Numéro 136 : Préjugés paralysants
La Conférence des évêques de France avait publié à l’automne 2016 un document intitulé Dans un monde qui change retrouver le sens du politique, texte fort peu critique à l’égard du système actuel, laissant seulement paraître une certaine protestation contre le laïcisme le plus agressif. Depuis, lors de la récente élection présidentielle, les évêques français ont généralement conservé une relative distance par rapport à l’événement, ce qui leur a valu les censures d’un certain nombre d’intellectuels catholiques, ou de militants de diverses petites officines. La même période a aussi servi d’épreuve du feu à ceux des catholiques français ayant politiquement émergé dans la suite des grandes manifestations contre le « mariage pour tous », à partir de 2013, et des groupes qui en sont issus. Malgré cela, pour le moment, aucune forme de pensée politique s’écartant résolument de la doxa n’en est émanée, non plus que des méthodes d’action politique originales, la seule voie recherchée étant celle du jeu électoral, de l’insertion comme tendance à l’intérieur des partis établis et de toutes formes associées. Il semble bien que la persistance de certains lieux communs ou présupposés continue de gêner la structuration intellectuelle d’un phénomène de réveil pourtant généralement admis. On se limitera ici à quelques thèmes : le statut politique du chrétien, en général, et la possibilité (ou non) d’une pensée politique susceptible d’être qualifiée de proprement chrétienne et plus précisément catholique.
Chacun sait à quel point la définition du statut du chrétien dans la cité a donné lieu à une surabondante réflexion théologique, avec d’importants retournements conceptuels au cours de l’histoire contemporaine, et particulièrement depuis que le concile Vatican II les a entérinés. A l’arrière-plan c’est tout simplement l’articulation fondamentale de la nature et de la grâce qui est ici en jeu, considérée du point de vue particulier des rapports entre la vie sociale humaine dans le temps et l’éternité. La double appartenance à l’Église, d’une part, à une communauté politique, de l’autre, est-elle nécessairement conflictuelle ? Faut-il appliquer l’avertissement du Christ : « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre » (Mt 6, 24) ? Certaines époques de persécution ou de décomposition sociale grave ont sans doute poussé à le penser. Non loin de nous, un auteur comme Erik Peterson, face à Hitler, a tellement exalté la valeur du martyre comme témoignage de protestation qu’il serait possible d’en déduire que la condition du chrétien doive nécessairement se définir par la contestation ou le retrait et non la recherche du bien commun que tous doivent poursuivre par des voies plus positives. C’est un thème récurrent, derrière lequel se profile toutefois une certaine commodité : le chrétien serait ainsi appelé à se tenir en retrait, à tolérer en quelque sorte l’ordre politique sous une forme conditionnelle permanente, avec une distance essentiellement critique. Mais cette posture est une tentation peu glorieuse sous des dehors auréolés, car elle a un faible coût tandis que la charge du travail réel est laissée à d’autres, bien qu’elle jette une certaine suspicion sur leurs intentions. Adoptée d’une autre manière, la même disposition conduit au repli communautaire, au campement aux portes de la société pour reprendre l’image de Marx. De cela certains auteurs américains traduits en français au cours des dix dernières années ont fait la théorie, soit par confusion théologique, dans une ligne inspirée ou influencée par l’anabaptisme (Stanley Hauerwas, William Cavanaugh), soit par souci compréhensible mais illusoire de créer des enclaves de paix « bénédictine » (Rod Dreher) en attendant quelque très lointain changement global. Certes, tout échange avec les plus proches – par les origines, l’appartenance religieuse, les goûts… – peut, s’il atteint une certaine intensité, « faire communauté » sans pour autant nourrir le communautarisme. Celui-ci apparaît dès lors qu’il est conçu par ceux qui s’associent de cette façon sur un mode stratégique, soit comme tête de pont pour une conquête (ce qui présuppose au moins aspiration consciente, organisation adaptée à cette finalité et généralement aide extérieure), soit comme base de repli et de survie lorsque les circonstances l’imposent absolument. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de situations temporaires (dussent-elles durer longtemps), non destinées, dans la seconde hypothèse du moins, à être posées en modèles de vie sociale.
