Pourquoi le colonel Beltrame a‑t-il été égorgé ?
L’entretien suivant avec l’islamologue Marie-Thérèse Urvoy, extrait de notre numéro 139 (printemps 2018), répond indirectement à cette question.
Catholica – Comment expliquer l’émergence de l’extrémisme dans le modus operandi de ce qu’il est convenu d’appeler le terrorisme islamiste ? Qu’est-ce que cela dit de l’état d’esprit actuel du, ou d’un certain monde islamique ?
Marie-Thérèse Urvoy – La violence n’est pas l’essence de l’islam mais elle a existé en lui dès le début. La première scission qui est apparue, celle des Kharigites (d’abord sectateurs de ‘Alî, puis s’opposant à lui après qu’il ait accepté le principe de l’arbitrage) a pris une forme extrême chez les Azraqites, très radicaux (condamnant tout pécheur, quelle que soit sa faute) et très violente (mise à mort, réduction en esclavage de sa famille). L’azraqisme a été contré parce qu’aucune société ne peut s’établir sur une base aussi radicale. ‘Alî les a combattus de façon également violente et le kharigisme ne s’est perpétué que sous des formes très atténuées. Néanmoins, la possibilité d’une interprétation radicale de l’islam a perduré, se manifestant périodiquement sous des formes très violentes, même sans référence au kharigisme (cf., par exemple le tamyîz d’Ibn Tûmart, aboutissant à l’exécution de groupes entiers jugés non fiables).La simple application des statuts des non-croyants en islam s’est toujours réalisée en des opérations d’une grande violence. Dans le Livre des statuts des dhimmîs d’Ibn Qayyim al-Jawziyya, l’incendie des églises chrétiennes, des biens et des effets personnels des dhimmîs est considéré comme purificateur de la souillure qui leur est inhérente. Ceci est appliqué scrupuleusement par les terroristes contemporains. Allah permet de crucifier les pères de famille dhimmîs sur les portes de leurs maisons pour l’exemple, de violer collectivement leurs femmes et filles, « être dépourvus de dignité humaine », car elles sont butin licite, considérées comme tel dès les temps médinois.
Ce qui semble toutefois, et de manière paradoxale, être moins souligné, c’est la forme que revêt cette violence extrême, notamment lorsqu’il s’agit d’attentats-suicides, où la personne qui commet l’acte non seulement se tue, mais le fait d’une manière particulièrement atroce en déchiquetant son propre corps. Quel que soit le rapport général de l’islam à la violence, c’est en tout cas là quelque chose d’inédit, auquel même les attentats des Assassins au temps des croisades peuvent difficilement être comparés.
Les corps déchiquetés nous frappent mais peuvent se situer dans le prolongement de formes doloristes extrêmes, telles les blessures auto-infligées, voire les mutilations par les chiites lors de la ‘Ashûra. En outre, le Coran insiste sur la résurrection des corps, conçue comme l’action de Dieu refaisant le corps de la même façon qu’il l’a créé et soutenu dans la vie. Les théologiens ne discutent que de la modalité, soit recréation ex nihilo, soit rassemblement des éléments dispersés par la mort.
En dépit de ces éléments eschatologiques sur le corps dans le Coran, le phénomène du corps déchiqueté demeure ambigu car on a relevé de nos jours que tels jihadistes se protègent les parties reproductrices lors même qu’ils s’enveloppent d’explosifs qui éparpillent le reste de leurs membres. Ceci est à lier aux versets coraniques qui promettent aux combattants du jihâd, devenus martyrs, des vierges au paradis. Le Coran étant reçu avec une interprétation sensualiste fidèle à la matérialité de la parole d’Allah, ipsissima verba Dei, le jihadiste se trouve parfaitement conforme au commandement divin, même dans ce qu’il a de plus violent ou irrationnel.
Par ailleurs, on peut observer que les jihadistes de l’islam opèrent selon les mêmes mécanismes collectifs que certaines sectes violentes non islamiques, telle celle au Japon qui pratiquait la destruction massive par le gaz, ou la secte américaine de Waco qui ordonnait à ses adeptes un suicide collectif géant qui les a éradiqués ; les dégâts en sont plus importants parce que l’islam compte un milliard et demi d’adeptes et que l’émergence de groupes extrémistes y est donc plus fréquente.
Il semble que l’origine de tels types d’attentats soit à chercher en dehors de l’islam, chez les Tigres tamouls du Sri-Lanka. Mais même si tel est bien le cas, son adoption par certains groupes islamiques marque un saut dans une forme de barbarie qui ne peut que heurter les consciences, et évoque irrésistiblement la question du nihilisme, entendu de manière générale comme la négation radicale de l’humain, y compris ici sous l’espèce la plus matérielle qu’est le corps.
Quelle explication peut-on donner du phénomène ? Faut-il y voir quelque chose plutôt d’ordre politique ou bien de « spirituel » ? Et faut-il y voir une influence du nihilisme de l’Occident moderne, ou alors un phénomène strictement interne à l’islam ?
On ne peut comparer avec l’époque des Assassins parce qu’ils ignoraient alors l’usage d’explosifs. Mais on ne peut préjuger de ce qu’ils auraient fait s’ils en avaient disposé. L’exemple des Tigres Tamouls est plausible, mais la question reste celle du but visé. Or il existe une littérature canonique montrant l’usage de la terreur par le Prophète lui-même, à savoir le châtiment extrêmement cruel qu’il infligea à ceux qui avaient volé son troupeau, chose qu’il interpréta comme de l’apostasie.
L’exemple du Prophète est capital. La violence ordinaire comme la violence morale sont légitimées dans le mental de tout croyant car l’imitation du Prophète est constitutive de la conscience islamique. Ne pas oublier certains versets coraniques qui mettent la foi en Muhammad avant même la foi en Allah[1].
Que des musulmans soient également victimes des jihadistes s’inscrit dans toute une tradition de répression envers ceux qui sont « insuffisamment musulmans ».
L’obsession dogmatique de l’imitation du Prophète a nourri une psychologie typique chez les musulmans. Alors qu’on traînait dans les rues de Bagdad les dépouilles des vaincus lors d’un putsch, un ami musulman m’a dit : « Ils ne font pas plus que le Prophète en son temps avec ses ennemis. Et cela explique le goût des Musulmans pour l’arme blanche et le sang : égorger n’est pas tuer, c’est sacrifier ! »
[1]. Cf. sur ce point Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, L’action psychologique dans le Coran, Cerf, 2007.