Lectures critiques d’une étrange exhortation
L’exhortation Amoris laetitia [AL] a donné lieu à de nombreux commentaires. L’un des plus achevés est celui d’Anna M. Silvas, professeur de langues anciennes et de patristique à l’université de la Nouvelle Angleterre (Armidale, NSW, Australie), dont on trouvera le texte complet ici.
Une autre analyse, signée Daniele Mattiussi, est parue dans le bulletin italien Instaurare, dirigé par Danilo Castellano, philosophe du droit (Udine) et fréquent contributeur à Catholica. Ce texte très dense commence par des remarques sur la nature de l’exhortation, inédite tant par son volume (constituant un véritable traité) que par son style non conclusif – ne se présentant que comme une « proposition » (AL 5) – n’excluant pas les positions contradictoires et les propos polémiques contre les supposés partisans de « la doctrine froide et sans vie ».
Trois sections de ce texte retiennent particulièrement l’attention : « le problème du principe et de la situation », « les incertitudes autour de la conscience », « l’historicisme et l’herméneutique idéologique ».
Le problème auquel il est d’abord fait allusion est celui du critère du jugement appliqué à une situation donnée, en l’espèce une situation matrimoniale. Si « discernement » il doit y avoir, il convient d’en déterminer le critère. Or, à suivre l’exhortation, ce critère est en réalité un non-critère : le pur fait prime sur l’ordre objectif du bien et du mal, qui est la vraie réalité. On retrouve là l’un des principes de l’idéalisme allemand, qui pose que le fait est ipso facto rationnel et donc moral. « Il convient de prêter attention à la réalité concrète, parce que “les exigences, les appels de l’Esprit se font entendre aussi à travers les événements de l’histoire” […] » (31) Le « discernement »
Le second problème abordé par D. Mattiussi est celui de la conscience. L’auteur note dans le texte de l’exhortation la fluctuation entre la doctrine catholique classique sur le sujet (par ex. lorsqu’elle parle de la formation d’une conscience droite (42 et 222), et d’autres affirmations en sens opposé, notamment quand il est affirmé que cette formation de la conscience ne doit pas se substituer à celle-ci (37), et que la vertu est avant tout « une conviction transformée en un principe intérieur et stable d’action » (220). Cet énoncé rejoint ce qu’avait précisé son auteur dans une lettre adressée au directeur de La Repubblica, Eugenio Scalfari : « Il y a péché, y compris pour celui qui n’a pas la foi, lorsqu’on va contre la conscience. L’écouter et lui obéir signifie en effet se décider face à ce que l’on perçoit comme bien ou comme mal. C’est sur cette décision que se joue la bonté ou la malignité de notre agir ». L’exhortation applique le principe à la « perception » du péché des unions adultérines. Au numéro 298 de l’exhortation est ainsi évoqué le cas des personnes « remariées » à la fois très conscientes « de l’irrégularité de [leur] propre situation et une grande difficulté à faire marche arrière sans sentir en conscience qu’on commet de nouvelles fautes ». D. Mattiussi relève la confusion entre la notion de conscience morale et celle de conscience psychologique, et n’a pas de peine à la rattacher à sa racine protestante et rousseauiste.
Le dernier point abordé concerne l’historicisme. Il s’agit de savoir s’il existe un ordre intangible lié à la nature humaine (et donc aussi une nature humaine) ou bien si au fil du temps divers modèles familiaux peuvent apparaître, d’où dériveraient des formes diverses liées aux époques successives ; et par voie de conséquence, la condamnation du refus de l’Histoire, par rigidité, arriération, etc. Le constat sociologique du fait (familles « recomposées », unions contre nature, etc.) primerait sur l’ordre naturel et la plus explicite des lois divines. On lit ainsi dans AL 32, qui rapporte un texte des évêques d’Espagne en 1979 : « Ni la société dans laquelle nous vivons, ni celle vers laquelle nous cheminons ne permettent la pérennisation sans discernement de formes et de modèles du passé. » La même idée revient plusieurs fois, par exemple lorsqu’il est dit que « Saint Paul s’exprime en catégories culturelles propres à [son] époque ». Ainsi la dogmatisation du mouvement historique conduit-elle logiquement à relativiser jusqu’à la Sainte Écriture.
« Bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu » dit un adage scolastique : le bien est tout entier ou alors il n’est pas un bien. L’exhortation contient aussi de beaux rappels, entre autres sur l’unité du foyer familial, la grandeur de la maternité, la confession fréquente… Ils font d’autant moins oublier le reste qu’ils sont aisément assortis de restrictions, comme après une citation de saint Paul encourageant à progresser dans l’amour fraternel : « L’amour matrimonial ne se préserve pas avant tout en parlant de l’indissolubilité comme une obligation, ou en répétant une doctrine »…
Daniele Mattiussi constate donc que les « bonnes choses » qui se trouvent dans cette étrange exhortation servent finalement « à donner une crédibilité au mal » et dans l’hypothèse la plus favorable désorientent et créent la confusion.
« L’esortazione “Amoris laetitia” di papa Francesco. Insegnamento, chiusura o incremento di un disorientante dibattito ? », Instaurare, maggio-Agosto 2016, pages 1 à 5.
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