A l’opposé, l’acceptation de l’ordre établi par le seul fait qu’il s’impose peut être présentée comme réaliste et donc vertueuse, bien qu’elle traduise en fait une inacceptable suspension du jugement sur ce qui mériterait d’être mis en cause, dans les lois comme dans le système lui-même.
Dans le passé, et aujourd’hui encore, la tentation de fermer les yeux ou de protester mollement, quand il faudrait se heurter frontalement, afin de conserver de bons rapports avec le milieu ambiant n’a malheureusement pas été rare. Elle est même devenue depuis Vatican II une règle générale de conduite, résumée par la formule « de l’anathème au dialogue » (R. Garaudy). Ce qu’on appelle souvent maintenant l’État confessionnel, accordant à l’Église, avec ou sans concordat, une place privilégiée, est rétrospectivement regretté comme un désordre : Dieu et César étant distincts, on oublie alors que le second est soumis au premier et en tire la garantie de sa légitimité pour autant qu’il demeure dans cette soumission. En moins d’un siècle, les rapports et les discours qui les définissent se sont inversés, et c’est la « séparation » qui a fini par être le critère de normalité des relations non seulement entre l’Église et l’État, mais plus largement entre l’homme individuel religieux et la société dans son ensemble. Seule la revendication d’un droit de s’exprimer publiquement dans l’espace public demeure réitérée dans le discours, globalement considéré, de l’après-concile. Comme a eu l’occasion de le dire Paul VI en 1965, l’Église ne demande plus que la liberté, dans le cadre du droit commun. L’évolution des pays à dominante catholique vers le multiculturalisme, loin de desserrer l’étau du laïcisme agressif, a simultanément permis d’accentuer cette approche, et rendu plus difficile l’offre de sens à laquelle se résume désormais, dans l’esprit de la plupart des membres de la hiérarchie ecclésiale postconciliaire, le rôle des catholiques. Par une étrange inversion historique opérée suivant des paliers successifs, l’ensemble de ce qui constitue l’idéal politique de la modernité européenne ou américaine, jadis récusé et condamné par les papes du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, est devenu le présupposé indiscutable à l’intérieur duquel seulement les catholiques sont invités, par leur propre hiérarchie, à se situer politiquement. Même les plus fermes partisans du repli communautaire n’y échappent pas, préférant se définir comme parties d’un tout à l’emprise duquel ils cherchent à échapper et qu’ils n’aspirent pas à voir retrouver son unité.
Cette inversion, qui a pour effet l’absence d’examen critique préalable de la règle du jeu imposée et qui joue donc dans le sens d’une conservation de l’ordre existant, doit beaucoup à l’une des dissociations introduites par Jacques Maritain, penseur décisif de la normalisation des catholiques dans la société laïque du XXe siècle. Il s’agit de la distinction entre « agir en chrétien », et « agir en tant que chrétien », devenue par la suite un leitmotiv, en France et au-delà. Pour l’auteur d’Humanisme intégral (1936) où se trouvent pour la première fois formulées ces locutions, il s’agissait de se dégager d’une cléricalisation des laïcs, qui battait son plein à l’époque, lorsque l’Action catholique consolidait sa mainmise sur les faits et gestes des fidèles et les détournait de toute implication dans les affaires politiques. Les expressions choisies allaient cependant au-delà de cet objectif, en établissant une frontière entre la manifestation de la foi, ou les jugements et les choix pratiques cohérents avec la profession de celle-ci (« en tant que… »), et d’un autre côté, une présence sociale et politique non différenciée, seulement intentionnelle (l’agir « en chrétien », au titre de la conscience individuelle). Le rejet de l’abus clérical se transforme alors en incitation à l’anonymat, sauf cas d’exception, par exemple lorsque la communauté religieuse est à défendre contre des attaques outrées. Si la distinction introduite par Maritain semblait combattre un abus, elle a conduit à un autre peut-être encore plus lourd de conséquences. Quoi qu’il en soit, elle était mal fondée, spécieuse même : le chrétien, appartenant « déjà et pas encore » à l’éternité, comme tout homme d’ailleurs, est en attendant, et comme les autres encore, totalement dans ce monde. Seule la prudence – non la prudence de la chair mais la vertu de prudence – doit le guider dans ce qu’il a à dire et à faire pour que sa fidélité au Christ se traduise en œuvres de justice et de charité. En d’autres termes, il doit toujours et partout se conduire en chrétien. On remarquera au passage que la subtile distinction maritainienne, formulée dix ans après l’encyclique de Pie XI sur le Christ-Roi (Quas primas, 11 décembre 1925), débouche, en fait, sur sa négation.
