Numéro 133 : Luther le révélateur
Le 31 octobre prochain, il est prévu que le pape François se rende en Suède, à Lund, pour y mener, en commun avec les dirigeants de la Fédération luthérienne mondiale, une « commémoration œcuménique » du 500e anniversaire de la rupture de Luther. Nous reviendrons en temps utile sur l’événement, inédit dans l’histoire de l’Église, que constitue la célébration d’un schisme, officiellement qualifiée de « Jubilé » par les protestants. Sans doute cela représente-t-il l’un des aboutissements logiques d’un œcuménisme du « dépassement inclusif » des contradictions. La responsabilité en incombe certes au pape François, qui a multiplié les propos en ce sens, comme par exemple à Rome, le 30 octobre 2014 : « Nous péchons contre la volonté de Dieu, parce que nous continuons à nous focaliser sur les différences. Notre baptême partagé est plus important que nos différences. Nous croyons tous dans le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Nous avons tous l’Esprit Saint avec nous, qui prie en nous. » On se souvient aussi de son échange au temple évangélique de Rome, le 15 novembre 2015, avec l’épouse luthérienne d’un catholique, l’interrogeant sur ce qu’il pensait de l’impossibilité pour elle d’accompagner son mari à la communion : « N’avons-nous pas le même baptême ? […] Et si nous avons le même baptême, nous devons cheminer ensemble. […] C’est une question à laquelle chacun doit répondre personnellement, en étant sincère avec lui-même. […] La vie est plus grande que les explications, les interprétations. Faites toujours référence au baptême. Une foi, un baptême, un Seigneur ! C’est ce que nous dit Paul ; et à partir de là, tirez les conséquences. Moi, je n’oserais jamais vous donner la permission de faire cette chose parce que ce n’est pas de ma compétence. Un baptême, un Seigneur, une foi : parlez avec le Seigneur, et allez de l’avant. Je n’ose pas, je n’ose pas dire davantage. »
Sur ce fond de suspension du jugement se sont multipliées bien d’autres déclarations communes, des documents préparatoires en vue des célébrations de 2017, et de nombreux articles théologiques, tous significatifs à des degrés divers d’une même ligne inclusive et révisionniste, tant en ce qui concerne l’histoire que le conflit doctrinal. Le cardinal Reinhard Marx, président de la conférence épiscopale d’Allemagne, pouvait affirmer, début janvier 2015, que les catholiques avaient beaucoup à apprendre de Luther. Un jésuite, le p. Giancarlo Pani, dans un article sur l’exégèse de l’épître aux Romains par Luther dans La Civiltà cattolica (9 janvier 2016) en donnera une application, soutenant que « la Réforme a aidé à redécouvrir l’évangile de Paul, elle a ramené l’Église à la richesse de ses origines, à la source de la révélation ». Il ajoute que tout comme saint Paul avait, selon lui, « repensé le message du Christ pour le reformuler dans le langage et la mentalité de son temps », Luther avait puisé dans les passages de l’épître aux Romains concernant la foi, les œuvres et la justification matière à devenir « le maître et le précurseur de ceux qui veulent repenser l’annonce évangélique pour le monde moderne ».
Parmi les multiples publications du même genre, la conférence épiscopale d’Allemagne a publié le 20 juillet dernier un recueil de plus de deux cents pages sur « la Réforme dans une perspective œcuménique », dans l’introduction duquel Luther est qualifié de « témoin de l’évangile, maître de la foi et prophète d’un renouveau spirituel » (Zeugen des Evangeliums, […] Lehrer im Glauben und Rufer zur geistlichen Erneuerung). De telles appréciations sont devenues banales aussi bien dans la bouche de nombreux responsables ecclésiastiques que dans les magazines destinés aux lecteurs catholiques. C’est au point que les restrictions émaneraient plutôt du côté protestant, en particulier en raison de la gêne occasionnée par les propos très antisémites de Luther, ses excès de langage peu édifiants et ses appels à la répression sociale.
