Numéro 141 : le nouvel esprit totalitaire
Une certaine commodité de classement des faits historiques, ainsi que des raisons d’ordre idéologique tiennent pour acquis que le totalitarisme est mort avec la fin de l’URSS.
Mais après la courte période de célébration de l’événement, au cours de laquelle on a entendu dire que nous étions arrivés au seuil du dépassement définitif des conflits (à la « fin de l’Histoire »), divers signes ont donné la nette impression que si une forme particulière de totalitarisme avait disparu, une autre, éventuellement plus pernicieuse que la précédente, pourrait bien la remplacer. Cela est-il réellement possible ? On ne peut répondre à cette question qu’en s’efforçant d’identifier des éléments permettant de définir le concept même de totalitarisme, et d’essayer de comprendre dans quelle mesure celui-ci peut se réaliser, analogiquement, sous une forme différente de celle qui a traversé le xxe siècle. Toute une littérature a été développée sur le sujet, non sans contra- dictions du fait qu’un courant politico-médiatique s’est efforcé d’imposer l’idée que le seul vrai totalitarisme fut celui exercé par le régime hitlérien, ce qui sans doute permettait à certains de retirer les « dividendes d’Auschwitz » (selon l’expression de Jean-Marie Domenach) mais aussi, et surtout, de tenter de dédouaner le communisme. Les auteurs sérieux ne sont toutefois pas tombés dans le panneau, sachant très bien quelle étroite parenté unissait les deux tyrannies les plus sanguinaires du XXe siècle, une partie d’entre eux n’hésitant pas à les rattacher, dans leur nature profonde, à la Terreur de l’an II. Cependant, si la violence physique de masse a caractérisé ces régimes du passé, le concept de totalitarisme ne l’inclut pas nécessairement, ou pas au même degré, en même temps qu’il peut très bien la dépasser en contrainte exercée sur les sociétés et les individus qui les composent, dans leur pensée, leurs actes, leur mode de vie, leur âme. L’hydre a plusieurs têtes.
Claude Polin, qui nous a quittés dernièrement, a certainement été l’un des analystes philosophiques les plus précis du totalitarisme, ou plus exactement de son esprit, et cela au moins à partir des réflexions qui lui avaient permis d’écrire L’esprit totalitaire, édité chez Sirey en 1977. On peut dire que, pour une bonne part, bien des articles qu’il confia à Catholica furent en rapport avec la mise en évidence de cet aboutissement calamiteux de la prétention moderne de refaire le monde, sanction inéluctable de son hubris et aussi de sa misère existentielle. À l’époque où parut ce livre, c’était le communisme qui retenait l’attention, dans une unanimité de dénonciation qui s’avérera éphémère mais qui était alors favorisée autant par la folie criminelle des Khmers rouges que par l’apparition des dissidents soviétiques dans le champ d’attention de l’Occident. Mais l’ouvrage va bien en deçà et au-delà, et c’est en ce sens que sa lecture nous intéresse tout particulièrement aujourd’hui. Une formule laconique arrive vers sa conclusion : « L’esprit du totalitarisme, c’est l’absence de tout esprit. »
La démonstration part de l’examen de la terreur comme point culminant du processus totalitaire, cherchant à comprendre quelle peut être la raison pour laquelle elle peut persister même lorsque le régime n’a plus d’ennemis à soumettre et s’applique à ceux qui l’ont accepté, y compris depuis les premiers jours, au point d’obtenir d’eux qu’ils professent la justification de leur propre destruction. Ce point extrême traduit le processus suicidaire, à terme, du totalitarisme et suscite une série de questions, dont deux peuvent être retenues comme principales : d’une part, la nature propre de la conception que la pensée moderne dans son ensemble se fait de l’être humain, de ce qui le spécifie, de la conscience de ce qu’il est ; d’autre part, l’aspiration à une égalité rendue impossible du fait de cette conception anthropologique, et les conséquences auxquelles elle aboutit.
