Numéro 131 : Paradoxes de la liberté
L’essence de la modernité s’exprime en des mots tels que « liberté », « autonomie », « souveraineté », « émancipation »… Ces termes ont un usage commun, mais ils revêtent une acception particulière apte à exprimer l’esprit de la philosophie élaborée dès la période des Lumières et de ses racines immédiates. Les mots sont conservés, mais le sens change. C’est surtout le cas de la liberté, non plus conçue comme capacité de se porter volontairement vers des biens plus élevés et dont la convenance et la relation au Souverain Bien apparaît à la raison, mais comme autodétermination souveraine du Sujet. Comme il s’agit d’une conception générale appelée à imprégner la totalité de la vie humaine, cette « liberté » s’exprime par des voies diverses, d’aspect au premier abord éventuellement contradictoire.
Il en est ainsi notamment parce que le sujet auquel se rapporte cette liberté n’est pas nécessairement un individu : il peut être collectif, comme une classe sociale, un groupe ethnique, un peuple. Le libéralisme, si l’on désigne ainsi la conception moderne de la liberté et les comportements, modes de pensée, valeurs cohérents avec elle, est une notion analogique qui couvre une multiplicité de situations ayant entre elles un fond commun plus ou moins étendu mais aussi des différences qui peuvent être importantes ; dans ce cas le risque est de perdre de vue l’inspiration commune, qui est une conception toute particulière de la liberté humaine posée en valeur suprême, identifiée à l’idée d’autonomie au sens plein, c’est-à-dire au fait de ne déterminer sa pensée et ses actes qu’à partir d’une décision dégagée de toute dépendance envers une règle, un ordre, une référence qui s’imposerait du dehors. Cette liberté d’autodétermination est pensée par négation, et implicitement ou explicitement conçue comme résultant d’un effort de libération destiné à se dégager de toute espèce de sujétion à ce qui est extérieur à soi, fût-ce celle de la raison, du Décalogue, du respect des autorités, des contraintes des usages sociaux, du « poids » de la responsabilité, et ainsi de suite à l’infini. Le libéralisme est donc loin de se restreindre à une doctrine économique fondée sur le « laisser faire, laisser passer » et la concurrence sans entraves, ou encore à une doctrine politique impliquant le régime parlementaire, la séparation des pouvoirs et le respect des formes de « l’Etat de droit », supposés représenter l’exact opposé du totalitarisme, de la dictature, du fascisme, etc. Le libéralisme inclut certes ces applications particulières, mais il les dépasse.
Dans le mariage, par exemple, le même principe d’autonomie souveraine interdira de s’accommoder de tout engagement irrévocable, celui-ci apparaissant comme un assujettissement incompatible avec la liberté. La révolution française l’avait solennellement affirmé au moment d’instituer le divorce, le 20 septembre 1792 : « [L]a faculté du divorce […] résulte de la liberté individuelle dont un engagement indissoluble serait la perte. » L’année précédente, la Constituante avait intégré au texte même de la Constitution la prohibition des engagements perpétuels, pour le même motif : « La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels ou à la Constitution. » Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est que l’extension du même concept de liberté de disposer de soi à l’échelle collective. Chaque partie d’un peuple sera habilitée à faire valoir sa faculté de faire sécession, dût-elle engendrer des dégâts considérables. A partir du 19ème siècle, les principes du libéralisme, faisant irruption dans le droit international, n’ont rien à opposer à ces entreprises, tout au contraire, quelles qu’en soient les conséquences. Beaucoup d’Etats modernes sont nés d’insurrections fondées sur ces principes, mais ont aujourd’hui de la peine à contrecarrer des projets sécessionnistes les minant à leur tour de l’intérieur. Dans un autre domaine, les auteurs du courant communautarien posent en termes analogues le principe de l’autonomie des « cultures » propres aux différents groupes sociaux, en fonction des « biens » autour desquels ils s’unissent par libre choix. Nous en voyons les fruits dans notre société « multiculturelle ». Et ainsi de suite.
