Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 135 : Quit­ter la cage d’a­cier

Article publié le 29 Avr 2017 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Une com­mu­nau­té poli­tique acquiert et main­tient sa cohé­sion par des voies d’autorité, certes, mais aus­si par jeu d’influences mutuelles ou res­pect de conven­tions éta­blies. La socio­lo­gie amé­ri­caine du milieu du siècle der­nier a nom­mé cela le « contrôle social », concept neutre ne pré­ju­geant en rien de la valeur objec­tive, en regard du véri­table bien humain, de l’organisation concrète de telle ou telle socié­té, à la dif­fé­rence d’un Aris­tote ou d’un saint Tho­mas d’Aquin, atten­tifs à l’interrelation des causes de l’ordre social et au degré de res­pect du bien com­mun comme cri­tère ultime de juge­ment. L’approche socio­lo­gique, éla­bo­rée dans le cadre géné­ral d’une culture scien­ti­fique agnos­tique, pré­tend s’interdire de juger, faci­li­tant ain­si la réduc­tion au rang d’opinion de toute appré­cia­tion sur la bon­té ou la noci­vi­té des situa­tions de fait. Il n’empêche qu’elle fait appa­raître bien des aspects de la réa­li­té, comme cette « cage d’acier » dans laquelle, il y a un siècle, Max Weber nous voyait déjà enfer­més, consé­quence iné­luc­table de l’esprit du capi­ta­lisme, lui-même ins­pi­ré du puri­ta­nisme. Des socio­logues fran­çais ont beau­coup contri­bué, en pleine période soixante-hui­tarde, à mettre en avant l’évolution du contrôle social dans le cours de la moder­ni­té, soit avec Michel Fou­cault, dans la logique de la ratio­na­li­sa­tion tech­nique, soit encore avec Pierre Bour­dieu, en s’emparant du lan­gage comme véhi­cule impli­cite de la nor­ma­li­té. Des notions telles que celles de domi­na­tion, d’orthopédie sociale, de sur­veillance cen­trale (ins­pi­rée du Pan­op­tique de Ben­tham) ont alors été vul­ga­ri­sées pour stig­ma­ti­ser toute forme d’ordre et de dis­ci­pline, en sym­biose avec la pente natu­relle du capi­ta­lisme à lever tout obs­tacle à l’hédonisme moteur de la consom­ma­tion.

Mais de telles cri­tiques atteignent aus­si, en fait, les moda­li­tés d’encadrement des masses en vigueur lors de la phase anté­rieure de la moder­ni­té, comme l’exploitation du natio­na­lisme exa­cer­bé, l’appel au civisme répu­bli­cain, le res­pect des auto­ri­tés dans l’enseignement… Dans ce der­nier domaine, la « reli­gion » jaco­bine de l’école de la Répu­blique n’allait pas jusqu’à défor­mer la capa­ci­té de rai­son­ner ; elle lais­sait place à l’acquisition des huma­ni­tés, elle n’engendrait pas comme aujourd’hui la perte des repères his­to­riques, géo­gra­phiques, lin­guis­tiques. Tout cela s’est main­te­nant inver­sé, l’État fai­sant la pro­mo­tion de l’antipatriotisme, du « métis­sage » cultu­rel, de la poli­tique anti­fa­mi­liale, d’une édu­ca­tion à rebours, de la trans­for­ma­tion arbi­traire de la langue… Paral­lè­le­ment la contrainte admi­nis­tra­tive, judi­ciaire et poli­cière s’est dur­cie, mul­ti­pliant sur­veillance numé­rique, sanc­tions, pri­sons, soit pour impo­ser les « nou­velles valeurs », soit pour ten­ter de limi­ter les dégâts cau­sés par leur intro­duc­tion. En sym­biose avec les élé­ments les plus idéo­lo­gi­que­ment actifs au pro­fit d’une avan­cée radi­cale dans la réa­li­sa­tion du pro­jet moderne, l’appareil d’État s’est donc mué, sous cette appa­rente contra­dic­tion, en ins­tru­ment pri­vi­lé­gié de la déstruc­tu­ra­tion de la socié­té, et de sa perte d’identité. Dans la déso­cia­li­sa­tion carac­té­ris­tique de la moder­ni­té tar­dive, la contrainte est donc du côté de ceux qui pré­tendent dénon­cer la tyran­nie des normes, alors même que celles-ci sont tou­jours plus nom­breuses.