L’accepter revient tout simplement à consentir à se laisser déposséder préventivement de son droit de vivre chrétiennement, du droit, donc aussi, de ne pas être considéré comme un étranger dans son propre pays. Hélas cette dépossession, qui peut se terminer en expulsion, n’est pas rare aujourd’hui : les chrétiens irakiens et syriens le savent bien. Mais comment concevoir qu’elle puisse être acceptée d’avance, et même encouragée par une forme d’autodestruction programmée ? C’est pourtant la voie dans laquelle se sont doucement laissés entraîner la majorité des catholiques français depuis les années soixante, certes sous la pression d’une économie centrée sur le primat de la consommation et sur la révolution culturelle qu’elle impliquait, mais avec le consentement prévenant d’un establishment intra-ecclésial résolument décidé à rallier le cours du temps.
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Un autre aspect de la dissociation factice introduite par Jacques Maritain, et qui en rejoint les conséquences bien que partant aussi d’autres prémisses, est la propension à présenter ce qui relève de la raison commune s’imposant à tout être humain comme une conviction résultant de la seule foi catholique, et donc comme une opinion proposée « en tant que chrétien ». Ce qui nous a valu bien des affirmations dans le genre de celle-ci : notre conviction, à nous chrétiens, est que l’avortement est un crime. Oui, certes, mais cette conviction est tout simplement une vérité de raison, non un objet de révélation ! Cette absorption du droit naturel dans le domaine de la foi est grosse de conséquences, en particulier parce qu’elle risque considérablement de diminuer la force – déjà si fortement réduite – du respect des principes de la morale naturelle, spécialement en présence d’une généralisation de la morale du check and balance utilitariste. Dans ce cas, la dépossession est plus radicale encore que la désappropriation (subjective, psychologique, morale) de l’appartenance à la grande communauté politique, car elle situe celui qui y acquiesce non seulement comme une partie parmi d’autres, mais surtout ailleurs que dans l’universel.
C’est une abdication, et même un suicide de la pensée par consentement à un relativisme illimité, comme si aucune vérité de pouvait être tenue pour certaine et définitive. L’affirmation d’une quelconque vérité naturelle objective, universelle, se voit offrir, au mieux, une place parmi d’autres manières de voir dans le cadre de l’éthique de la discussion, se composant avec les constructions idéologiques ou fantaisistes les plus diverses pour former un consensus, lui-même instable par nature et en perpétuelle recomposition. Ou bien elle se voit exclue comme étant par elle-même incompatible avec la même éthique, du fait de se donner comme évidence imposée à tous. Le mot peut être employé, mais le concept qu’il est censé désigner est rangé dans les limites de la mise en débat. Pour prendre un exemple, depuis quelques années, le « bien commun » a fait son retour dans le vocabulaire politique (on parlait plutôt auparavant de l’intérêt national ou de l’intérêt collectif). Mais le contenu de la notion ne sort pas d’une définition utilitariste, lorsqu’elle ne se dissout pas dans l’équivocité du pluriel néologique généralisé par les adeptes du globalisme et par Wikipedia – Commons, échanges de ressources. Et sur ce point précis, indéfiniment reprise comme un mantra, arrive depuis un demi siècle cette définition : « Par bien commun, il faut entendre », selon le Catéchisme de l’Église catholique, reprenant divers textes conciliaires « “l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée”. » La définition est ambiguë à cause du sens du mot « perfection » : celui-ci signifie-t-il, dans une perspective personnaliste comme celle, explicite sur ce point, de Jacques Maritain, l’épanouissement temporel des personnes, leur bien vivre en ce monde considéré à part de leur destination finale, ou bien la manière d’ordonner la vie individuelle et collective selon l’ordre hiérarchique des biens, qui place en première intention la fin ultime de la Béatitude et donc tout ce qui y conduit le plus aisément ? La réponse donnée par la quasi-totalité des commentateurs, soit ne lève pas l’ambiguïté, soit plus généralement interprète dans le sens séparatiste : « Il n’y a qu’un bien commun temporel, celui de la société politique, comme il n’y a qu’un bien commun surnaturel, celui du royaume de Dieu, qui est supra-politique » (J. Maritain, Christianisme et démocratie, DDB, 2005, p. 147).