Finalement, dans ce processus supposé de mise à jour, Vatican II est communément présenté comme une clé décisive, en premier lieu pour mettre à l’honneur le principe du « dialogue » œcuménique, avec son présupposé d’une commune culpabilité dans la responsabilité de la rupture, désormais adopté en lieu commun, comme cela est bien clair dans le préambule du rapport Du conflit à la communion publié en 2013 par la Commission luthéro-catholique romaine sur l’unité, qui est le texte de base servant à la commémoration de 2017 ; en second lieu, pour indiquer comment grâce au « renouveau évident de la théologie catholique au Concile Vatican II, les catholiques d’aujourd’hui peuvent apprécier le souci de réforme de Martin Luther, et le considérer de façon plus ouverte qu’auparavant » (ibid., 28). Parmi les exemples fournis vient celui de la messe et de sa relation au sacrifice de la Croix. Il est indiqué qu’à l’époque du concile de Trente régnait dans l’Église « la perte d’un concept global de commémoration, [..] un manque de catégories adéquates pour exprimer le caractère sacrificiel de l’eucharistie ». « Il fallut le renouveau de la théologie sacramentelle et liturgique du concile Vatican II pour revitaliser le concept de commémoration (anamnesis) » (ibid., 151) permettant, au dire du rapport, de mieux saisir les différentes manières de « faire mémoire » du sacrifice rédempteur. Il est singulier que soit cité à l’appui le passage de la Présentation générale du nouveau rite de la messe publiée en 1969, celui-là même que Paul VI dut modifier l’année suivante en raison de ses graves ambiguïtés.
Toutes ces démarches sont mues par une même discipline opératoire, formulée en son temps par Jean XXIII : « Ce qui nous unit est plus grand que ce qui nous divise. » Le risque de tout postulat de ce genre est de conduire à un révisionnisme historique biaisé (renvoi dos à dos des responsabilités, dans un climat de « repentance » chargeant un passé censé heureusement révolu grâce à un progrès de compréhension autocélébré) accompagné de transactions doctrinales par ailleurs sans garantie de valeur définitive.
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S’il est bien naturel de chercher à comprendre Luther en concentrant l’attention sur sa personnalité, son angoisse radicale et sa manière de la surmonter, son aptitude à mouvoir les esprits, sa doctrine enfin, il n’est pas moins nécessaire de le considérer dans les rapports fonctionnels avec son époque.
La révolte de Luther a été sans aucun doute un acte personnel. Mais elle a aussi été le terme brutal d’un changement d’ensemble de la société et de ses élites, changement qui avait longuement mûri avant ce pas décisif. Aussi ne saurait-on isoler le fait personnel — malgré sa potentialité subversive — et donner une ampleur démesurée à l’attitude d’un religieux affecté de défauts difficiles à tenir dans l’ombre, d’un théologien tributaire de l’héritage philosophique de la scolastique décadente. Car cet homme est arrivé à un moment clé de l’histoire occidentale. Luther s’est inscrit dans une évolution à la fois intellectuelle et sociale dont les éléments étaient rassemblés depuis longtemps déjà et a su exprimer, ou même simplement manifester les aspirations latentes de nombreuses puissances déstabilisatrices en mal de changement radical, politiques et économiques en particulier. En ce sens, Luther illustre d’avance ce que Hegel a pu écrire dans La Raison dans l’Histoire, peut-être d’ailleurs en pensant à lui, sur le rôle de certains « individus historiques » : « […] nous voyons qu’ils ont eu le bonheur d’être les agents d’un but qui constitue une étape dans la marche progressive de l’Esprit universel ».