L’analyse socio­lo­gique est très utile d’un point de vue des­crip­tif et com­pa­ra­tif, mais reste subor­don­née à l’approche phi­lo­so­phique – théo­lo­gi­que­ment ouverte – qui part du bien, du juste, du vrai pour juger les situa­tions et méca­nismes qu’elle fait appa­raître. A tous points de vue, entre une socié­té tra­di­tion­nelle et la socié­té moderne, sur­tout dans sa période tar­dive, il y a un abîme.

Le contraste est sai­sis­sant non seule­ment dans l’idéal, mais aus­si dans ce que furent les socié­tés de chré­tien­té, ou à un moindre degré, celles qui ont encore main­te­nu des formes tra­di­tion­nelles mal­gré l’occidentalisation du monde. Pour autant qu’y étaient ou sont encore res­pec­tés les prin­cipes fon­da­men­taux de la rai­son poli­tique, on y ren­contre assu­ré­ment une forme d’incitation à se com­por­ter selon les exi­gences d’une vie sociale digne de ce nom, à savoir le res­pect des autres, la bien­veillance mutuelle et la paix, toutes dis­po­si­tions assu­rant la trans­mis­sion du patri­moine moral col­lec­tif, en un mot, la sau­ve­garde du bien com­mun. La fonc­tion du pou­voir poli­tique y est de veiller au main­tien, à la pro­tec­tion et à la crois­sance de tous ces biens, au res­pect des lois, des cou­tumes ances­trales, tan­dis que l’exemple des anciens, des héros, le tra­vail des his­to­riens, des édu­ca­teurs, des auteurs lit­té­raires, des artistes, et en géné­ral de toutes les élites concourent à la conser­va­tion des ins­ti­tu­tions ser­vant de base stable et conti­nue à la socié­té. L’usage de la contrainte ne peut y être pen­sé qu’en tant qu’exception, comme un moyen tran­si­toire et par­ti­cu­lier de rame­ner à l’ordre des choses, au même titre que la défense contre les agres­sions exté­rieures par le moyen de la guerre. Si cette contrainte se géné­ra­li­sait et per­du­rait au-delà du néces­saire, elle se trans­for­me­rait en l’inverse de ce qu’elle doit être, elle détrui­rait le lien social au lieu de le main­te­nir. L’ordre per­met­tant à la com­mu­nau­té d’exister, s’il est engen­dré et sau­ve­gar­dé par l’autorité, s’impose cepen­dant non à une masse inerte mais à un ensemble humain qui doit être en mesure d’acquiescer, et donc de par­ti­ci­per par sa bonne volon­té au bien de tous, ce que faci­lite le res­pect des bonnes cou­tumes. Beau­coup sinon tous se font alors un devoir de res­pec­ter lois et usages, atten­tifs à ce qui se fait et ne se fait pas, ne serait-ce qu’au titre de ce qu’Orwell appe­lait la décence ordi­naire – com­mon decen­cy – encore pré­sente dans dif­fé­rentes couches sociales, notam­ment popu­laires, jusqu’au milieu du XXe siècle, mais deve­nue plus rare aujourd’hui.