Il est admis que le libéralisme s’oppose au socialisme, entre autres en matière de législation du travail et de l’entreprise ; mais chacun peut constater aujourd’hui que les deux systèmes se combinent aisément, et pas uniquement parce que ceux qui s’en réclament seraient infidèles à leurs principes respectifs. Bien plus, la distinction est forcée entre la revendication individualiste de « vivre comme chacun l’entend » et l’action révolutionnaire visant l’instauration d’une société communiste, puisque celle-ci n’a d’autre objectif final que le passage, selon la formule de Marx, du règne de la nécessité au règne de la liberté : simple question de tempo — et de degré dans l’illusion. Ce sont les développements idéologiques, les luttes incessantes entre partis, la construction des systèmes, la propagande et les guerres qui créent des fossés, dans le fond artificiels, entre les diverses manières de mettre en forme une même prétention fondamentale. La confusion de Babel n’était que le terme final du projet unique d’autonomie qui avait présidé à l’entreprise d’édification de la fameuse tour. L’idée moderne a beaucoup à voir avec ce précédent biblique, tant pour ce qui est de l’utopie poursuivie que pour ce qui en résulte.
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Cette conception de la liberté comme libération de toute contrainte est séduisante, mais elle a de multiples conséquences dommageables.
La première à laquelle on pense est la compétition entre les sujets de ces libertés absolutisées, qui se considèrent, par la force des choses, comme des ennemis, à tout le moins des gêneurs, même si on ne se l’avoue pas souvent. L’autre est un prédateur potentiel. On peut le dire avec des formes, et même présenter cela sous des apparences de haute envolée morale, comme le faisait Kant lorsqu’il prétendait juger par lui-même de ce que tout être aussi raisonnable que lui devrait trouver acceptable. Beaucoup, d’autre part, raisonnent plus ou moins ainsi parce qu’ils ne suivent pas intégralement la logique de la liberté moderne, ils la mêlent avec des conceptions naturelles ancrées dans les habitudes collectives et le sens élémentaire du respect des autres, et encore pour des raisons affectives, voire par simple sentiment de décence. Survienne quelque source de conflit, et dès lors le risque du basculement dans la nouvelle logique des rapports de concurrence est d’autant plus grand qu’est ancrée dans les mœurs une volonté propre dont le libre cours est honoré comme le meilleur bien humain. Plus on élargit le champ social, plus est vive la conscience du potentiel de tensions que comporte la compréhension des relations humaines en termes de libertés qui s’affrontent. Ce qui tient lieu de sagesse, ou de règlement pacifique provisoire, est alors la règle de l’utilité. Les doctrinaires de l’utilitarisme — aujourd’hui référence commune — ont particulièrement approfondi le sujet. Ils ont dénigré la conception traditionnelle de l’amitié sociale (la philia), selon eux hypocrite recherche de soi déguisée en dévouement altruiste, pour préférer la franchise (ou le cynisme) du donnant-donnant. Au mieux, cette règle fonde des rapports sociaux très pauvres et surtout d’où la précarité ne peut être éliminée. Mais surtout elle appelle cette autre forme de régulation, l’égalité.
La conception contractualiste du mariage (ou de ce qui en tient lieu) illustre bien ce cheminement : la guerre entre les deux libertés autonomes ne saurait se résoudre que devant un juge tranchant au nom de la société. L’égalité (fréquemment symbolisée par le niveau du maçon) est la réponse obligée, mais son respect appelle un instrument extérieur de contrainte qui puisse l’imposer. Lorsque cet instrument manque ou se montre défectueux parce qu’il n’est pas impartial, il reste l’affrontement ou la soumission forcée. N’est-ce pas ce qui se passe dans l’incessante lutte entre partis politiques en démocratie, et à l’intérieur même de ces partis, entre factions et clientèles ? Le calcul de l’égalité des temps de parole à la télévision lors des campagnes électorales relève d’une arithmétique sans cesse biaisée qui en dit long sur les limites de l’exercice légal des arbitrages lorsque les enjeux de pouvoir ont de l’importance.
La contradiction interne de la liberté négative est donc de devoir finalement aspirer à la soumission de tous à un pouvoir tout-puissant pour éviter que l’une ne domine l’autre ; mais ce faisant elle se supprime. Nous sommes ramenés à la tutelle du Léviathan.
Cette conception d’une liberté à partager comme un gâteau, en parts égales, est diffuse mais généralement admise. Corollaire de la liberté négative, l’égalité s’ajoute donc à celle-ci pour former le corps dogmatique officiel de la religion civile moderne. Cependant cette religion, si elle est partagée ou imposée à tous, n’est guère respectée avec crainte et tremblement. Deux obstacles au moins s’y opposent : la course à la domination, que l’on trouve présente à peu près partout dans notre société d’égaux, la surenchère à l’autonomie à laquelle se livre une certaine avant-garde idéologique dont les objectifs rejoignent certains intérêts de la précédente. Il suffit de penser au langage des affaires économiques et financières, des partis politiques, des groupes activistes de la « société civile », qui est un langage de guerre.
