Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 136 : Pré­ju­gés para­ly­sants

Article publié le 11 Oct 2017 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La Confé­rence des évêques de France avait publié à l’automne 2016 un docu­ment inti­tu­lé Dans un monde qui change retrou­ver le sens du poli­tique, texte fort peu cri­tique à l’égard du sys­tème actuel, lais­sant seule­ment paraître une cer­taine pro­tes­ta­tion contre le laï­cisme le plus agres­sif. Depuis, lors de la récente élec­tion pré­si­den­tielle, les évêques fran­çais ont géné­ra­le­ment conser­vé une rela­tive dis­tance par rap­port à l’événement, ce qui leur a valu les cen­sures d’un cer­tain nombre d’intel­lec­tuels catho­liques, ou de mili­tants de diverses petites offi­cines. La même période a aus­si ser­vi d’épreuve du feu à ceux des catho­liques fran­çais ayant poli­ti­que­ment émer­gé dans la suite des grandes mani­fes­ta­tions contre le « mariage pour tous », à par­tir de 2013, et des groupes qui en sont issus. Mal­gré cela, pour le moment, aucune forme de pen­sée poli­tique s’écartant réso­lu­ment de la doxa n’en est éma­née, non plus que des méthodes d’action poli­tique ori­gi­nales, la seule voie recher­chée étant celle du jeu élec­to­ral, de l’insertion comme ten­dance à l’intérieur des par­tis éta­blis et de toutes formes asso­ciées. Il semble bien que la per­sis­tance de cer­tains lieux com­muns ou pré­sup­po­sés conti­nue de gêner la struc­tu­ra­tion intel­lec­tuelle d’un phé­no­mène de réveil pour­tant géné­ra­le­ment admis. On se limi­te­ra ici à quelques thèmes : le sta­tut poli­tique du chré­tien, en géné­ral, et la pos­si­bi­li­té (ou non) d’une pen­sée poli­tique sus­cep­tible d’être qua­li­fiée de pro­pre­ment chré­tienne et plus pré­ci­sé­ment catho­lique.