Vision idyl­lique que tout cela, sans doute si l’on pré­tend oublier que l’homme est pécheur, et cepen­dant seul idéal digne d’être recher­ché en matière de socia­bi­li­té humaine. Quant à la socié­té chré­tienne, elle ajoute, dans son prin­cipe, à ces condi­tions de pos­si­bi­li­té élé­men­taires un motif reli­gieux par­ti­cu­lier, de même que la sain­te­té de vie de quelques-uns entraîne tous les autres vers le haut. Ce qui est dit ici de l’ordre poli­tique chré­tien vaut à plus forte rai­son de l’Église en tant que socié­té huma­no-divine, régie par une dis­ci­pline dont le fon­de­ment est la volon­té ins­ti­tuante du Christ, qui est la Tête dont les membres sont tous soli­daires par la grâce qu’ils en reçoivent : la « com­mu­nion des saints » est à elle seule le modèle le plus éle­vé que l’on puisse conce­voir pour la vie sociale. Si contrôle social il doit y avoir au sein de l’Église, ce ne peut être qu’en subor­di­na­tion à cette rela­tion, par le biais de la conser­va­tion de « l’uni­té de l’Esprit par le lien de la paix » (Actes 2, 42).

Par contraste, la fin vers laquelle se dirigent la socié­té moderne tar­dive, en géné­ral, et chaque com­mu­nau­té poli­tique en par­ti­cu­lier pour autant qu’elle en suive le cours, n’est en fait rien d’autre que son auto­des­truc­tion en tant que com­mu­nau­té natu­relle de vie. Ce des­tin est pré­sent dans l’idée moderne ori­gi­nelle, dans la mesure où chaque indi­vi­du y est affir­mé sou­ve­rain, sans res­tric­tion autre que la com­pa­ti­bi­li­té avec la sou­ve­rai­ne­té des autres. La rela­tion avec autrui, à quelque niveau qu’elle soit, y est tenue pour légi­time si elle est utile – maté­riel­le­ment, affec­ti­ve­ment –, et selon une vue plus roman­tique, elle l’est aus­si sur le fon­de­ment d’une recon­nais­sance mutuelle entre sujets fer­me­ment dési­reux d’être res­pec­tés, au terme d’un entre­choc concur­ren­tiel, d’une « lutte à mort » plus ou moins sym­bo­lique. Tout ceci n’est qu’une suite d’abstractions, la réa­li­té étant moins simple que l’idée. Seuls les plus exempts de scru­pules peuvent se com­por­ter inté­gra­le­ment de la sorte. Il faut ajou­ter que, en rai­son de son carac­tère anti­na­tu­rel, cette concep­tion d’une vie col­lec­tive fon­dée sur la concur­rence des égoïsmes, l’idéal d’une bande de lar­rons disait saint Augus­tin, ne peut que bien dif­fi­ci­le­ment demeu­rer cohé­rente dans la durée. À part ces excep­tions, la masse des hommes est appe­lée à être soi­gneu­se­ment enca­drée, ou bien alors livrée à elle-même en atten­dant que des anta­go­nismes et des inhi­bi­tions mutuelles sur­gisse quelque chose comme un ordre.

Dans ce jeu d’apparence contra­dic­toire entre socia­lisme et libé­ra­lisme, ou tech­no­cra­tie et anar­chie, fac­teurs actifs et pas­sifs com­binent leurs effets : course au pro­fit, acti­visme de mino­ri­tés idéo­lo­giques et pou­voir (dit « poli­tique ») d’un côté, consé­quences de l’atomisation des indi­vi­dus et crois­sance expo­nen­tielle des tech­niques de com­mu­ni­ca­tion de l’autre. Ain­si se consti­tue une nou­velle forme ori­gi­nale du contrôle social en cor­res­pon­dance avec l’évolution de la moder­ni­té.