Dans la modernité, et plus encore dans sa phase tardive, un clivage considérable existe entre l’abondance de paroles douces et rassurantes sur le mouvement uniformément accéléré de la liberté, la lutte contre les inégalités et autres promesses d’avenir radieux, d’une part, la réalité d’autre part, faite de pressions, ruses, dissimulations, menaces et intimidations. Francis Fukuyama avait annoncé l’arrivée à l’ère de la pacification générale, les guerres devant disparaître pour laisser place aux compétitions sportives destinées à meubler l’ennui. Outre une grotesque méconnaissance de la condition humaine, c’était négliger la puissance destructrice contenue dans le principe de la liberté moderne (sur lequel est établi l’ordre démocratique, entre autres, tant célébré par le système de référence de l’auteur américain) et l’ensemble de ses conséquences induites. La liberté négative engendre la guerre civile perpétuelle et la répression de ceux qui n’y souscrivent pas (les « ennemis de la liberté »).
Cette situation réelle a un prix : le poids psychologique inhérent au combat permanent entre les égoïsmes, la surveillance mutuelle pour le maintien d’une égalité revendiquée mais trahie à la première occasion favorable. Ainsi en va-t-il dans les relations de travail, dans les luttes intersyndicales, dans la concurrence professionnelle, dans la guerre entre partis politiques qui tous prétendent s’affairer au bien commun mais n’ont pour objectif concret que l’élimination des autres. A cette tension permanente qui, comme telle, s’assimile à la darwinienne lutte pour la vie s’ajoute la nécessité contradictoire de devoir sans cesse chercher la légitimation par le consensus sur la distribution égalitaire de la liberté et l’effort inverse pour en faire taire l’expression. La solution réside, comme l’avait bien vu Debord, dans le spectacle, l’entretien permanent de l’illusion de la liberté, auquel contribuent de manière très voyante les avant-gardes qui en contrôlent soigneusement l’orientation et veillent à empêcher dissidence et « populisme ». Et cela sans oublier la part d’acceptation de la servitude volontaire de la part de ceux sur qui s’exerce cette pression. En définitive « l’homme est né libre et il est partout dans les fers » : la sentence du Contrat social, même si ce n’est pas exactement comme cela que Rousseau la comprenait, s’applique à merveille à l’épopée libérale de la modernité tardive.
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Tout cela avait été entrevu avec lucidité dans le discours pontifical du 19ème et d’une bonne moitié du 20ème siècle.
Le pape Léon XIII consacra une encyclique entière à la liberté, dans laquelle il prenait de front la vision dogmatique de la conception moderne : « […] dans une société d’hommes, la liberté digne de ce nom ne consiste pas à faire tout ce qui nous plaît : ce serait dans l’Etat une confusion extrême, un trouble qui aboutirait à l’oppression ; la liberté consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions vivre selon les prescriptions de la loi éternelle » (Libertas, 1888). Il est de bon ton aujourd’hui de dire que le heurt frontal avec la pensée moderne ne convient plus, qu’il fut même une erreur grave à l’époque où de tels propos furent rédigés, erreur dont il conviendrait de faire repentance pour être lavé de l’accusation d’en être complice. On pense aux fulminations contre la liberté de la presse, rejetées avec honte et condescendance sans même prendre la peine d’en vérifier la teneur exacte. « Accordez à chacun la liberté illimitée de parler et d’écrire, rien ne demeure sacré et inviolable, rien ne sera épargné, pas même ces vérités premières, ces grands principes naturels que l’on doit considérer comme un noble patrimoine commun à toute l’humanité. […] Tout ce que la licence y gagne, la liberté le perd » (ibid.). Faut-il rougir de tels propos ? Comment ne pas faire le rapprochement avec le « droit au blasphème » aujourd’hui revendiqué avec effronterie, sans la moindre considération ni de l’impiété, ni de l’injustice, ni du mépris d’autrui que cela engendre dans une collectivité au sein de laquelle on déplore la perte du lien social ? Dans le même ordre d’idées, récuser la liberté de pensée est maintenant chose insensée. Mais qu’est-ce, au fait, que cette supposée liberté, sachant que l’enjeu en est tout simplement l’évacuation de la question de la vérité, rabaissée au rang d’opinion ou de fantaisie individuelle, par ailleurs communicable au même titre que n’importe quelle élucubration jouissant d’une protection légale. La « liberté de conscience » n’est qu’un cas particulier de cette liberté d’opinion. Le pluralisme est le nom présentable du tohu-bohu qui résulte de tels postulats. La décomposition intellectuelle, l’abolition de tout jugement qui aboutirait à classer la valeur relative des cultures, expressions littéraires et artistiques, modes de vie. ne font que tirer les conséquences de ces principes fondateurs. Et quiconque oserait contester cette transgression déraisonnable au nom du vrai, du bien ou du beau ne manquerait pas de faire figure d’agresseur. Notons en passant que si l’accès à la vérité chrétienne ne peut que souffrir d’une telle ambiance, c’est néanmoins la simple raison naturelle qui en pâtit la première, comme cela apparaît de manière criante dans ce révélateur qu’est la modernité tardive.