Cha­cun sait à quel point la défi­ni­tion du sta­tut du chré­tien dans la cité a don­né lieu à une sur­abon­dante réflexion théo­lo­gique, avec d’importants retour­ne­ments concep­tuels au cours de l’histoire contem­po­raine, et par­ti­cu­liè­re­ment depuis que le concile Vati­can II les a enté­ri­nés. A l’arrière-plan c’est tout sim­ple­ment l’articulation fon­da­men­tale de la nature et de la grâce qui est ici en jeu, consi­dé­rée du point de vue par­ti­cu­lier des rap­ports entre la vie sociale humaine dans le temps et l’éternité. La double appar­te­nance à l’Église, d’une part, à une com­mu­nau­té poli­tique, de l’autre, est-elle néces­sai­re­ment conflic­tuelle ? Faut-il appli­quer l’avertissement du Christ : « Nul ne peut ser­vir deux maîtres. Car, ou il haï­ra l’un, et aime­ra l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et mépri­se­ra l’autre » (Mt 6, 24) ? Cer­taines époques de per­sé­cu­tion ou de décom­po­si­tion sociale grave ont sans doute pous­sé à le pen­ser. Non loin de nous, un auteur comme Erik Peter­son, face à Hit­ler, a tel­le­ment exal­té la valeur du mar­tyre comme témoi­gnage de pro­tes­ta­tion qu’il serait pos­sible d’en déduire que la condi­tion du chré­tien doive néces­sai­re­ment se défi­nir par la contes­ta­tion ou le retrait et non la recherche du bien com­mun que tous doivent pour­suivre par des voies plus posi­tives. C’est un thème récur­rent, der­rière lequel se pro­file tou­te­fois une cer­taine com­mo­di­té : le chré­tien serait ain­si appe­lé à se tenir en retrait, à tolé­rer en quelque sorte l’ordre poli­tique sous une forme condi­tion­nelle per­ma­nente, avec une dis­tance essen­tiel­le­ment cri­tique. Mais cette pos­ture est une ten­ta­tion peu glo­rieuse sous des dehors auréo­lés, car elle a un faible coût tan­dis que la charge du tra­vail réel est lais­sée à d’autres, bien qu’elle jette une cer­taine sus­pi­cion sur leurs inten­tions. Adop­tée d’une autre manière, la même dis­po­si­tion conduit au repli com­mu­nau­taire, au cam­pe­ment aux portes de la socié­té pour reprendre l’image de Marx. De cela cer­tains auteurs amé­ri­cains tra­duits en fran­çais au cours des dix der­nières années ont fait la théo­rie, soit par confu­sion théo­lo­gique, dans une ligne ins­pi­rée ou influen­cée par l’anabaptisme (Stan­ley Hauer­was, William Cava­naugh), soit par sou­ci com­pré­hen­sible mais illu­soire de créer des enclaves de paix « béné­dic­tine » (Rod Dre­her) en atten­dant quelque très loin­tain chan­ge­ment glo­bal. Certes, tout échange avec les plus proches – par les ori­gines, l’appartenance reli­gieuse, les goûts… – peut, s’il atteint une cer­taine inten­si­té, « faire com­mu­nau­té » sans pour autant nour­rir le com­mu­nau­ta­risme. Celui-ci appa­raît dès lors qu’il est conçu par ceux qui s’associent de cette façon sur un mode stra­té­gique, soit comme tête de pont pour une conquête (ce qui pré­sup­pose au moins aspi­ra­tion consciente, orga­ni­sa­tion adap­tée à cette fina­li­té et géné­ra­le­ment aide exté­rieure), soit comme base de repli et de sur­vie lorsque les cir­cons­tances l’imposent abso­lu­ment. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de situa­tions tem­po­raires (dussent-elles durer long­temps), non des­ti­nées, dans la seconde hypo­thèse du moins, à être posées en modèles de vie sociale.

A l’opposé, l’acceptation de l’ordre éta­bli par le seul fait qu’il s’impose peut être pré­sen­tée comme réa­liste et donc ver­tueuse, bien qu’elle tra­duise en fait une inac­cep­table sus­pen­sion du juge­ment sur ce qui méri­te­rait d’être mis en cause, dans les lois comme dans le sys­tème lui-même.