La recherche du pro­fit est illi­mi­tée dans son ambi­tion (la croyance entre­te­nue en la crois­sance indé­fi­nie en témoigne). Il est donc nor­mal que dans une socié­té sans régu­la­tion poli­tique pro­pre­ment dite – sans pru­dence appli­quée à cher­cher le plus grand bien de tous – tout soit fait pour obte­nir de pous­ser tou­jours plus loin la créa­tion des besoins et de leur renou­vel­le­ment rapide, en levant toute espèce d’inhibition ou de bar­rière, et c’est bien ce à quoi s’emploie l’industrie publi­ci­taire. Celle-ci a fait un pre­mier bond en avant, très sym­bo­li­que­ment, à par­tir de 1968, et un autre grâce à la dis­po­si­tion de nou­veaux ins­tru­ments tech­niques. L’outil numé­rique per­met de réa­li­ser d’une manière tou­jours plus affi­née le tra­çage, c’est-à-dire le fichage per­ma­nent des indi­vi­dus, de connaître leurs goûts, de pré­ve­nir leurs envies, en bref, de pro­gram­mer les ten­ta­tions les plus à même de les séduire. Notre quo­ti­dien baigne dans cette atmo­sphère qui s’ajoute aux effets des formes pré­exis­tantes de publi­ci­té tou­jours en vigueur. L’expansion de ce qu’Ernest Dich­ter avait nom­mé la « stra­té­gie du désir » est d’autant plus pres­sante qu’elle est elle-même pous­sée par des méca­nismes finan­ciers en quête per­pé­tuelle d’accroissement des gains ; d’autre part ce pro­ces­sus suit l’augmentation des rythmes de la vie décrits par Hart­mut Rosa dans Accé­lé­ra­tion. Une cri­tique sociale du temps. Face à des menaces de stag­na­tion ou de réces­sion, loin de rame­ner à un com­por­te­ment plus sage, c’est une sur­en­chère dans l’incitation qui se mani­feste.

L’activisme idéo­lo­gique, qui est le fait de groupes orga­ni­sés comme d’individus iso­lés ayant par­ti­cu­liè­re­ment assi­mi­lé l’esprit de la moder­ni­té, ou se trans­for­mant en mili­tants pour des motifs exis­ten­tiels per­son­nels, faci­lite le mou­ve­ment en exer­çant une vigi­lance constante sur le res­pect de l’interdit d’interdire, avec un zèle condui­sant à sur­veiller la pen­sée et espion­ner la conduite des autres, à mar­te­ler les consignes et les menaces pour que tous se plient à l’acceptation du cours des choses. Se pré­sen­tant comme (ou se croyant eux-mêmes) situés à l’avant-garde du futur, ils sont en réa­li­té les agents du main­tien en état du pro­ces­sus de des­truc­tion, des « révo­lu­tion­naires du sta­tu quo » (Claude Allègre) au nom duquel ils outragent et ostra­cisent ceux qui ne se font pas une rai­son de la catas­trophe qui les séduit.

Le troi­sième fac­teur actif du contrôle social actuel est le pou­voir d’État, un pou­voir que l’on qua­li­fie de poli­tique parce qu’il s’exerce sur les peuples et ter­ri­toires jadis bien spé­ci­fiés, éri­gés comme États-nations au cours de la période faste de la moder­ni­té, mais ce qua­li­fi­ca­tif est plus que jamais inap­pro­prié. Le pou­voir éta­tique assume main­te­nant, de manière plus évi­dente que par le pas­sé, une fonc­tion de contrainte en sym­biose avec les deux autres fac­teurs pré­cé­dem­ment rele­vés. Il n’est qu’un ins­tru­ment de ges­tion dis­po­sant du mono­pole de la contrainte (ou y pré­ten­dant) au nom de la « sou­ve­rai­ne­té », c’est-à-dire d’une totale liber­té d’action, réa­li­sant ain­si le vieux rêve saint-simo­nien de rem­pla­cer le gou­ver­ne­ment des hommes par l’administration des choses. Un ins­tru­ment donc, mais au ser­vice de qui ? Des par­tis, comme depuis l’aube de la période révo­lu­tion­naire, mais de par­tis eux-mêmes en étroite sou­mis­sion à la domi­na­tion géné­rale de l’économie et des forces idéo­lo­giques qui en assurent la péren­ni­té. Si les affir­ma­tions mar­xistes du pas­sé, selon les­quelles les gou­ver­ne­ments libé­raux n’étaient que les repré­sen­tants du Grand Capi­tal, sans être abso­lu­ment fausses étaient cepen­dant réduites à des slo­gans déma­go­giques, qui pour­rait main­te­nant nier la dépen­dance des mêmes gou­ver­nants envers les puis­sances finan­cières et les déten­teurs d’intérêts éco­no­miques mon­diaux ? Les appa­reils éta­tiques encore dési­gnés comme natio­naux assument la fonc­tion de ges­tion des popu­la­tions pré­sentes sur les ter­ri­toires dont ils ont conser­vé la com­pé­tence, ges­tion que faci­lite l’emploi de moyens numé­riques de contrôle. Une bureau­cra­tie nou­velle et ano­nyme se ren­force consi­dé­ra­ble­ment au point que même l’aspect humain de la ges­tion tend à s’effacer pour lais­ser place au jeu des algo­rithmes. Le concours des trois fac­teurs qui viennent d’être som­mai­re­ment décrits conduit ain­si à une forme d’appareillage de la vie des indi­vi­dus, que l’on pour­rait en quelque sorte consi­dé­rer comme un régime de liber­té sur­veillée.