La conception que la pensée moderne se fait de l’homme est para- doxale, mais seulement en apparence : il se libère du seul fondement de sa dignité, qui est sa liberté entendue comme capacité de se porter volontairement vers le bien que sa raison a la faculté de discerner ; croyant ainsi s’affranchir d’un joug honteux, il s’abaisse jusqu’à se réduire à l’animalité dont il se fait une gloire. Cet abaissement commence par la négation de toute possibilité de comprendre vraiment le monde, d’atteindre réellement la moindre vérité, dans un agnos- ticisme de principe qui ne lui offre que la capacité de constater des phénomènes mouvants et d’élaborer à leur sujet des constructions mentales pouvant servir de cadres conventionnels à une conduite, jusqu’au moment d’en adopter d’autres (le contrat social, référence imaginaire de la démocratie moderne, en est un bel exemple). Sous les dehors fort civils d’une haute moralité, Kant, pour citer l’un des penseurs les plus significatifs, engendre ainsi l’idéologie, qui est d’abord une falsification de la réalité avant d’être un moyen de contraindre les esprits. Il n’est alors pas étonnant que d’autres réduisent l’homme à la condition d’un être de besoin, un être sans cesse à la recherche de la satisfaction d’une envie : toute l’économie, libérale ou socialiste, est fondée sur ce même principe et son exploitation. Le darwinisme social, le marxisme, le matérialisme vulgaire comme le libéralisme placent l’être humain dans cet état de nécessité psychologique constitutive et donc aussi d’insatisfaction permanente. Claude Polin consacre une longue discussion à la question de l’égalité, la lutte pour celle-ci étant considérée par certains auteurs, comme Hannah Arendt, après Tocqueville, comme la cause principale du totalitarisme. Mais, écrit-il, l’égalité n’est pas source intrinsèque de la guerre de tous contre tous, car elle peut être aussi un bien spirituel, dont les monastères, par exemple, offrent une illustration. Si donc l’égalité débouche sur la surenchère et la jalousie mutuelle au point qu’elle appelle la contrainte, c’est qu’elle n’en est qu’une certaine espèce, une égalité suscitée par un facteur supérieur qu’elle a dans ce cas pour fonction d’entretenir. Ce facteur, c’est ce que la modernité appelle la liberté, conçue comme souveraineté, aptitude à ne se soumettre qu’à sa propre loi, celle de son désir. Claude Polin remarque que le mythe de l’abondance est au cœur de la conception moderne, soit comme terme imaginaire de sa version socialiste, soit comme réalité plus ou moins consistante dans sa version libérale. L’homme est ce qu’il mange, disait Feuerbach. Quelle que soit la voie adoptée (austérité communiste, surenchère libérale à la consommation), « rendue à elle-même, dépouillée des justifications dont elle aime à se parer, et tout particulièrement de ce masque prométhéen qu’elle affiche aussi souvent qu’elle le peut, et sous lequel elle se donne pour libératrice de l’humanité, la chrématistique [la science des richesses] peut enfin apparaître pour ce qu’elle est, le principe de sociétés dont les temps passés ne purent jamais donner que l’image la plus lointaine ; car sa toute-puissance sur les âmes et les cœurs traduit la mort de l’esprit, et quand il n’a plus le sens de l’intelligible, l’homme est bien la plus méchante et la plus stupide des bêtes » (L’esprit totalitaire, p. 91).
Mais alors, pourquoi le totalitarisme, c’est-à-dire cette manière physique ou psychique – de rechercher l’unanimité, de « forcer les gens d’être libres », comme le proposait Rousseau, de les faire entrer dans le processus de déshumanisation impliqué par la poursuite exclusive de biens qui ne peuvent jamais combler les désirs ? Tout simplement parce que la réduction de toute vie humaine à l’assouvissement des désirs, insatiables par essence, entraîne la méfiance des uns envers les autres, et donc, dans cette optique, la nécessité du contrôle La fabrique d’un « homme nouveau » entièrement adapté au flux du devenir est le fruit naturel de cette option fonda- mentale : un « sujet d’un changement constant de mode de vie, de tâches quotidiennes, de croyances, qui obéit aux critères les plus arbitraires, car ce qui compte n’est plus l’objectif du mouvement mais le mouvement en soi et pour soi » (ibid., p. 95).
