Un nouvel avatar de l’herméneutique de la continuité
Il y a 5 ans, Benoît XVI annonçait, dans l’incrédulité générale, sa renonciation au trône pontifical. Depuis cinq ans, les milieux conservateurs ne cessent de s’interroger sur les raisons profondes de ce geste, dans la mesure où les motifs allégués par l’intéressé dans son discours du 11 février 2013, comme dans les Dernières conversations avec Peter Seewald en 2016, sont apparus comme trop faibles ou décevants au regard de la stature et de l’élévation que ses admirateurs attribuaient et attribuent encore au pape Benoît. Les raisons de la démission étaient, en somme, en contradiction non seulement avec l’éthos théologique – la lutte à mort contre le relativisme –, mais encore avec l’éthos martyrologique que Benoît XVI avait lui-même construit dans ses différents discours de 2005 : l’éthos de celui qui ne fuirait pas devant les loups.
L’anniversaire de cet événement, ainsi que celui de l’élection du pape François, ont été marqués cette année par deux nouvelles particulièrement pénibles pour le camp conservateur. Cette fois, les déclarations problématiques ou douloureuses ne sont pas venues de l’entourage proche de Benoît XVI, en particulier de son secrétaire, Mgr G. Gänswein, ou de son frère aîné, Mgr G. Ratzinger, mais de l’intéressé lui-même, dont on pouvait dire, jusque-là, qu’il s’était abstenu d’intervenir avec clarté dans les différents débats dans lesquels son nom avait été agité pour servir indifféremment l’un ou l’autre des étendards.
Il faut dire que, même les gestes les plus manifestes du « pape émérite », comme sa profession publique de fidélité au pape Bergoglio en juin 2016, ont suscité la suspicion des conservateurs, prompts à chercher, dans la densité supposée du verbe ratzinguérien, un double sens réconfortant pour « ses » fidèles, tout se passant comme si l’Eglise du Christ – avec, à sa tête, réduit au silence, à la prière et aux gestes symboliques, le pape Benoît XVI – coexistait pour un peu de temps encore avec ce que certains ont déjà appelé « l’Eglise bergoglienne », contrefaçon institutionnelle et spirituelle de l’Eglise catholique. Il est indéniable que cette position ecclésiologique difficile, à demi-schismatique, n’est autre que le résultat de la démission du pape Benoît XVI, de la survie de Benoît à son propre pontificat, mais plus encore, du titre inédit de pape émérite, qui a ouvert la porte, chez les fidèles, à une forme de « choix possible » d’un pape selon son cœur.
Le 5 février dernier, le Corriere della Sera recevait une courte lettre personnelle dans laquelle Benoît XVI déclarait : « Je peux seulement dire à cet égard que, dans le lent déclin des forces physiques, intérieurement, je suis en pèlerinage vers la Maison ». Sur le fond, le « pape émérite » ne disait rien de plus que le pape renonçant de 2013, mais l’emballement médiatique provoqué par cet envoi a immanquablement suggéré, au camp conservateur, la fin prochaine de son champion.
Le 7 février, Benoît XVI a adressé à Mgr Viganò une lettre – rendue publique, à dessein, pour l’anniversaire de l’élection de François, ce 13 mars – dans laquelle, tout en refusant poliment d’écrire une page de théologie sur la pensée du pape Bergoglio, il déclarait : « Les petits ouvrages [qui m’ont été adressés] montrent à juste titre que le Pape François est un homme de formation philosophique et théologique profonde et aident donc à voir la continuité intérieure [c’est-à-dire profonde] entre les deux pontificats, malgré toutes les différences de style et de tempérament. »
Que les soutiens de François aient sorti cette lettre à point nommé, pour s’en servir comme d’un testimonium ratzinguérien à l’appui du « pape régnant », cela ne fait pas de doute. La guerre entre factions autour de la mémoire et de l’autorité de Benoît XVI est réelle. Mais, contrairement à ce que réclament les conservateurs, comme Antonio Socci, il n’est pas nécessaire de réclamer l’autographe du courrier pour juger de son authenticité. Le « pape émérite » ne fait rien d’autre dans cette lettre que ce qu’il a toujours fait, à savoir de « l’herméneutique de la continuité ». Simplement, au lieu de la pratiquer en amont, comme à l’ordinaire, pour démontrer la continuité de l’Eglise des années 60 avec celle des siècles précédents, il la pratique cette fois en aval, selon une méthode théologique bien connue, qui consiste à adopter un point de vue plus « profond » sur les contradictions « apparentes » afin de les réduire.