Numéro 134 : L’impasse
La conjonction d’un certain nombre de changements politiques récents et inattendus, de menaces nouvelles, d’illusions démenties paraît bien signifier que nous passons d’une époque à une autre. Chaque élément de crise a des retombées sur chacun des autres, en particulier en termes de psychologie collective, comme par exemple l’éviction de la candidate Clinton à la présidence américaine, le Brexit, etc. Ceux qui jusqu’alors pensaient pouvoir jouir indéfiniment d’une position assurée découvrent qu’ils ne maîtrisent plus si facilement le cours des choses.
L’Église catholique, parce que ses membres sont insérés dans la réalité de ce monde, ne peut rester à l’écart de tels changements, d’autant moins que depuis cinquante ans cette insertion est marquée par le souci d’éviter les heurts avec les puissances établies. Si l’arrivée de Jorge Mario Bergoglio et de ses collaborateurs argentins donne l’impression d’un retour arrière dans la première décennie de l’après-concile, avec une nuance régionale et tiers-mondiste affirmée, il conviendrait toutefois de ne pas confondre la forme et le fond. Certes le style est de prime abord venu des « périphéries » et rappelle un certain progressisme libérationniste aujourd’hui reconverti en altermondialisme. Il n’en est pas moins, dans sa substance et ses priorités, très déterminé par la recherche d’une harmonisation avec les « valeurs » de la culture occidentale mondialisée. C’est ainsi que revient en force l’esprit du concile, un temps anesthésié sous Jean-Paul II, puis sous Benoît XVI.
Interrogé dernièrement – le 17 novembre 2016 – par Stefania Falasca pour le journal italien Avvenire, le pape François, se défendant des critiques qui lui ont été adressées à propos de l’exhortation Amoris laetitia, s’est contenté de la réponse laconique suivante : « Je ne brade pas la doctrine, j’accomplis le Concile ». Cette affirmation n’est certainement pas une formule en l’air. Elle signifie que les discours, actes et signes propres au pontificat bergoglien réalisent, ou manifestent pleinement, les potentialités herméneutiques – maximalistes en l’espèce, mais réelles – contenues dans l’ensemble des textes conciliaires et du concile Vatican II en tant qu’événement doté de sens, les poussant désormais au bout de leur capacité de compréhension telle qu’elle peut objectivement en être dégagée. C’est ce l’on appelle en ce moment la réforme de l’Église (jouant à l’occasion sur l’allusion à Luther). Rappelons que c’est ce qu’avait annoncé Walter Kasper dans un article paru le 12 avril 2013 dans L’Osservatore Romano, un mois après l’avènement de François, intitulé « Un concile encore en chemin ». Le cardinal allemand partait d’un constat : « Les textes conciliaires ont en eux-mêmes un énorme potentiel conflictuel et ouvrent la porte à une réception dans l’une ou l’autre direction […] confiance croyante de Jean XXIII, ou chemin à rebours vers de stériles attitudes de défense ». Pour W. Kasper, la réponse qu’allait donner le pape François allait de soi, mais tiendrait nécessairement compte de l’évolution intervenue au cours du demi-siècle, précisant qu’étant arrivés à l’âge de la postmodernité, « bien des anciennes questions se posent d’une manière nouvelle ». Cela est exact, mais c’est surtout du côté des réponses que le problème se pose.
Cet appel au rajeunissement des concepts est en effet fondé. Se plaçant volontairement « à l’écoute du monde », l’Église des temps conciliaires a cherché à « prendre au sérieux les requêtes de l’âge moderne » (W. Kasper, loc. cit.). Dès lors que cette orientation redevient un objectif majeur, il lui faut aujourd’hui chercher un terrain d’entente dans d’autres directions, celles, en fait, que déterminent les forces créatrices d’opinion les plus puissantes de la planète. Il n’est donc pas étonnant que des questions apparemment aussi différentes que celle des « divorcés remariés » ou de la protection des espèces en voie d’extinction puissent constituer des terrains privilégiés de l’accomplissement du concile. D’autres thèmes pourraient être mis à l’ordre du jour, la parité homme-femme, par exemple, ou l’intégration ecclésiale des couples de même sexe.