Dès lors peuvent se déployer tous les moyens de pression, la publicité, la propagande, la surveillance mutuelle, la transparence, l’ostracisme. Xavier Martin, par une approche distincte de celle de Claude Polin, ne dit rien d’autre, détaillant particulièrement cet aspect dans S’approprier l’homme : un thème obsessionnel de la Révolution (1760–1800) (DMM, Bouère, 2010). Dans la société totalitaire, surtout telle qu’elle s’est métamorphosée, le pouvoir tend à se diffuser, à se dissoudre même dans la masse. Dire que « le pouvoir est partout », cela veut dire que chacun est sommé de l’exercer, non seulement sur les autres, mais sur lui-même. « Argus n’est pas un homme mais l’ensemble de tous ceux qui se surveillent les uns les autres, et consti- tuent par les liens de contrôle réciproque qu’ils tissent ensemble le tissu même de leur société » (L’esprit totalitaire, p. 99). C’est pourquoi la terreur, quelque forme qu’elle prenne, est distincte de la tyrannie classique exercée à la manière d’un Ivan le Terrible. Elle ne peut pas être seulement conçue comme la violence produite par un centre unique de pouvoir, avec ses innombrables services de police et ses prisons, du moins sa tendance naturelle n’est pas seulement en ce sens. Elle repose sur toutes sortes de zélateurs, non seulement ceux qui y trouvent plus que les autres matière à satisfaction, mais toujours plus auprès de victimes consentantes. Plus se réalise l’esprit tota- litaire, plus celui-ci se diffuse et met en œuvre la réciprocité du contrôle des comportements et des consciences.
C’est du moins la pente naturelle, l’esprit que dégage la mise en évidence des enchaî- nements philosophiques à partir des présupposés modernes, et qui aboutit à déterminer l’essence du totalitarisme et la fin à laquelle tend sa mise en œuvre si elle ne rencontre pas d’obstacles, y compris ceux qu’elle engendre elle-même. Le destin logique du totalitarisme est d’en arriver à son autorégulation au sein d’une vaste machine sociale. Comme cette perspective ne correspond pas à la nature, surtout à la nature humaine (concept aujourd’hui honni au point de susciter la haine !), le recours à la terreur est nécessaire pour imposer la fiction qui la nie. La « dictature du prolétariat » est le préalable indispensable à l’avènement eschatologique de la société sans classes. La démarche philosophique de Claude Polin s’est située parallèlement à d’autres approches de même veine, en particulier celle de son collègue et contemporain italien Augusto Del Noce. Quoique empruntant des pistes légèrement différentes, surtout à cause de la filiation italienne de l’hégélianisme, si importante pour la compré- hension du fascisme et du communisme péninsulaire, leur méthode de travail a présenté des points communs : un même effort pour identifier le noyau central des théories modernes, pour mettre en évidence leurs aboutissements inéluctables, en particulier leurs contradictions et leurs effets antihumanistes. Ainsi, de même, du phénomène historique permettant de comprendre la continuité profonde, quoique dialectique, entre le totalitarisme du passé et celui qui pointait dès avant la fin du régime soviétique. Dans les lendemains immédiats de mai 68, Del Noce écrit à propos de la forme que prend la société issue de cette nouvelle étape historique de la modernité : « C’est une société qui accepte toutes les négations du marxisme à l’égard de la pensée contemplative, de la religion et de la métaphysique ; qui accepte, par conséquent, la réduction marxiste des idées au rang d’instruments de production ; mais qui, d’autre part, rejette les aspects révolution- naires et messianiques du marxisme, qui rejette par conséquent ce qu’il reste de religieux dans l’idée révolutionnaire. Sous cet angle, la société technologique incarne vraiment l’esprit bourgeois à l’état pur ; l’esprit bourgeois qui a triomphé face à ses deux adversaires traditionnels, la religion transcendante et la pensée révolutionnaire » (L’époque de la sécularisation, Syrtes, 2001, p. 36). Le même auteur a amplement détaillé ce constat d’une sorte d’historique prise de relais, qu’il estimait logiquement nécessaire, dans des pages consacrées au « suicide de la révolution » opéré par Antonio Gramsci, fondateur du parti communiste italien mais aussi fossoyeur du léninisme, et prophète – peut-être inconscient – de l’esprit révolutionnaire actuel, foncièrement nihiliste et déshumanisant.