La question est d’une importance très grande à partir du moment où la société « multiculturelle », qui est en fait une dissociété où se mêlent diversité et inégalité entre appartenances religieuses et indifférence majoritaire, est un horizon non seulement accepté mais désiré. Il s’agit alors de savoir ce qui peut bien entrer dans la catégorie du bien commun une fois celui-ci réduit à un ensemble de conditions matérielles très inégalement estimées par les parties composant la nouvelle société – des matérialistes « occidentaux » comme des musulmans en pleine sollicitation de séparation conquérante. On en reviendrait alors au communautarisme, au sens que la philosophie politique américaine a donné à ce mot. Rappelons-en le défaut, masqué sous une apparente redécouverte des principes de la philosophie classique : le bien commun et sa primauté y sont remis au premier plan, mais considérés dans le cadre du pluralisme des valeurs telles que définies au sein de chaque groupe. Ici encore la raison universelle est battue en brèche par le relativisme, quoique d’une autre manière.
Dans un ordre d’idées assez parallèle, ce qui paraît maintenant une évidence parmi les catholiques, le fait que chacun détermine son choix – son vote sporadique, peut-être son adhésion à un parti – selon ses penchants ou sa fantaisie, considéré comme un droit de la conscience, n’est qu’une manière très récente de concevoir l’engagement politique dans ce milieu particulier. Il y a encore peu, la liberté de choix passait après l’obligation de l’unité, ultime trace, dans le cadre de la soumission au régime démocratique établi, de la conception antérieure du devoir politique qui, pour la grande majorité, revenait à obéir au pouvoir légitime, le cas échéant à participer à la désignation des dirigeants et à en faciliter le travail en respectant leurs décisions. Participation politique et civisme coïncidaient. Ici encore, l’abus clérical de l’époque où les catholiques se devaient de voter pour un parti désigné par les évêques, parti démocrate-chrétien presque exclusivement – avec ou sans le nom –, sous peine de censures et réprimandes a fait place à la légitimation du pluralisme des options, cohérent avec le ralliement plus franc à l’idée démocratique (et à ses illusions). On est désormais censé voter non pour désigner des gouvernants – telle était le motif légitimant la démocratie dans le discours pontifical des premiers papes de l’époque contemporaine –, mais pour leur imposer d’appliquer un programme précisé d’avance, ce qui correspond en effet à la définition théorique de la représentation démocratique, sinon bien sûr à sa réalité, qui est de conférer périodiquement une légitimité à une oligarchie sensiblement permanente.
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Vouloir définir une attitude chrétienne en politique (plutôt qu’une doctrine politique chrétienne), présupposerait de respecter d’abord la nature et la raison politiques, parce que dans ce domaine comme en tout autre, « gratia non tollit naturam, sed perficit » – la grâce ne supplante pas la nature mais la perfectionne, selon la formule lapidaire de saint Thomas d’Aquin. C’est bien pour cela qu’il convient de procéder à l’examen préalable des voies qui se présentent et de la terminologie qui s’y réfère, surtout lorsqu’elle prétend recouvrir des évidences. Ainsi de la souveraineté, des droits, de la liberté d’expression, du pluralisme, et bien sûr, de la démocratie. Le même examen préalable doit s’appliquer aux modalités de l’action, qui ne relèvent pas a priori d’une sorte de menu tout fait dans lequel il s’agirait de choisir entre les rares possibilités offertes (partis, élections, programmes idéologiques), à l’intérieur du cadre existant aujourd’hui, d’ailleurs lui-même en métamorphose sous les apparences d’une certaine pérennité. Ici encore il faut souhaiter pouvoir sortir un jour des postulats et des mystifications si l’on veut réellement repenser chrétiennement la politique.