Un auteur italien, Flavio Piero Cuniberto, professeur à l’université de Pérouse, a dernièrement publié un petit livre intitulé Madonna povertà. Papa Francesco e la rifondazione del cristianesimo (Dame pauvreté. Le pape François et la refondation du christianisme, Neri Pozza, Vicence, 2016). Il s’intéresse aux deux textes complémentaires que sont Evangelii gaudium (24 novembre 2013) et Laudato Si’ (24 mai 2015), l’un axé sur le thème de l’éradication de la pauvreté, l’autre sur la protection de la nature. Pour cet auteur, « l’exploitation incontrôlée des ressources naturelles et l’injustice sociale au niveau planétaire forment un tout, qui est en même temps objet d’accusation et base d’un programme visant un nouvel ordre mondial où le respect envers la Terre et l’égalité entre les peuples seraient comme les deux faces de la même médaille ». L’analyse fait apparaître que certains passage de ces textes sont antimodernes (la décroissance, la sauvegarde raisonnée de la nature), tout comme la notion de pauvreté, exaltée comme bien spirituel exemplaire dans les périphéries de la modernité, mais que ces positions n’excluent pas les contradictions. La pauvreté y est, dans d’autres endroits d’Evangelii gaudium, vue comme un scandale, une privation indue de l’accès aux biens matériels dont sont pourvus les plus nantis de la planète : d’où il résulte que le bon ordre des choses consisterait en ce que les « pas-encore-assez-modernes » puissent accéder pleinement à l’abondance matérielle de la modernité la plus avancée. Il en va de même avec la conception de la nature, qui passe de l’œuvre chantant les merveilles créées par le divin Artiste à tous les poncifs de l’idéologie écologiste laissant imaginer le retour à l’Éden une fois résolus les problèmes de pollution ou de réchauffement climatique, sans allusion aux désordres consécutifs au péché originel… Le paradoxe, ici encore, est d’en arriver à saluer (Laudato Si’ 78) la « démythisation de la nature » comme œuvre de la « pensée judéo-chrétienne », pour, dans un deuxième temps, condamner (à juste titre, certes) les méfaits de l’arraisonnement industriel de la Terre, avant de proposer d’adhérer à la version tardomoderne d’une rédemption écologique suprareligieuse au service de la « maison commune ».
Subsiste ainsi la tension qui a marqué la première époque conciliaire, mais s’est aggravée du fait du déplacement des nouvelles priorités idéologiques ayant la puissance de s’imposer. Dans les premières années en effet, il était facile de collaborer autour de thèmes tels que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la lutte contre les dictatures ou l’apartheid. La difficulté de concilier ce type d’options avec le cœur de la foi chrétienne n’apparaissait pas immédiatement. A partir du moment où la pression nouvelle exercée par toutes sortes d’organisations internationales et d’ONG, à la fin du siècle passé, s’est portée avec une insistance croissante sur des thèmes nouveaux, bien plus immédiatement liés à des exigences morales individuelles, l’exercice est devenu plus difficile. Dans un premier temps la dénonciation réitérée de la « culture de mort » par Jean-Paul II a même manqué de replonger l’Église dans la condition de citadelle assiégée dont le concile avait voulu se libérer une fois pour toutes. A présent cette période est considérée comme une tache venue dévaluer l’image d’une Église ouverte au monde et animée d’un esprit de coopération avec les autres forces de progrès en vue de gérer l’avenir de la planète. Mais l’exercice présente des risques plus grands. Si déjà le fait de chercher à s’insérer dans le nouveau « grand récit » (car c’en est un !) écologiste présente un danger de glissement vers des positions difficilement compatibles avec l’anthropologie chrétienne, le grand écart est plus difficile lorsqu’il s’agit de tenter d’ouvrir une brèche dans la loi du Christ la plus explicite. C’est ce que révèle au grand jour tant le déroulement du Synode sur la famille que les conclusions qu’en a tirées l’exhortation Amoris laetitia. On peut ainsi mesurer que plus la pression de la culture dominante contemporaine est forte pour exiger sa reconnaissance par l’Église, plus se pose en retour avec acuité la question de la fidélité à la Parole de Dieu. Le projet de conciliation arrive alors à une impasse, vérifiant l’impossibilité énoncée dans l’évangile : nul ne peut servir deux maîtres (Mt 6, 24).