Dans Gramsci ou le suicide de la révolution (éd. fr. Cerf, 2009 ; original italien Il suicidio della rivoluzione, 1978), voici comment Del Noce analyse ce passage à un degré supérieur d’enfermement dans le matérialisme (il est piquant de noter que l’un des acteurs intellectuels de ce passage à l’après-communisme, Herbert Marcuse, auquel le philosophe italien s’intéressait, ait pu dénoncer l’homme unidimensionnel produit par la « libération » dont il se faisait le prophète). Del Noce relève l’ouverture de Gramsci envers une certaine bourgeoisie, non pas à la manière du Manifeste communiste, où la bourgeoisie bénéficiait d’un éloge funèbre pour le rôle d’activateur du cours de l’histoire qu’elle avait joué à l’encontre de la société médiévale, mais en vue d’une jonction permettant une avancée vers les finalités ultimes de l’utopie moderne, cette parfaite « autonomie » humaine à laquelle aspiraient les Lumières : « Chez Gramsci, il s’agit de l’alliance, en réalité durable bien que pensée comme provisoire, avec la bourgeoisie nouvelle et “progressiste” qui se sent libérée, à travers précisément une acceptation sui generis de la démystification révolutionnaire, de tout préjugé de la morale traditionnelle. […] le renoncement du communisme à la mentalité messianique coïncide avec le renoncement de la bourgeoisie au moralisme » (A. Del Noce, Gramsci…, op. cit., pp. 153–154). En conséquence, Gramsci s’efforça de limiter les aspects les plus brutaux du système totalitaire, faisant douter de son « orthodoxie », mais annonçant le passage à une forme nouvelle et supérieure de totalitarisme, allant du plan de la contrainte physique à la coercition morale, selon les normes posées par des « intellectuels organiques » définissant un nouveau « sens commun », suivant une pédagogie consistant à exclure du champ de la pensée ce qu’ils définissent comme impensable.
Il faut ici citer largement Del Noce : « C’est à propos de Gramsci que nous pouvons comprendre dans toute sa profondeur la formule, apparemment très simple, par laquelle Éric Voegelin définit le totalitarisme : “L’interdiction de poser des questions” (en effet, la forme de pensée “idéologique” exige que l’on ne pose pas de questions sur sa propre “vérité”). Dans cette définition, c’est sa nouveauté qui est dite : car si le conformisme du passé était un conformisme des réponses, le nouveau conformisme, lui, résulte d’une sélection des questions, qui fait que les questions indiscrètes sont paralysées en tant qu’expressions de “traditionalisme”, d’“esprit conservateur”, “réactionnaire”, “antimoderne” ou, mieux, quand l’excès de mauvais goût parvient à sa limite, de “fascisme”. On en arrive ainsi à la situation où c’est le sujet lui-même qui s’interdit de poser ces questions, en tant qu’il les juge “immorales”. Jusqu’à ce que ces interrogations, en vertu de l’habitude ou de l’enseignement, ne se posent plus. En effet, pour les questions rationnelles, il ne se passe pas la même chose que pour les instincts qui, refoulés, réaffleurent ; elles, au contraire, peuvent disparaître totalement. La dissidence est rendue impossible, non par la coercition physique, mais par la voie pédagogique. C’est dans sa transposition au domaine “moral” que le totalitarisme se coule dans sa forme la plus pure » (Ibid., p. 155). Du passage qui vient d’être cité il ressort que le « bon » sujet de la nouvelle société s’interdit de poser des questions parce qu’il pense non seulement qu’il pourrait être risqué de se les poser, mais parce qu’il les considère lui-même comme « immorales », à écarter comme de mauvaises pensées. Là réside certainement l’objectif final de la pédagogie collective qui arrive à transformer en ascèse de la pensée le refus de la vérité par le moyen de la culpabilisation.
Claude Polin et Augusto Del Noce ont fait œuvre complémentaire. Ils ont perçu dans la logique conceptuelle de la philosophie moderne comme dans l’évolution de la société occidentale qui l’a mise en œuvre – chaotiquement et cependant toujours en cohérence avec ce que renfermait son projet initial –, un même phénomène de violence commise sur l’être humain, une violence exercée par les uns sur les autres, mais visant à obtenir un acquiescement final universel. L’un et l’autre ont développé leurs réflexions dans la période qui a suivi mai 1968, expliquant des évolutions qui n’étaient alors, pour certaines d’entre elles, qu’à l’état embryonnaire ou, en tout cas, moins claires qu’aujourd’hui, voire inimaginables : la décomposition culturelle, accentuée par une crise programmée de l’éducation, l’inversion des normes morales et la banalisation des pratiques criminelles corrompant la capacité de discernement du bien et du mal, le déracinement physique et culturel de populations entières, la destruction de la mémoire constitutive de la continuité humaine, l’effet multiplicateur des nouvelles techniques de gestion et de communication collectives qui permettent de traiter le monde social comme un programme informatique, la décadence en chantant… Aujourd’hui, l’horizon se partage entre prétentions babéliques et régression intellectuelle et morale inédite. L’histoire a montré comment finissent ces phénomènes d’essence blasphématoire. Il n’appartient qu’à nous, Dieu aidant, de refuser d’y coopérer.