Dans le pas­sé, et aujourd’hui encore, la ten­ta­tion de fer­mer les yeux ou de pro­tes­ter mol­le­ment, quand il fau­drait se heur­ter fron­ta­le­ment, afin de conser­ver de bons rap­ports avec le milieu ambiant n’a mal­heu­reu­se­ment pas été rare. Elle est même deve­nue depuis Vati­can II une règle géné­rale de conduite, résu­mée par la for­mule « de l’anathème au dia­logue » (R. Garau­dy). Ce qu’on appelle sou­vent main­te­nant l’État confes­sion­nel, accor­dant à l’Église, avec ou sans concor­dat, une place pri­vi­lé­giée, est rétros­pec­ti­ve­ment regret­té comme un désordre : Dieu et César étant dis­tincts, on oublie alors que le second est sou­mis au pre­mier et en tire la garan­tie de sa légi­ti­mi­té pour autant qu’il demeure dans cette sou­mis­sion. En moins d’un siècle, les rap­ports et les dis­cours qui les défi­nissent se sont inver­sés, et c’est la « sépa­ra­tion » qui a fini par être le cri­tère de nor­ma­li­té des rela­tions non seule­ment entre l’Église et l’État, mais plus lar­ge­ment entre l’homme indi­vi­duel reli­gieux et la socié­té dans son ensemble. Seule la reven­di­ca­tion d’un droit de s’exprimer publi­que­ment dans l’espace public demeure réité­rée dans le dis­cours, glo­ba­le­ment consi­dé­ré, de l’après-concile. Comme a eu l’occasion de le dire Paul VI en 1965, l’Église ne demande plus que la liber­té, dans le cadre du droit com­mun. L’évolution des pays à domi­nante catho­lique vers le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, loin de des­ser­rer l’étau du laï­cisme agres­sif, a simul­ta­né­ment per­mis d’accentuer cette approche, et ren­du plus dif­fi­cile l’offre de sens à laquelle se résume désor­mais, dans l’esprit de la plu­part des membres de la hié­rar­chie ecclé­siale post­con­ci­liaire, le rôle des catho­liques. Par une étrange inver­sion his­to­rique opé­rée sui­vant des paliers suc­ces­sifs, l’ensemble de ce qui consti­tue l’idéal poli­tique de la moder­ni­té euro­péenne ou amé­ri­caine, jadis récu­sé et condam­né par les papes du XIXe et de la pre­mière moi­tié du XXe siècle, est deve­nu le pré­sup­po­sé indis­cu­table à l’intérieur duquel seule­ment les catho­liques sont invi­tés, par leur propre hié­rar­chie, à se situer poli­ti­que­ment. Même les plus fermes par­ti­sans du repli com­mu­nau­taire n’y échappent pas, pré­fé­rant se défi­nir comme par­ties d’un tout à l’emprise duquel ils cherchent à échap­per et qu’ils n’aspirent pas à voir retrou­ver son uni­té.

Cette inver­sion, qui a pour effet l’absence d’examen cri­tique préa­lable de la règle du jeu impo­sée et qui joue donc dans le sens d’une conser­va­tion de l’ordre exis­tant, doit beau­coup à l’une des dis­so­cia­tions intro­duites par Jacques Mari­tain, pen­seur déci­sif de la nor­ma­li­sa­tion des catho­liques dans la socié­té laïque du XXe siècle. Il s’agit de la dis­tinc­tion entre « agir en chré­tien », et « agir en tant que chré­tien », deve­nue par la suite un leit­mo­tiv, en France et au-delà. Pour l’auteur d’Huma­nisme inté­gral (1936) où se trouvent pour la pre­mière fois for­mu­lées ces locu­tions, il s’agissait de se déga­ger d’une clé­ri­ca­li­sa­tion des laïcs, qui bat­tait son plein à l’époque, lorsque l’Action catho­lique conso­li­dait sa main­mise sur les faits et gestes des fidèles et les détour­nait de toute impli­ca­tion dans les affaires poli­tiques. Les expres­sions choi­sies allaient cepen­dant au-delà de cet objec­tif, en éta­blis­sant une fron­tière entre la mani­fes­ta­tion de la foi, ou les juge­ments et les choix pra­tiques cohé­rents avec la pro­fes­sion de celle-ci (« en tant que… »), et d’un autre côté, une pré­sence sociale et poli­tique non dif­fé­ren­ciée, seule­ment inten­tion­nelle (l’agir « en chré­tien », au titre de la conscience indi­vi­duelle). Le rejet de l’abus clé­ri­cal se trans­forme alors en inci­ta­tion à l’anonymat, sauf cas d’exception, par exemple lorsque la com­mu­nau­té reli­gieuse est à défendre contre des attaques outrées. Si la dis­tinc­tion intro­duite par Mari­tain sem­blait com­battre un abus, elle a conduit à un autre peut-être encore plus lourd de consé­quences. Quoi qu’il en soit, elle était mal fon­dée, spé­cieuse même : le chré­tien, appar­te­nant « déjà et pas encore » à l’éternité, comme tout homme d’ailleurs, est en atten­dant, et comme les autres encore, tota­le­ment dans ce monde. Seule la pru­dence – non la pru­dence de la chair mais la ver­tu de pru­dence – doit le gui­der dans ce qu’il a à dire et à faire pour que sa fidé­li­té au Christ se tra­duise en œuvres de jus­tice et de cha­ri­té. En d’autres termes, il doit tou­jours et par­tout se conduire en chré­tien. On remar­que­ra au pas­sage que la sub­tile dis­tinc­tion mari­tai­nienne, for­mu­lée dix ans après l’encyclique de Pie XI sur le Christ-Roi (Quas pri­mas, 11 décembre 1925), débouche, en fait, sur sa néga­tion.

