attester la sincérité par une praxis chargée d’exemplarité. Ainsi notamment le très long texte de Laudato si’ n’accorde qu’un seul paragraphe (175) à la question de l’autorité mondiale, en se contentant pour l’essentiel de citer le passage de Caritas in veritate que l’on vient de lire. Mais le reste du document aborde toutes sortes de questions mises à l’ordre du jour par les groupes de pression agissant dans l’ombre de l’ONU et d’autres instances transnationales, pour en légitimer les approches, éloignées du contenu habituel d’encycliques mais omniprésentes comme support d’une très pesante propagande mondialiste. Le fait que la présentation du texte ait été confiée à des personnages de premier plan dans la mise en œuvre de cette propagande et des actions qu’elle promeut constitue par lui-même un geste plein de sens. Ce n’est pas là un fait isolé, c’est au contraire la partie d’un ensemble formant une sorte de message en acte et sans équivoque. Inutile de souligner à quel point l’incessant et multiforme appel à ouvrir inconditionnellement les portes aux « migrants » participe de la même praxis, au milieu d’autres signes, telle la scénographie vaguement panthéiste effectuée le 8 décembre 2015 place Saint-Pierre, en même temps que la Conférence de Paris sur le climat.
On pourrait objecter que ce qui est ainsi professé et montré ne constitue pas explicitement un appel à la création d’un super-État mondial, mais plutôt une célébration du localisme, une incitation à la décroissance, à la multiplication des circuits courts, des coopératives de proximité, en bref à ce qui paraît être l’exact opposé d’une termitière centralisée. Mais ce serait oublier que l’altermondialisme, dont la théologie de la libération et ses succédanés n’ont pas été la moindre des composantes, n’est en fait que le jumeau du mondialisme. En tout état de cause, la conciliation s’opère dans l’écologisme, professé aussi bien à Davos qu’à Porto Alegre. « L’interdépendance nous oblige à penser à un monde unique, à un projet commun » lit-on encore dans Laudato si’ (164). Et la Déclaration de Stockholm (1972) puis le Sommet Planète Terre de Rio de Janeiro (1992) sont donnés en exemple, bien que jugés encore insuffisants. D’autre part, en harmonie avec la tendance générale à la dissolution des centres de décision politique clairement identifiables, une Autorité mondiale ne saurait être exercée que sur le mode opaque d’une « gouvernance » échappant aux catégories hiérarchiques traditionnelles. Dans un tel cadre, le chaos lui-même devient un instrument.
« L’unité est supérieure au conflit » aime répéter le pape François. Aussi pouvons-nous tendre vers l’universelle homogénéité, mais, contrairement à ce que pensait Kojève, sans nécessairement constater l’existence d’un appareil d’État mondial apparent.
Que conclure, sinon que par un singulier retournement, la recherche persévérante d’un moyen d’assurer la paix entre les nations, fondée sur la justice et en dernier ressort sur la charité, a donc fini par se transformer, quelles que soient les intentions, en inféodation aux constructeurs de la Cité terrestre.