Le phénomène luthérien relevait de la discipline religieuse, de la doctrine et de son interprétation, mais à l’arrière-plan il était en effet étroitement lié à un univers de chrétienté en manque d’authentique réforme, mais dont il précipita la décomposition. La question dogmatique de la Réforme doit évidemment être abordée, mais elle ne saurait être elle-même séparée de ces aspects temporels. Le lien de réciprocité entre les deux domaines est criant : la rupture dogmatique n’a pas seulement eu des retombées dans tous les secteurs de la vie sociale, elle a impliqué un changement dans la manière d’être dans le monde. Deux écueils sont donc à éviter : l’un ne voyant dans la révolte luthérienne qu’une affaire religieuse dont les aspects sociaux devraient être considérés comme fortuits ou bien relevant de facteurs concomitants mais distincts, et l’autre, justement à cause de l’importance considérable du changement dans l’organisation générale de la société, ne voyant dans cette même révolte individuelle d’un moine qu’un épiphénomène de l’évolution générale de la succession historique des événements, sans prêter outre mesure attention à ses aspects théologiques. Dans la réalité, histoire et dogme sont solidaires.
Ce lien est peut-être ce qui donne réponse aux interrogations sur les raisons d’une réhabilitation aussi étonnante que celle qui est attendue. Certes, celle-ci s’inscrit dans le processus de l’œcuménisme tel que le concile Vatican II l’a officialisé et tel qu’il s’est développé ensuite sur cet appui. Il s’agit en quelque sorte pour ce mouvement de poursuivre son développement autonome et donc de franchir des étapes nouvelles dans la pratique comme dans la théorie, au risque de sombrer dans l’inconsistance. Et cela trouve dans le moment présent une occasion très favorable, du fait du retour en force de l’esprit du concile depuis l’avènement de Jorge Mario Bergoglio, privilégiant le pluralisme, la réduction des exigences de fidélité doctrinale au profit d’une vision évolutionniste et différentialiste du dogme.
Dans la situation présente, la fidélité dogmatique est en effet minimisée, et ceux qui la considèrent comme importante se voient écartés avec mépris comme des arriérés, des pharisiens attachés à la lettre et non à l’esprit, etc., tout cela par le pape François en personne, oralement et dans ses écrits publics les plus importants. Au-delà des traits de caractère ou autres raisons d’ordre personnel, il est possible de retrouver dans ces discours et attitudes les traces d’un état d’esprit qui a largement marqué depuis longtemps une partie du clergé contemporain, exprimant un certain agacement devant l’exigence d’une fidélité stricte aux éléments fondamentaux de la doctrine chrétienne, souvent jugés « compliqués », au profit de la recherche d’arrangements, de possibilités pratiques d’entente et de recompositions opportunes, notamment dans l’intention souvent avouée d’éviter un rejet de la part du monde environnant. Ces réactions prennent aisément appui sur un déficit des exigences théologiques, du respect pour la parole de Dieu jusqu’au plus petit trait (Mt 5, 18), et sur une manière de confondre les articles de foi avec des prescriptions légales. L’anti-intellectualisme devient alors aisément un antidogmatisme caractérisé. Pour certains il s’agit de positions idéologiques cohérentes avec une compréhension de la « Tradition vivante » dans un sens transformiste : beaucoup sont très explicites sur ce sujet, Walter Kasper par exemple, l’un des principaux contributeurs à la réhabilitation de Luther. (Cf. notamment son discours à l’Unesco du 4 mai 2010, « Penser la tradition chrétienne aujourd’hui », RSR 2010–3, pp. 29–345. Le cardinal était alors président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité chrétienne.)
D’autre part, et là notamment apparaît la connexion entre dogme et histoire, le climat d’ensemble de l’époque moderne tardive est notoirement relativiste, et il pèse fortement sur les catholiques : les références se brouillent dans les désordres du monde, et ces désordres mêmes concluent aujourd’hui une longue préparation de la pensée moderne, subjectiviste, ouverte au pluralisme des opinions, hostiles à l’autorité au nom de la liberté de pensée, et par ailleurs ignorante, et glorieuse de son ignorance, dans des matières considérées comme tout juste bonnes à retenir l’intérêt de quelques coupeurs de cheveux en quatre. Vue ainsi, la célébration commune entre catholiques et luthériens telle qu’elle se prépare paraît à la fois naturelle et conforme à l’esprit du temps, pour peu que puissent tomber les barrières mineures d’ordre sociologique.