Il n’en demeure pas moins que la sta­bi­li­té rela­tive de la socié­té décom­po­sée que nous connais­sons résulte aus­si néces­sai­re­ment du consen­te­ment des indi­vi­dus, d’autant plus qu’ils en éprouvent le besoin, comme ces immi­grants décrits par David Ries­man dans La foule soli­taire, qui, arri­vant dans un milieu amé­ri­cain incon­nu, s’ingéniaient à en imi­ter scru­pu­leu­se­ment les manières. Cette accep­ta­tion peut être attri­buée à une cer­taine adhé­sion aux prin­cipes mêmes du sys­tème glo­bal, résul­tat par exemple de l’impression flat­teuse de pou­voir sans entraves réa­li­ser ses dési­rs, tom­bant dans le piège du choix pro­po­sé à l’intérieur seule­ment d’une pano­plie pré­dé­ter­mi­née. De tels sen­ti­ments sont pro­por­tion­nel­le­ment faci­li­tés par le degré d’intégration dans le cadre pré­sen­té, puisque celui-ci exclut les cri­tères de juge­ment qui per­met­traient de com­prendre qu’en fait de liber­té, celle-ci se trouve ailleurs. Lorsqu’une socié­té d’origine amé­ri­caine orga­nise une cam­pagne d’affichage en Europe pour pro­mou­voir l’infidélité conju­gale et offre dans ce but ses ser­vices (payants), cela lui per­met de s’enrichir, ceux qui jouent ce jeu doivent le trou­ver drôle, mais le poids des consé­quences n’est sup­por­té qu’ultérieurement, et il peut être très lourd. Ce genre d’activité opère à l’abri de la liber­té d’expression, il est appuyé par les idéo­logues de la des­truc­tion de la famille et va dans le sens ludique et « libé­ré » cohé­rent avec l’irresponsabilité qui est l’un des signes du déli­te­ment social. Qu’il s’agisse d’une ten­ta­tion, cela est évident, mais la fai­blesse morale en est la condi­tion de réus­site. En l’absence d’ordre poli­tique digne de ce nom, sans la pos­si­bi­li­té de béné­fi­cier d’un appui de proches tout aus­si atteints par la confu­sion pro­fonde de l’échelle du bien et du mal, il faut une force par­ti­cu­lière pour ne pas tom­ber. Cet exemple n’en est qu’un par­mi d’autres, les pièges étant innom­brables, une grande part du sys­tème mar­chand repo­sant en fait sur leur mul­ti­pli­ca­tion tout autant que sur l’isolement d’individus désem­pa­rés, cultu­rel­le­ment déra­ci­nés, sans struc­ture morale forte, lais­sés à l’abandon par la tra­hi­son des clercs..

