Numéro 137 : Face au nihilisme
Le psaume 126 célèbre la fin de la captivité à Babylone. Il s’achève ainsi : « Ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans l’allégresse. Ils vont, ils vont en pleurant, portant et jetant la semence ; ils reviendront avec des cris de joie, portant les gerbes de leur moisson. » La grande prophétie moderne, formulée à l’époque des Lumières, lorsque Kant annonçait l’arrivée de l’humanité à l’âge adulte et Hegel l’épiphanie universelle de la liberté, se réalise maintenant en sens rigoureusement inverse : elle a commencé en chantant l’avenir radieux, elle finit aujourd’hui dans les angoisses et à certains égards dans la folie. Même si l’appareil politique, économique, technique, culturel de la modernité dans sa phase tardive s’autocélèbre en permanence, il faut être aveugle volontaire pour ne pas voir que le programme annoncé ne s’accomplit pas sans dégâts tout autres que collatéraux. De cela, tout le monde a en fait une conscience au moins diffuse, mais celle-ci est étouffée ou contrebalancée par la gestion collective des préoccupations à court terme et l’automatisme de la fuite en avant.
Une esthétique nouvelle est élaborée et diffusée par le système des médias, entendu au sens le plus large, tendant à relancer perpétuellement cette fuite en avant. Elle opère à travers la publicité, les circuits de production littéraire, le cinéma, la mode, la musique populaire, le simple mimétisme social. Sont ainsi banalisés, voire donnés en exemple à satiété la grossièreté de langage, la pornographie, la drogue, les tatouages, toutes les formes de déviance, les cultes sataniques, les vies familiales désaxées, le suicide comme acte de suprême liberté… L’activité déployée sous la dénomination abusive d’« Art contemporain » est particulièrement représentative de l’exaltation démonstrative du mal et du néant. Même si cette pédagogie du sacrilège ne mobilise directement qu’un milieu restreint, elle n’en a pas moins une force symbolique du fait qu’elle est imposée sur les lieux publics comme le furent auparavant monuments aux morts et statues de héros. Dans un ordre différent, la licence totale, l’incitation même laissée à l’avortement, aux manipulations sur l’être humain, le retour en force de l’eugénisme, la légitimation de l’euthanasie s’inspirent de la même « valeur » centrale : la transgression. Transgression de la loi naturelle, de la dignité humaine, de la simple raison, de la décence élémentaire. Présente sous des formes multiples, la transgression envahit d’autant plus le corps social qu’elle est suivie et souvent précédée par la législation étatique, sanctionnée et aggravée par les décisions des tribunaux, qu’elle fait l’objet des pressions exercées par les plus puissantes des organisations mondiales, les grands groupes financiers, les obédiences maçonniques et autres entités activistes dites issues de la société civile.
Cette immense vague autodestructrice est l’expression d’un nouveau nihilisme, elle promeut un art de vivre établi sur la haine de toute dépendance envers Dieu, envers l’ordre des choses, envers la nature humaine : en cela elle n’est que l’aboutissement actuel de la volonté d’affranchissement exprimée au début du processus moderne, la nuance présente se situant peut-être dans la rage blasphématoire avec laquelle cette volonté croit trouver enfin le moyen de s’accomplir après avoir éliminé ce qui lui fit si longtemps obstacle. Le nihilisme d’aujourd’hui est suicidaire, mais conquérant. Il semble que l’on ne puisse plus en arrêter le cours, tant le moindre retour à un ordre plus raisonnable se voit immédiatement combattu par toutes les forces dominantes du monde.
Est-ce toutefois certain ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord identifier certains éléments venant faciliter la chute dans ce processus de décadence.