Le nouveau cours aura bientôt quatre ans. Il s’est imposé de manière progressive, sans retour arrière, ce qui ne veut pas dire sans oppositions : cela s’est clairement vérifié lors du déroulement des deux sessions du Synode extraordinaire sur la famille, qui ont abouti, si l’on comprend quels en étaient les objectifs, à un échec tactique, en dépit d’efforts pour forcer le destin, avant, pendant et depuis (cf. entre autres Edward Pentin, The rigging of a Vatican Synod ?, 2015, au sujet des nombreuses manipulations constatées lors de la préparation et du déroulement de la première session). Le projet inspiré de la « doctrine Kasper », transformationniste en matière dogmatique, loin d’avoir été abandonné, est réapparu immédiatement après, sous la forme d’une communication laissant entendre que les deux tiers de l’assemblée synodale l’avait entériné, ce qui n’était pas exact. Puis est arrivée Amoris laetitia (19 mars/8 avril 2016), texte extrêmement long, complexe dans sa structure, mais dont le cœur se trouve dans le huitième chapitre (« Accompagner, discerner et intégrer la fragilité ») et les points essentiels concentrés dans quelques modestes notes particulièrement étudiées (329, 336, 344, 351). Nombre d’analyses de ce document ont été publiées, soit pour en faire ressortir certaines contradictions internes, soit surtout pour mettre en évidence la difficile compatibilité logique entre quelques-unes de ses assertions et l’enseignement commun de l’Église à travers le temps, et jusque très récemment, notamment dans le Catéchisme de l’Église catholique. Ce débat au fond n’est cependant pas le seul en cause, car le texte concerné présente également des modalités originales de composition. L’une des analyses de cet aspect formel est due à un professeur d’université australienne de philologie patristique, Anna Margaret Silvas, qui enseigne aussi à l’Institut Pontifical Jean-Paul II d’études sur le mariage et la famille de Melbourne. C’est au cours d’une conférence prononcée en mai 2016 (traduite pour l’essentiel en français sur le site http://chiesa.espresso.repubblica.it) que celle-ci a proposé cette lecture méthodologique. Tout d’abord, on observe que l’une des idées constantes d’Amoris laetitia, reprise comme une basse continue dans la mélodie que constitue le reste de l’argumentation, est que « c’est la faute de l’Église, ou de quelque chose dont l’Église devrait anxieusement s’excuser, lorsque certains de ses membres s’engagent dans une union qui est objectivement adultère et que, ce faisant, ils s’excluent eux-mêmes de la Sainte Communion ». Puis A. M. Silvas considère la structure de ce document particulièrement épais : « Je me suis demandé si la prolixité extraordinaire des sept premiers chapitres n’avait pas pour but de nous user avant que nous n’arrivions à ce chapitre crucial et de nous prendre au dépourvu. » C’est par une série de pas successifs que le lecteur est mené à l’affirmation principale, pas qui sont constitués de petites transformations, distorsions ou suggestions ne relevant pas au sens strict du développement logique de l’argumentation : citations tronquées déformant le sens d’énoncés clairs de saint Thomas, de documents conciliaires comme Gaudium et spes ou de l’encyclique Familiaris consortio de Jean-Paul II (cas de la note 329), terminologie vague autour du terme « discernement » jamais strictement défini, prévalence de la conscience subjective sur la règle promulguée sans aucune ambiguïté (en l’espèce, les paroles mêmes du Christ et celles de saint Paul), avant d’arriver au n. 305 – sur 325 paragraphes –, lequel commence par une condamnation préventive des « cœurs fermés qui se cachent ordinairement derrière les enseignements de l’Église » et qui voient tout « en blanc ou noir ». Alors seulement vient la conclusion tant attendue comme symbole d’acceptation des nouvelles valeurs postmodernes, mais seulement en note (351) sous ce passage : « dans certains cas » une personne vivant en état d’adultère peut recevoir le Corps du Christ.
Bien consciente que ce texte joue sur la complexité et exige une véritable démarche exégétique pour que l’on en comprenne sens et intention réels, opération difficile semée d’embûches et sans aucun doute hors de portée de médias mécaniquement portés à identifier le message essentiel, quasi subliminal, A. M. Silvas, au moment même où elle prononçait sa conférence, soulignait l’un des dangers de ce mode de communication oblique et subreptice : « Je suis certaine qu’il y a maintenant beaucoup de gens qui travaillent activement à “interpréter” tout cela selon une “herméneutique de continuité”, pour en montrer l’harmonie, je présume, avec la Tradition. » L’évolution ultérieure lui a donné raison. Toutefois si cette tentative a bien eu lieu, elle s’est épuisée pour être finalement contredite explicitement par l’auteur même du texte, ici encore de manière indirecte, dans une lettre rendue publique aux évêques d’Argentine, le 5 septembre 2016 : « Il n’y a pas d’autre interprétation » que celle qui ressort des termes mêmes de la fameuse note 351. De tout cela résulte une grande confusion, dont la responsabilité est toutefois partagée. D’un côté, la « réforme » bergoglienne n’avance pas dans la plus grande clarté, ce qui a pour effet de créer une étrange situation pluraliste. Dernièrement le cardinal brésilien Hummes, de passage à Madrid, en a tiré la version suivante : « L’Église veut être ouverte à toutes les sensibilités. Le pape dit que nous devons marcher tous ensemble et n’exclure personne. Peu importe ce qu’on pense, ce qu’on est, ce qu’on fait… Ce qui compte c’est que nous arrivions à marcher ensemble, comme des frères et des amis. » (entretien accordé à Religión digital le 25 novembre 2016). D’un autre côté, une certaine culture herméneutique s’est installée de longue date, avec de bonnes intentions, pour pratiquer la pieuse interprétation d’énoncés dangereusement rédigés, notamment de certaines formulations dans les documents mêmes de Vatican II ; l’exercice est devenu très difficile, mais la tendance demeure encore, ce qui accentue paradoxalement la confusion.