L’accepter revient tout sim­ple­ment à consen­tir à se lais­ser dépos­sé­der pré­ven­ti­ve­ment de son droit de vivre chré­tien­ne­ment, du droit, donc aus­si, de ne pas être consi­dé­ré comme un étran­ger dans son propre pays. Hélas cette dépos­ses­sion, qui peut se ter­mi­ner en expul­sion, n’est pas rare aujourd’hui : les chré­tiens ira­kiens et syriens le savent bien. Mais com­ment conce­voir qu’elle puisse être accep­tée d’avance, et même encou­ra­gée par une forme d’autodestruction pro­gram­mée ? C’est pour­tant la voie dans laquelle se sont dou­ce­ment lais­sés entraî­ner la majo­ri­té des catho­liques fran­çais depuis les années soixante, certes sous la pres­sion d’une éco­no­mie cen­trée sur le pri­mat de la consom­ma­tion et sur la révo­lu­tion cultu­relle qu’elle impli­quait, mais avec le consen­te­ment pré­ve­nant d’un esta­blish­ment intra-ecclé­sial réso­lu­ment déci­dé à ral­lier le cours du temps.

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Un autre aspect de la dis­so­cia­tion fac­tice intro­duite par Jacques Mari­tain, et qui en rejoint les consé­quences bien que par­tant aus­si d’autres pré­misses, est la pro­pen­sion à pré­sen­ter ce qui relève de la rai­son com­mune s’imposant à tout être humain comme une convic­tion résul­tant de la seule foi catho­lique, et donc comme une opi­nion pro­po­sée « en tant que chré­tien ». Ce qui nous a valu bien des affir­ma­tions dans le genre de celle-ci : notre convic­tion, à nous chré­tiens, est que l’avortement est un crime. Oui, certes, mais cette convic­tion est tout sim­ple­ment une véri­té de rai­son, non un objet de révé­la­tion ! Cette absorp­tion du droit natu­rel dans le domaine de la foi est grosse de consé­quences, en par­ti­cu­lier parce qu’elle risque consi­dé­ra­ble­ment de dimi­nuer la force – déjà si for­te­ment réduite – du res­pect des prin­cipes de la morale natu­relle, spé­cia­le­ment en pré­sence d’une géné­ra­li­sa­tion de la morale du check and balance uti­li­ta­riste. Dans ce cas, la dépos­ses­sion est plus radi­cale encore que la désap­pro­pria­tion (sub­jec­tive, psy­cho­lo­gique, morale) de l’appartenance à la grande com­mu­nau­té poli­tique, car elle situe celui qui y acquiesce non seule­ment comme une par­tie par­mi d’autres, mais sur­tout ailleurs que dans l’universel.