Un premier facteur venant favoriser l’épanouissement du nihilisme dans le monde d’aujourd’hui est l’emprise de la technique et du mode de raisonnement et d’organisation qui lui est lié. Cette emprise s’est développée à l’origine comme auxiliaire d’une économie fondée sur la course au profit, la concurrence mais aussi la guerre, et avec le temps elle s’est transformée en une sorte d’esprit du temps. A l’aube du processus moderne, tout avait commencé par un rejet de la contemplation, du sens des limites d’une vie ici-bas consciente de déterminer le sort de chacun dans l’éternité, la distinction en conséquence entre fins et moyens, bien « honnêtes » et biens utiles. Tel était l’idéal de l’ancienne chrétienté – idéal, dans les réalités vécues, non exempt de contradictions, mais sans cesse rappelé par la voix de l’Église et notamment de ses membres les plus saints. Il est banal de dire que la modernité – comme conception générale du monde – s’est établie sur la recherche de la richesse, le rejet de l’ascèse et la primauté accordée à la transformation du monde par la technique. Chacun sait à quel point celle-ci s’est développée au point de devenir son signe le plus adéquat, pour le meilleur et aussi pour le pire. Le lien entre certaines innovations techniques et le nihilisme a été clairement établi en plusieurs situations frappant les esprits telles que la Première Guerre mondiale, la tentative « industrielle » de meurtre collectif des juifs par le régime national-socialiste, le bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, l’élimination des ennemis de classe, le goulag, le génocide cambodgien… Dans tous ces cas et d’autres encore, les instruments de destruction massive et le nombre de victimes passe l’entendement mais ce qui a permis d’atteindre ces proportions inouïes, c’est l’aspect méthodique de la mise en œuvre, la programmation, l’organisation rationnelle appliquée à l’ensemble et au détail de l’exécution. C’est cet esprit méthodique qui désormais envahit la vie tout entière et permet d’enserrer l’homme dans un système déshumanisant, qu’il soit assorti de violences physiques ou se présente sous des traits plus souriants – le projet d’humanité « augmentée », par exemple – mais non moins dangereux. La disponibilité de la technique et l’affranchissement de toute norme morale sont maintenant deux réalités ordinaires de la vie. Leur conjugaison donne au nihilisme actuel son visage le plus inquiétant et cela d’autant plus qu’en regard les institutions dont on pourrait attendre au moins qu’elles fassent obstacle à la menace jouent au contraire un rôle opposé.
La modernité, dans sa configuration antérieure, s’appuyait sur un État fort, maître de son territoire, qui utilisait sans scrupules les ressorts de la morale traditionnelle et du patriotisme pour obtenir la cohésion et la docilité de ses sujets. Qui servait la République était censé servir la France, et ainsi de suite dans la plupart des pays de l’Occident moderne. Quelle que fût l’importance de la cohésion entre les puissances financières, la presse qu’elles contrôlaient, et les organes du pouvoir étatique, la piété était utile à tous, si l’on peut se permettre ce détournement de la formule paulinienne (1 Tim, 4, 8). Cette récupération avait certaines contreparties positives, puisqu’elle assurait par le fait même le maintien de divers biens : non seulement tout n’était pas permis, mais des vertus morales et civiques étaient honorées, certains interdits empêchaient ou limitaient d’aller trop loin dans la destruction des bases mêmes de la société, en dépit du travail de sape qui se poursuivait dans des cénacles particuliers, ou de l’établissement de conditions, notamment économiques, destructrices à longue échéance.
Il s’avère que les temps ont profondément changé : les nations sont soumises à la confusion, voire à la destruction programmée, les appareils étatiques, techniquement parlant, au-delà de certaines apparences ou survivances, conservent leur puissance mais tendent à être détachés de leurs liens avec un territoire donné, et non seulement ils ne garantissent plus l’héritage historique qui leur donne leur identité, mais ils servent au contraire à le salir pour le discréditer si possible définitivement. La puissance des groupes financiers est considérablement plus forte que dans le passé, enfin les moyens d’emprise sur les esprits se sont eux aussi complexifiés et renforcés. Il y a donc désormais une corrélation criante entre ce nouvel ordre de choses institutionnel, flou, « global », mais très puissant, et l’expansion sociale du nihilisme. Ce dernier tend à devenir d’autant plus facilement l’unique « valeur commune » du monde actuel que la mutation implique la rupture avec l’histoire, la tradition des origines, la pérennité du peuplement enfin. Si le mot déracinement a le sens, c’est bien celui de cet arrachement, de ce rejet du passé plongé dans l’oubli (comme ces personnages disgraciés gommés des photographies officielles au temps de Staline ou d’Enver Hoxha) ou caricaturé pour mieux le rendre odieux. Notons que sur ce point, entre la création du roman national républicain et sa haineuse déconstruction, les méthodes ne diffèrent pas fondamentalement bien qu’elles s’exercent en sens opposé. Il s’agit toujours du travail de fonctionnaires du sens à qui incombe la tâche de créer un système de représentation adapté aux besoins des titulaires du pouvoir en vue d’en fonder la légitimité et d’en perpétuer la possession.
Au terme de ce traitement et de ces changements structurels dans l’espace et le temps, le nihilisme apparaît alors comme un destin et aussi comme un désastre humain. Un destin, parce que la prétention émancipatrice de la modernité initiale ne peut pas aboutir (étant contraire à la réalité et à la raison qui en est rendue) et conduit donc à son opposé ; le nihilisme serait alors une maladie sénile de la modernité, comme un symbole annonciateur de l’échec final du processus, échec dans lequel il menace d’entraîner tout le monde. Un désastre humain aussi, qui s’exprime par une régression culturelle, un nivellement par le bas, et plus gravement, à la clôture de l’avenir par le biais d’une rupture dans la transmission, une perte d’identité et de raison d’être.