Les choix politiques, les modalités d’expression et de manière plus générale, les circonstances n’ont pas permis au discours de l’Eglise de surmonter cette dérive dans l’irrationnel. Le libéralisme catholique, mouvement modeste à l’origine, en a tiré l’occasion de son expansion, partant de l’idée qu’il était préférable d’accueillir et interpréter en termes chrétiens les « valeurs » modernes plutôt que de les combattre. Le concile Vatican II a cherché à faire droit à ce courant, préférant le dialogue à l’anathème, selon la formule à la mode il y a cinquante ans. Le franc rejet du libéralisme a été estimé « inaudible » dans un monde dominé par les énoncés de la Déclaration universelle des droits de l’homme. On a eu de surcroît tendance à se placer à l’abri de celle-ci, dans la mesure où sa rédaction avait été cautionnée par un penseur arrivé à point nommé, Jacques Maritain, admiré de Paul VI et appuyé sur le lobby wilsonien assimilant croisade des démocraties et « nouvelle chrétienté profane ». Un basculement s’est donc opéré, laissant entrer dans le discours officiel de l’Eglise contemporaine les principes unissant « Dieu et la liberté », selon l’ancienne devise catholique libérale. Même si d’autres influences se firent alors sentir en raison de la persistance du système léniniste, et donc à l’intérieur, du progressisme et de ses épigones « libération- nistes », il est bien clair que la chute de l’empire soviétique a laissé la place principale à l’option occidentale. Toutefois ce passage n’a pas du tout, comme on le sait, donné naissance à des relations apaisées entre l’Eglise et le monde de ce temps. Ce monde, après une courte phase de surprise et de discours convenus, n’a fait que suivre la voie logique qui aboutit sous nos yeux à une hostilité grandissante au Christ et à son Eglise.
Il est naturel, en un sens, que les processus qui ont été mis en œuvre dans la durée, impliquant des institutions complexes, puissent se perpétuer bien longtemps au-delà de ce qu’il devraient. Le déploiement dans le temps de l’idée moderne de liberté négative conduit aujourd’hui à généraliser la requête d’autonomie jusqu’à l’extrême. Trois facteurs concourent à aggraver les conséquences de ce fait : d’une part, l’acceptation sociale du désir de vivre libéré de toute contrainte, que l’on peut aussi bien interpréter comme une disparition progressive du sens des responsabilités — désir qui se heurte évidemment à beaucoup d’obstacles et nourrit par conséquent ressentiment ou dépression — ; l’exacerbation de ce désir illimité, de cette illusion donc, par un ensemble de courants idéologiques, économiques, de puissance, exerçant une pression constante sur les esprits, en particulier par le biais de l’éducation, des médias, des instances étatiques, de la publicité, de groupes supposés issus de la « société civile », tout cela conduisant à la rupture avec ce qui reste de vie et de mœurs traditionnels ; l’affaiblissement considérable de la voix prophétique de l’Eglise, qui, après avoir été contrainte de revenir à un discours de condamnation (contre la « culture de mort ») est depuis les dernières années dans une situation de soumission aggravée à l’égard des puissances de ce monde.
C’est pourtant dans cette opposition persistante de ces puissances qu’apparaît une vérité fondamentale : la liberté n’est pas une invention de la modernité, mais celle-ci en a subverti le sens. Comment cela ? Tout simplement en lui ôtant son objet. Elle en a obscurci la raison d’être en lui faisant oublier sa fin. Lorsque l’Ecriture dit de Dieu qu’il a laissé l’homme à son conseil (Si 15, 14), elle n’énonce rien d’autre que le principe d’action de la liberté humaine, signifiant ce que la raison comprend devoir faire pour atteindre les biens qui conduisent au Bien suprême qu’est Dieu. Au lieu de cela, si l’homme prétend n’avoir d’autre fin que sa propre volonté, il finit dans le désordre d’où il n’échappe que par la contrainte. Cela est-il si difficile à entendre pour les contemporains ?