Bicéphalisme pontifical : illusions et dangers
Le 28 juin dernier, le « pape émérite » a fait un bref retour médiatique, pour participer à une cérémonie organisée au Vatican à l’occasion des 65 ans de son ordination sacerdotale, et présidée par son successeur.
Cet événement s’est déroulé dans le contexte des débats provoqués par les déclarations de son secrétaire particulier, Mgr Georg Gänswein, qui, en mai, a développé la théorie d’un « ministère pétrinien élargi » et d’un « pontificat d’exception » de Benoît XVI (Ausnahmepontifikat).
Ce mot a donné lieu à toutes les interprétations, lesquelles ont appelé un recadrage sans ambiguïtés de la part de François, dans l’avion qui le ramenait d’Arménie, le 27 juin 2016 : « Il n’y a qu’un seul pape, l’autre […] est “pape émérite”, et non pas le second pape. Il est fidèle à sa parole, c’est un homme de Dieu, très intelligent et qui pour moi est comme un grand-père sage à la maison. ». Le discours de remerciement improvisé pendant quelques minutes par le même « pape émérite », le 28 juin, a pris la forme d’une courte dissertation spirituelle. Mais les conservateurs y ont lu une remise en cause de l’actuel « pape actif ». La centralité du motif de l’action de grâce, également pris dans le sens eucharistique, a été interprétée par Antonio Socci [ici], par exemple, comme une leçon de respect eucharistique administrée par « Benoît XVI » au « pape argentin », en pleine période de rapprochement avec les protestants : une véritable herméneutique du désespoir !. Mais le « pape émérite » a, au contraire, multiplié les témoignages d’obéissance à l’égard de François. Comment s’y retrouver ?
Les Dernières conversations de Benoît XVI, récemment publiées, suscitent la même résistance de la part des ratzinguériens. Maurizio Blondet décrit, dans un texte récent [ici] traduit [ici], un Benoît XVI « contraint de mentir » et soupçonne des passages entiers sur l’Église en mouvement d’être l’œuvre des latino-américains désormais installés au Vatican. Yves Daoudal s’étonne de la déclaration de Benoît XVI qui affirme, dans ce livre, avoir écrit lui-même le texte de la renonciation, alors même qu’elle contenait une faute de grammaire[voir]. Plusieurs s’interrogent sur les motivations « décevantes » alléguées pour expliquer sa démission (la « fatigue » à l’approche des JMJ) et sur le sens des coups de griffes adressés à la « méchanceté pathologique » de ses partisans.
Ces deux cas d’école présentent l’intérêt de témoigner de la détresse actuelle des conservateurs et du repli qui est le leur sur la figure de leur champion, qu’ils veulent remettre au combat, dans l’arène – sans doute bien malgré lui. Si l’on veut bien entendre ce qu’il y a derrière ces exégèses des moindres propos du « pape émérite », celui-ci serait « prisonnier » – comme certains le prétendirent de Paul VI – et condamné à parler à ses fidèles dans un langage crypté. Cela est bien difficile à prouver. Notons toutefois que ce qui se trame dans l’emploi de la figure du « pape émérite », c’est qu’elle permet d’alimenter, chez les conservateurs, une sorte de « schisme » en toute bonne conscience.
Ce qui est certain et tangible, c’est que les espoirs mis par les partisans du Magistère en la personne du théologien Joseph Ratzinger semblent relever, pour une part, d’une méprise sur le contenu de sa théologie, au point que l’on peut se demander si ceux qui se réfèrent aujourd’hui à cette œuvre comme à un rempart contre les innovations bergogliennes ont réellement lu les livres de Joseph Ratzinger, qui ont souvent associé la conservation du langage traditionnel à la réforme de sa compréhension. De nombreux exemples d’historicisation du Dépôt de la Foi peuvent être tirés aussi bien de ses œuvres de jeunesse que des livres publiés peu de temps avant l’accès au pontificat (voir, par exemple, la réforme de la compréhension de la résurrection dans La foi chrétienne hier et aujourd’hui, 2005, p. 252).
N’oublions pas aussi à quel point, comme pape, il a insisté sur la question herméneutique, et posé un principe de « renouveau dans la continuité » maintes fois repris, notamment pour justifier certaines formulations doctrinales conciliaires en contradiction avec l’enseignement passé, mais selon lui intrinsèquement liées à une époque révolue (discours du 22 décembre 2005 à la Curie).
Le pontificat de Benoît XVI a émis des signaux opposés : main tendue à la Fraternité Saint-Pie‑X, mais poursuite de « l’esprit d’Assise », refus de « l’œcuménisme du retour », mais création de l’Ordinariat anglican. Sa trouble renonciation « oui/non » au Siège de Pierre, les 11 et 27 février 2013, est elle-même source de nombreuses « interprétations » contradictoires.
Benoît XVI n’a pas joué un rôle de retenant dans la crise contemporaine de l’Église, mais en ce sens il faut reconnaître qu’il l’a, au contraire, alimentée. La haine nourrie par les médias à son égard, en partie à cause des fantasmes suscités par ses précédentes fonctions de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ont fait de lui, par l’occultation providentielle de son œuvre de théologien réformiste, le gardien de la Tradition. Mais il s’agit là d’un effet de perspective et d’une conséquence inattendue de l’herméneutique de la continuité.
Revenons donc à la question du « pape émérite » : s’il n’est autre que le théologien réformiste Ratzinger, capable d’intégrer les vérités dans le mouvement de l’Histoire, est-il totalement inenvisageable qu’il n’ait pas besoin de s’opposer au « moment » Bergoglio et qu’il l’ait intégré comme son propre « dépassement » ? La question mérite sérieusement d’être posée.