C’est une abdi­ca­tion, et même un sui­cide de la pen­sée par consen­te­ment à un rela­ti­visme illi­mi­té, comme si aucune véri­té de pou­vait être tenue pour cer­taine et défi­ni­tive. L’affirmation d’une quel­conque véri­té natu­relle objec­tive, uni­ver­selle, se voit offrir, au mieux, une place par­mi d’autres manières de voir dans le cadre de l’éthique de la dis­cus­sion, se com­po­sant avec les construc­tions idéo­lo­giques ou fan­tai­sistes les plus diverses pour for­mer un consen­sus, lui-même instable par nature et en per­pé­tuelle recom­po­si­tion. Ou bien elle se voit exclue comme étant par elle-même incom­pa­tible avec la même éthique, du fait de se don­ner comme évi­dence impo­sée à tous. Le mot peut être employé, mais le concept qu’il est cen­sé dési­gner est ran­gé dans les limites de la mise en débat. Pour prendre un exemple, depuis quelques années, le « bien com­mun » a fait son retour dans le voca­bu­laire poli­tique (on par­lait plu­tôt aupa­ra­vant de l’intérêt natio­nal ou de l’intérêt col­lec­tif). Mais le conte­nu de la notion ne sort pas d’une défi­ni­tion uti­li­ta­riste, lorsqu’elle ne se dis­sout pas dans l’équivocité du plu­riel néo­lo­gique géné­ra­li­sé par les adeptes du glo­ba­lisme et par Wiki­pe­dia – Com­mons, échanges de res­sources. Et sur ce point pré­cis, indé­fi­ni­ment reprise comme un man­tra, arrive depuis un demi siècle cette défi­ni­tion : « Par bien com­mun, il faut entendre », selon le Caté­chisme de l’Église catho­lique, repre­nant divers textes conci­liaires « “l’ensemble des condi­tions sociales qui per­mettent, tant aux groupes qu’à cha­cun de leurs membres d’atteindre leur per­fec­tion, d’une façon plus totale et plus aisée”. » La défi­ni­tion est ambi­guë à cause du sens du mot « per­fec­tion » : celui-ci signi­fie-t-il, dans une pers­pec­tive per­son­na­liste comme celle, expli­cite sur ce point, de Jacques Mari­tain, l’épanouissement tem­po­rel des per­sonnes, leur bien vivre en ce monde consi­dé­ré à part de leur des­ti­na­tion finale, ou bien la manière d’ordonner la vie indi­vi­duelle et col­lec­tive selon l’ordre hié­rar­chique des biens, qui place en pre­mière inten­tion la fin ultime de la Béa­ti­tude et donc tout ce qui y conduit le plus aisé­ment ? La réponse don­née par la qua­si-tota­li­té des com­men­ta­teurs, soit ne lève pas l’ambiguïté, soit plus géné­ra­le­ment inter­prète dans le sens sépa­ra­tiste : « Il n’y a qu’un bien com­mun tem­po­rel, celui de la socié­té poli­tique, comme il n’y a qu’un bien com­mun sur­na­tu­rel, celui du royaume de Dieu, qui est supra-poli­tique » (J. Mari­tain, Chris­tia­nisme et démo­cra­tie, DDB, 2005, p. 147).

La ques­tion est d’une impor­tance très grande à par­tir du moment où la socié­té « mul­ti­cul­tu­relle », qui est en fait une dis­so­cié­té où se mêlent diver­si­té et inéga­li­té entre appar­te­nances reli­gieuses et indif­fé­rence majo­ri­taire, est un hori­zon non seule­ment accep­té mais dési­ré. Il s’agit alors de savoir ce qui peut bien entrer dans la caté­go­rie du bien com­mun une fois celui-ci réduit à un ensemble de condi­tions maté­rielles très inéga­le­ment esti­mées par les par­ties com­po­sant la nou­velle socié­té – des maté­ria­listes « occi­den­taux » comme des musul­mans en pleine sol­li­ci­ta­tion de sépa­ra­tion conqué­rante. On en revien­drait alors au com­mu­nau­ta­risme, au sens que la phi­lo­so­phie poli­tique amé­ri­caine a don­né à ce mot. Rap­pe­lons-en le défaut, mas­qué sous une appa­rente redé­cou­verte des prin­cipes de la phi­lo­so­phie clas­sique : le bien com­mun et sa pri­mau­té y sont remis au pre­mier plan, mais consi­dé­rés dans le cadre du plu­ra­lisme des valeurs telles que défi­nies au sein de chaque groupe. Ici encore la rai­son uni­ver­selle est bat­tue en brèche par le rela­ti­visme, quoique d’une autre manière.