Si l’instrument étatique, de par sa métamorphose, est désormais plus au service de la décomposition de la société que de sa préservation, que doit-on dire de l’Église, qui a toujours été le rempart ultime en cas de crise majeure de civilisation. Pour des raisons historiques sur la nature desquelles il est inutile de revenir ici, la modernité comme conception fondamentalement antichrétienne a, tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, parfaitement été identifiée mais mal combattue. Finalement, devant une situation de repli et d’exclusion progressivement asphyxiante, le courant libéral-catholique a réussi à obtenir la légitimation de son utopie – « réconcilier l’Église et le monde moderne », selon la formule condamnée par Pie IX –, niant la possibilité même d’avoir des ennemis. Adoptée officiellement, quoique avec quelques restrictions ou ambiguïtés, au moment du dernier concile, ce retournement n’a pas apporté les fruits escomptés. Dès lors, et très peu de temps après l’événement, la modernité suivant son cours et passant progressivement à la présente phase « postmoderne », les conditions se sont aggravées, le monde contemporain s’enfonçant dans la décomposition de ce qui avait été conservé de reliquats de l’ordre naturel. Cependant, la nouvelle orientation conciliaire demeurant à l’ordre du jour, et débouchant sur une série d’applications cohérentes avec elle, le nouveau discours ecclésial s’est trouvé en porte-à-faux lorsqu’il s’est agi de tenter de s’opposer à certaines des conséquences, logiques et prévisibles, de la nouvelle culture dominante, alors même que l’on s’interdisait toute sévérité à son endroit. Cette nouvelle tension a culminé à l’époque où Jean-Paul II a dénoncé ce qu’il nomma la « culture de mort », forme sans aucun doute de nihilisme caractéristique, plus que jamais, de l’époque présente, mais sans faire le rapprochement avec d’autres aspects institutionnels et idéologiques pourtant intrinsèquement liés aux dérives ainsi condamnées. D’une certaine manière, on est alors retombé dans la situation de « citadelle assiégée » d’où le concile avait voulu sortir. Désormais, l’arrivée de Jorge Mario Bergoglio ramène avec une cohérence bien plus grande à cette orientation première, la « réforme » actuellement promue pouvant s’interpréter comme une reddition pure et simple à la culture dominante du moment.
Si telle est la réalité, l’Église, dans son aspect social temporel, perd en ce moment sa capacité de témoigner contre le monde, ce qui signifie concrètement qu’elle ne s’oppose pas au nihilisme ambiant, sinon sur des points marginaux, mais au contraire qu’elle y contribue en poussant à l’extrême le refus de l’ennemi. Cette situation ne saurait durer indéfiniment, mais tant qu’elle persiste, elle s’associe aux autres facteurs aggravants mentionnés précédemment.
La question revient alors : le triomphe du nihilisme est-il inéluctable ? Faut-il, plutôt que demeurer à contempler le naufrage, aménager quelques lieux préservés permettant la survie, rejetant tout autre forme de présence comme pures illusions ? Peut-être, mais auparavant il conviendrait de relever quelques données à ne pas perdre de vue.
Tout d’abord, le nihilisme actuel est comme une lame de fond qui n’épargne presque personne, mais celle-ci ne recouvre qu’inégalement la société, selon une échelle d’intensité variable pourrait-on dire. La pensée moderne n’a pu aller au-delà d’une hégémonie, elle n’a jamais été totale, et cela est plus vrai que jamais, dans la mesure où les excès présents peuvent séduire mais aussi engendrer des peurs ; pensons au clonage humain, à la robotisation des individus, etc. L’horreur d’un pouvoir mondial absolu suscite l’imagination des auteurs de science-fiction, mais elle leur fait aussi imaginer la révolte des dissidents. L’islam produit en son sein d’autres formes d’horreur, il est bien loin de contredire le nihilisme dont il nourrit une autre version, mais il n’en perturbe pas moins le cours tardif de la modernité. Celle-ci ne possède toujours pas la maîtrise du futur, sur aucun plan.
Ensuite l’essence du nihilisme est religieuse comme l’est en réalité l’athéisme. Le point culminant de l’esprit révolutionnaire qui anime plus que jamais notre temps est dans le défi que symbolise l’affirmation du droit de choisir sa mort comme acte d’une suprême émancipation. Mais au moment même où le sacrilège est poussé à son acmé, il proclame son impuissance, par la disparition de ce monde : faible victoire d’un orgueil démesuré. D’autres monstruosités risquent de finir pareillement. Ces contradictions et l’impuissance qu’elle révèlent doivent être dites. Pour l’instant, la situation interne de l’Église ne s’y prête pas, mais viendra un jour où cette parole de vérité sera reprise, quand s’effondrera la « refondation » artificielle de l’esprit du concile que nous constatons aujourd’hui. Certaines choses changeront peut-être alors. En attendant, pourquoi devrait-on jeter le manche après la cognée ?