Tel est l’état de choses qui a déterminé certains cardinaux à présenter une demande de clarification auprès du pape François directement, sous la forme canonique des dubia (doutes), demandes explicites d’interprétation authentique, concernant cinq points d’Amoris laetitia, précédées d’un exposé justificatif très précis sur chacun de ces points. Et c’est pour n’avoir reçu aucune sorte de réponse que quatre cardinaux ont décidé de rendre publiques leurs demandes, afin que nul n’en ignore. Il est bien évident que la démarche est singulière, à la hauteur du caractère inédit de toute l’affaire. Plusieurs déclarations ont permis de comprendre que l’absence de réponse clarificatrice venait d’une décision délibérée de François, qui en revanche, a multiplié les critiques indirectes sous forme d’allusions souvent virulentes à l’adresse des légalistes, pharisiens, penseurs abstraits, cœurs secs, allant jusqu’à traiter de « coprophages » les journalistes vaticanistes se faisant écho des demandes de clarification cardinalices. Parallèlement sont intervenus un certain nombre de personnages, ecclésiastiques ou laïcs, utilisant les arguments les plus divers, soit pour assurer péremptoirement qu’il n’y avait qu’à se soumettre sans discuter, soit que tout était clairement inspiré du Saint-Esprit dans Amoris laetitia, qu’en outre les quatre cardinaux ne comptaient pas en comparaison des deux-cents autres qui se taisent, soit enfin qu’ils sont hérétiques, schismatiques et scandaleux… Etc. Cet ensemble discordant a au moins un trait commun, celui de ne rien répondre, ne serait-ce que pour réfuter afin de rassurer les fidèles pouvant être troublés, sur le fond des difficultés très précisément soulevées par les quatre intervenants, tous théologiens et canonistes de premier plan, exerçant ou ayant exercé les plus hautes fonctions dans l’Église, que certains n’hésitent pas à qualifier de criminels (Alberto Melloni, La Repubblica, 20 novembre 2016).
Dans cette affaire, la matière du litige est certes très grave puisqu’elle ne porte pas sur la possible adaptation d’une loi disciplinaire positive mais sur le respect dû au Corps et au Sang du Christ : « C’est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira le calice du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur. Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de ce calice ; car celui qui mange et boit [indignement], sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit son propre jugement.. » (1Cor, 11, 27–29) C’est cependant la forme prise par l’événement qui est hautement significative – un problème analogue aurait d’ailleurs pu, en principe du moins, concerner d’autres matières que l’Eucharistie. L’ensemble des procédés détournés par lesquels, d’une part, un certain passage du Rubicon s’est opéré, puis maintenant le déni d’en montrer la légitimité, tout cela manifeste, pour le moins, un embarras considérable.
Et c’est cet embarras qui révèle la difficulté majeure. Cette difficulté réside dans le fait que l’accomplissement du Concile, au moins de ce qui peut en être reçu dans son interprétation maximaliste (licite à partir du moment où est accepté le principe herméneutique), révèle en même temps son impossibilité radicale. Cette condition, restée latente dans les décennies antérieures au prix de compromis permettant d’en retarder l’aboutissement, réapparaît soudainement, en raison de la personnalité de Jorge Mario Bergoglio et du zèle actif du milieu qui l’entoure, longtemps frustré et pressé de prendre une revanche tardive. Mais elle aboutit à l’aphasie. Cette tentative de remontée dans le temps fait penser à une fameuse phrase de Marx – dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte –« Hegel fait remarquer quelque part que, dans l’histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. »