Revue de réflexion politique et religieuse.

Bicé­pha­lisme pon­ti­fi­cal : illu­sions et dan­gers

Article publié le 14 Sep 2016 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

actigLe 28 juin der­nier, le « pape émé­rite » a fait un bref retour média­tique, pour par­ti­ci­per à une céré­mo­nie orga­ni­sée au Vati­can à l’occasion des 65 ans de son ordi­na­tion sacer­do­tale, et pré­si­dée par son suc­ces­seur.

Cet évé­ne­ment s’est dérou­lé dans le contexte des débats pro­vo­qués par les décla­ra­tions de son secré­taire par­ti­cu­lier, Mgr Georg Gäns­wein, qui, en mai, a déve­lop­pé la théo­rie d’un « minis­tère pétri­nien élar­gi » et d’un « pon­ti­fi­cat d’exception » de Benoît XVI (Aus­nah­me­pon­ti­fi­kat).

Ce mot a don­né lieu à toutes les inter­pré­ta­tions, les­quelles ont appe­lé un reca­drage sans ambi­guï­tés de la part de Fran­çois, dans l’avion qui le rame­nait d’Arménie, le 27 juin 2016 : « Il n’y a qu’un seul pape, l’autre […] est “pape émé­rite”, et non pas le second pape. Il est fidèle à sa parole, c’est un homme de Dieu, très intel­li­gent et qui pour moi est comme un grand-père sage à la mai­son. ». Le dis­cours de remer­cie­ment impro­vi­sé pen­dant quelques minutes par le même « pape émé­rite », le 28 juin, a pris la forme d’une courte dis­ser­ta­tion spi­ri­tuelle. Mais les conser­va­teurs y ont lu une remise en cause de l’actuel « pape actif ». La cen­tra­li­té du motif de l’action de grâce, éga­le­ment pris dans le sens eucha­ris­tique, a été inter­pré­tée par Anto­nio Soc­ci [ici], par exemple, comme une leçon de res­pect eucha­ris­tique admi­nis­trée par « Benoît XVI » au « pape argen­tin », en pleine période de rap­pro­che­ment avec les pro­tes­tants : une véri­table her­mé­neu­tique du déses­poir !. Mais le « pape émé­rite » a, au contraire, mul­ti­plié les témoi­gnages d’obéissance à l’égard de Fran­çois. Com­ment s’y retrou­ver ?

Les Der­nières conver­sa­tions de Benoît XVI, récem­ment publiées, sus­citent la même résis­tance de la part des rat­zin­gué­riens. Mau­ri­zio Blon­det décrit, dans un texte récent [ici] tra­duit [ici], un Benoît XVI « contraint de men­tir » et soup­çonne des pas­sages entiers sur l’Église en mou­ve­ment d’être l’œuvre des lati­no-amé­ri­cains désor­mais ins­tal­lés au Vati­can. Yves Daou­dal s’étonne de la décla­ra­tion de Benoît XVI qui affirme, dans ce livre, avoir écrit lui-même le texte de la renon­cia­tion, alors même qu’elle conte­nait une faute de gram­maire[voir]. Plu­sieurs s’interrogent sur les moti­va­tions « déce­vantes » allé­guées pour expli­quer sa démis­sion (la « fatigue » à l’approche des JMJ) et sur le sens des coups de griffes adres­sés à la « méchan­ce­té patho­lo­gique » de ses par­ti­sans.

Ces deux cas d’école pré­sentent l’intérêt de témoi­gner de la détresse actuelle des conser­va­teurs et du repli qui est le leur sur la figure de leur cham­pion, qu’ils veulent remettre au com­bat, dans l’arène – sans doute bien mal­gré lui. Si l’on veut bien entendre ce qu’il y a der­rière ces exé­gèses des moindres pro­pos du « pape émé­rite », celui-ci serait « pri­son­nier » – comme cer­tains le pré­ten­dirent de Paul VI – et condam­né à par­ler à ses fidèles dans un lan­gage cryp­té. Cela est bien dif­fi­cile à prou­ver. Notons tou­te­fois que ce qui se trame dans l’emploi de la figure du « pape émé­rite », c’est qu’elle per­met d’alimenter, chez les conser­va­teurs, une sorte de « schisme » en toute bonne conscience.

Ce qui est cer­tain et tan­gible, c’est que les espoirs mis par les par­ti­sans du Magis­tère en la per­sonne du théo­lo­gien Joseph Rat­zin­ger semblent rele­ver, pour une part, d’une méprise sur le conte­nu de sa théo­lo­gie, au point que l’on peut se deman­der si ceux qui se réfèrent aujourd’hui à cette œuvre comme à un rem­part contre les inno­va­tions ber­go­gliennes ont réel­le­ment lu les livres de Joseph Rat­zin­ger, qui ont sou­vent asso­cié la conser­va­tion du lan­gage tra­di­tion­nel à la réforme de sa com­pré­hen­sion. De nom­breux exemples d’historicisation du Dépôt de la Foi peuvent être tirés aus­si bien de ses œuvres de jeu­nesse que des livres publiés peu de temps avant l’accès au pon­ti­fi­cat (voir, par exemple, la réforme de la com­pré­hen­sion de la résur­rec­tion dans La foi chré­tienne hier et aujourd’hui, 2005, p. 252).

N’oublions pas aus­si à quel point, comme pape, il a insis­té sur la ques­tion her­mé­neu­tique, et posé un prin­cipe de « renou­veau dans la conti­nui­té » maintes fois repris, notam­ment pour jus­ti­fier cer­taines for­mu­la­tions doc­tri­nales conci­liaires en contra­dic­tion avec l’enseignement pas­sé, mais selon lui intrin­sè­que­ment liées à une époque révo­lue (dis­cours du 22 décembre 2005 à la Curie).

Le pon­ti­fi­cat de Benoît XVI a émis des signaux oppo­sés : main ten­due à la Fra­ter­ni­té Saint-Pie‑X, mais pour­suite de « l’esprit d’Assise », refus de « l’œcuménisme du retour », mais créa­tion de l’Ordinariat angli­can. Sa trouble renon­cia­tion « oui/non » au Siège de Pierre, les 11 et 27 février 2013, est elle-même source de nom­breuses « inter­pré­ta­tions » contra­dic­toires.
Benoît XVI n’a pas joué un rôle de rete­nant dans la crise contem­po­raine de l’Église, mais en ce sens il faut recon­naître qu’il l’a, au contraire, ali­men­tée. La haine nour­rie par les médias à son égard, en par­tie à cause des fan­tasmes sus­ci­tés par ses pré­cé­dentes fonc­tions de Pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la Foi, ont fait de lui, par l’occultation pro­vi­den­tielle de son œuvre de théo­lo­gien réfor­miste, le gar­dien de la Tra­di­tion. Mais il s’agit là d’un effet de pers­pec­tive et d’une consé­quence inat­ten­due de l’herméneutique de la conti­nui­té.

Reve­nons donc à la ques­tion du « pape émé­rite » : s’il n’est autre que le théo­lo­gien réfor­miste Rat­zin­ger, capable d’intégrer les véri­tés dans le mou­ve­ment de l’Histoire, est-il tota­le­ment inen­vi­sa­geable qu’il n’ait pas besoin de s’opposer au « moment » Ber­go­glio et qu’il l’ait inté­gré comme son propre « dépas­se­ment » ? La ques­tion mérite sérieu­se­ment d’être posée.

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