Dans un ordre d’idées assez paral­lèle, ce qui paraît main­te­nant une évi­dence par­mi les catho­liques, le fait que cha­cun déter­mine son choix – son vote spo­ra­dique, peut-être son adhé­sion à un par­ti – selon ses pen­chants ou sa fan­tai­sie, consi­dé­ré comme un droit de la conscience, n’est qu’une manière très récente de conce­voir l’engagement poli­tique dans ce milieu par­ti­cu­lier. Il y a encore peu, la liber­té de choix pas­sait après l’obligation de l’unité, ultime trace, dans le cadre de la sou­mis­sion au régime démo­cra­tique éta­bli, de la concep­tion anté­rieure du devoir poli­tique qui, pour la grande majo­ri­té, reve­nait à obéir au pou­voir légi­time, le cas échéant à par­ti­ci­per à la dési­gna­tion des diri­geants et à en faci­li­ter le tra­vail en res­pec­tant leurs déci­sions. Par­ti­ci­pa­tion poli­tique et civisme coïn­ci­daient. Ici encore, l’abus clé­ri­cal de l’époque où les catho­liques se devaient de voter pour un par­ti dési­gné par les évêques, par­ti démo­crate-chré­tien presque exclu­si­ve­ment – avec ou sans le nom –, sous peine de cen­sures et répri­mandes a fait place à la légi­ti­ma­tion du plu­ra­lisme des options, cohé­rent avec le ral­lie­ment plus franc à l’idée démo­cra­tique (et à ses illu­sions). On est désor­mais cen­sé voter non pour dési­gner des gou­ver­nants – telle était le motif légi­ti­mant la démo­cra­tie dans le dis­cours pon­ti­fi­cal des pre­miers papes de l’époque contem­po­raine –, mais pour leur impo­ser d’appliquer un pro­gramme pré­ci­sé d’avance, ce qui cor­res­pond en effet à la défi­ni­tion théo­rique de la repré­sen­ta­tion démo­cra­tique, sinon bien sûr à sa réa­li­té, qui est de confé­rer pério­di­que­ment une légi­ti­mi­té à une oli­gar­chie sen­si­ble­ment per­ma­nente.

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Vou­loir défi­nir une atti­tude chré­tienne en poli­tique (plu­tôt qu’une doc­trine poli­tique chré­tienne), pré­sup­po­se­rait de res­pec­ter d’abord la nature et la rai­son poli­tiques, parce que dans ce domaine comme en tout autre, « gra­tia non tol­lit natu­ram, sed per­fi­cit » – la grâce ne sup­plante pas la nature mais la per­fec­tionne, selon la for­mule lapi­daire de saint Tho­mas d’Aquin. C’est bien pour cela qu’il convient de pro­cé­der à l’examen préa­lable des voies qui se pré­sentent et de la ter­mi­no­lo­gie qui s’y réfère, sur­tout lorsqu’elle pré­tend recou­vrir des évi­dences. Ain­si de la sou­ve­rai­ne­té, des droits, de la liber­té d’expression, du plu­ra­lisme, et bien sûr, de la démo­cra­tie. Le même exa­men préa­lable doit s’appliquer aux moda­li­tés de l’action, qui ne relèvent pas a prio­ri d’une sorte de menu tout fait dans lequel il s’agirait de choi­sir entre les rares pos­si­bi­li­tés offertes (par­tis, élec­tions, pro­grammes idéo­lo­giques), à l’intérieur du cadre exis­tant aujourd’hui, d’ailleurs lui-même en méta­mor­phose sous les appa­rences d’une cer­taine péren­ni­té. Ici encore il faut sou­hai­ter pou­voir sor­tir un jour des pos­tu­lats et des mys­ti­fi­ca­tions si l’on veut réel­le­ment repen­ser chré­tien­ne­ment la poli­tique.

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