« Les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas », affirme Gün­ter Anders dans L’obsolescence de l’homme. La numé­ri­sa­tion de la vie quo­ti­dienne, on l’a dit, per­met le fichage des indi­vi­dus et la pré­dic­tion de leurs dési­rs, mais elle fait plus encore, par leur propre déréa­li­sa­tion. L’accès désor­don­né et quan­ti­ta­ti­ve­ment écra­sant à Inter­net, la par­ti­ci­pa­tion à un débat mul­ti­forme et per­ma­nent aus­si fic­tif qu’inutile, la psy­cho­dé­pen­dance au télé­phone por­table, à la réa­li­té vir­tuelle – étrange oxy­more ! – et vir­tuel­le­ment « aug­men­tée », autant de choses qui conduisent direc­te­ment à la sou­mis­sion au sys­tème domi­nant, détour­nant de la réa­li­té pour vivre dans l’irréel plus que ne l’obtenaient les anciennes idéo­lo­gies. Dire cela ne condamne pas l’outil mais un cer­tain usage de celui-ci. L’inversion du réel et du vir­tuel fait de cet usage un auxi­liaire majeur du sui­cide men­tal carac­té­ris­tique de la dis­so­cié­té. Le contrôle social du haut vers le bas peut alors pas­ser encore plus aisé­ment dans les habi­tudes, et ce fai­sant s’intérioriser dans l’esprit de cha­cun d’autant plus qu’il est incons­cient. Max Weber par­lait dans Éco­no­mie et socié­té d’un « escla­vage sans maître », et Han­nah Arendt (Du men­songe à la vio­lence) d’une « tyran­nie sans tyran » . Que diraient-ils au moment où l’aliénation tech­nique devient un fond com­mun sur lequel le ren­for­ce­ment des contraintes peut s’opérer en basse inten­si­té à la mesure du consen­te­ment qui lui est accor­dé !

Est-il pos­sible d’échapper à la ser­vi­tude volon­taire ? Oui, sans doute, au prix d’une cer­taine capa­ci­té de révolte contre l’étouffement de notre liber­té inté­rieure, condi­tion sine qua non de toute renais­sance indi­vi­duelle et col­lec­tive. Com­ment ne pas res­sen­tir le fait que les voix s’exprimant dans l’Église d’aujourd’hui, qui devraient être par­ti­cu­liè­re­ment pro­phé­tiques face à l’immense ébran­le­ment social en cours, se fassent beau­coup entendre dans le sens inverse, pous­sant aux extrêmes la ten­ta­tion de par­ler comme le monde, un monde en outre lar­ge­ment dépas­sé par les consé­quences de ses propres œuvres. En dépit de tout cela, la dérive auto­des­truc­trice à laquelle nous assis­tons choque tous ceux qui n’ont pas encore abdi­qué leur capa­ci­té de juger. Ils y sont aidés par la gros­siè­re­té des pres­sions subies dont ils com­prennent qu’elles menacent leur être même. La perte d’intérêt pour les grands médias, le rejet des par­tis éta­blis, la mul­ti­pli­ca­tion des publi­ca­tions cri­tiques retour­nant les effets d’une dés­in­for­ma­tion deve­nue tel­le­ment outran­cière qu’elle finit par s’annuler, tout cela montre que la nature humaine se rebiffe. A quelques égards cette situa­tion rap­pelle l’URSS finis­sante : une énorme machine de conquête du monde qui implose un beau jour pour avoir per­du l’illusion qui l’avait fon­dée dans le dédale d’une immense bureau­cra­tie. L’Occident triom­phant ne sau­rait échap­per au même sort, tôt ou tard. Les jeux défi­ni­tifs ne sont donc pas encore faits. Il reste que les signes posi­tifs de retour à la vie sont encore trop rare­ment accom­pa­gnés d’une claire notion des fon­de­ments de toute vie sociale digne de ce nom, et, peut-être plus dan­ge­reu­se­ment encore, d’une iden­ti­fi­ca­tion pré­cise du désordre radi­cal vers lequel nous ten­dons, de ses causes struc­tu­relles et des prin­cipes qui les orientent.

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