Margot Kassmann, ancienne présidente de l’Église luthérienne évangélique d’Allemagne et actuelle « ambassadrice » de la Fédération luthérienne mondiale pour le « Jubilé » de la Réforme, a résumé la manière suivante les valeurs propres à la plupart des protestants actuels : « pluralisme, œcuménisme, dialogue entre les religions, rôle des femmes, dépassement des divisions, instruction, et liberté ». Or cette liste bien banale, elle la met en relation avec les principes légués par Luther : « Pour Luther, il était important que tout homme et toute femme puisse professer de manière autonome sa foi et comprenne de manière autonome ce en quoi il croit » (Synode évangélique réformé de Zurich, novembre 2015).
La convergence est d’autant plus facile que se trouvent donc partagées les « valeurs » dominantes, et que celles-ci se voient rattachées aux intuitions de Luther — ne serait-ce que comme lointaines et logiques conséquences. Ce n’est donc pas un hasard si ce « dénouement » intervient maintenant. Bien au contraire, de même que Luther a été le porte-parole inconscient d’une époque, de même le demeure-t-il d’une Église qui, dans le principe avec Vatican II, a introduit certaines possibilités d’ouverture au monde, et qui, par des voies incertaines, connaît aujourd’hui une nouvelle vague d’adhésion plus claire aux valeurs de la contemporanéité, tant d’un point de vue théorique (par canonisation de ce qui existe, en tant que manifestation de l’esprit du temps) qu’aux principales requêtes de Luther, celles mêmes qui l’avaient fait condamner ou qu’il portait en lui comme les principes d’un fondamental « tournant anthropologique ». À savoir le primat de la conscience, la définition de la foi comme ce que l’on retient être ce que Dieu nous révèle à travers l’intelligence directe que l’on a de sa Parole, que ce soit (à l’époque de Luther) à travers les Écritures, ou bien à travers les « signes des temps » que l’on prétend discerner dans l’actualité. De sorte que Luther était à son époque un révélateur de bien des aspirations, et qu’il peut le demeurer aujourd’hui, quoique d’une autre manière.
Le dossier que nous présentons dans les pages qui suivent aborde quelques aspects seulement du changement introduit par la rupture de Luther dans le domaine théologico-politique. Nous entendons ici l’expression dans le sens où Proudhon et Donoso Cortés ont souligné l’interrelation nécessaire entre politique et théologie et la dépendance de la première envers la seconde.
Ce dossier est composé de deux séries de contributions. Les deux premières (Miguel Ayuso, Gilles Dumont) reprennent des conférences effectuées lors d’un colloque international réuni à l’Université Anahuac Norte (Mexico) les 27, 28 et 29 avril 2016, co-organisé par les Journées hispaniques de droit naturel et l’Association mexicaine des juristes catholiques, autour du thème « Les conséquences politico-juridiques du protestantisme. À 500 ans de Luther ». Les Actes de ce colloque paraîtront bientôt aux éditions Marcial Pons (Madrid).
Du premier texte que nous publions, celui de Miguel Ayuso, nous n’offrons que la traduction des principaux extraits, en raison de sa grande densité ; le texte suivant (Gilles Dumont) est quant à lui donné dans sa version intégrale. Ensuite viennent deux autres contributions, celle de Thomas Stark sur la théologie de Luther comme tributaire de la philosophie scolastique décadente et comme source lointaine de la pensée hégélienne ; celle de Claude Polin, enfin, centrée sur la comparaison entre la politique de Luther et celle de Calvin.
Nous reviendrons ultérieurement sur d’autres sujets ayant un lien avec ce 500e anniversaire des thèses de Wittemberg.