Numéro 142 : L’attente d’une issue
L’historien et sociologue Pietro De Marco, s’exprimant dans un entretien avec Daniele Matzutzzi dans le journal Il Foglio le 6 septembre 2018, a évoqué la paralysie, ou l’aphasie régnant après l’échec des attentes quasi-messianiques de l’époque conciliaire. « Après des décennies de subversion et un projet raté, ce chemin obligé n’a eu et n’a qu’un seul résultat pour ceux qui sont restés dans l’Église : l’immobilisation de la capacité originaire et constante du jugement que celle-ci porte sur les hommes qui lui ont été confiés, et le passage prévu de la tragédie à la farce : une “révolution chrétienne” […] qui devient une prédication humanitaire, usée et dépassée. Chez le chrétien, cette immobilisation du jugement, sous le prétexte trompeur de se mettre à l’écoute de l’Évangile et de l’homme, précède généralement la phase de dépendance mimétique envers les paradigmes laïques, dans une sorte de fascination, puis l’éloignement croissant d’avec le centre, les fondements devenant étrangers au croyant. » Il s’agit donc d’un processus d’aliénation progressive, de transformation des âmes chrétiennes en coquilles vides. Le cardinal Müller, dans un autre entretien, accordé le 21 novembre 2018 à LifeSite News, a complété ce jugement en estimant qu’il y a actuellement dans l’Église une influence rampante de l’athéisme, influence qui est cause et effet de la crise qui persiste depuis cinquante ans, dont l’un des aspects est d’avoir transformé des ministres du Christ en fonctionnaires de la sécularisation. Cet athéisme est sournois, il est avant tout pratique, jamais (ou exceptionnellement) explicitement théorisé, ou alors seulement de manière oblique, par adoption de jugements dictés par le monde antichrétien. Les auteurs spirituels ont vu dansl’acédie, qui est un dégoût des choses de Dieu, la racine de ce genre de chutes, imputable à la routine et au laisser-aller, ouvrant la voie à l’immoralité charnelle, châtiment de l’orgueil, de la vanité, du désir de plaire. Le fait est que ce qui se passe aujourd’hui illustre nettement cet abandon de la vigilance et ses conséquences.
La « réforme » entreprise depuis bientôt six ans a redonné de la vigueur aux pires tentations de servilité envers le monde qui avait marqué les lendemains immédiats de Vatican II. Mais, comme le dit Pietro De Marco, elle est usée, située entre la reprise de thèmes sociaux dépassés – migrants, réchauffement climatique et périphéries enthousiasment moins que l’attente messianique de la révolution sociale, d’autant que si cette dernière avait pour elle un esprit de combat, il n’en va certes pas de même avec ces thèmes résiduels, essentiellement conventionnels ou sentimentaux – et la nécessité d’accepter les nouvelles exigences de la culture dominante, ce qui ne peut qu’aggraver la dérive vers le laxisme et la corruption morale, à un point beaucoup plus spectaculaire qu’il y a un demi-siècle. Ce retour tardif est donc décalé et n’est pas même arrivé à se repenser sur des bases d’une élaboration idéologique cohérente, se contentant de reprendre la rhétorique du jour, tributaire de la pensée faible caractéristique des décompositions de la modernité tardive. En comparaison de la période initiale, la dépendance est donc nettement accentuée. Et si l’éclatement des innombrables scandales profitent à la propagande anticatholique, ils n’en sont pas moins ressentis comme ne coïncidant pas avec l’image jusqu’ici donnée d’un pape François encensé de toutes parts, mais dorénavant pris dans la contradiction entre fracassantes déclarations de tolérance zéro, et refus de mettre un terme à la promotion de personnages scandaleux.
Cet état de choses présente paradoxalement quelques aspects bénéfiques. Le premier et le plus clair d’entre eux est de clarifier les positions. Non pas tant celle des activistes de Wir sind Kirche, depuis longtemps en rupture pratique avec la catholicité, mais plutôt tous ceux qui se sont précipités dans l’adhésion à tout ce qui, dans les dernières années, a ouvert des brèches qu’ils se sont empressés d’élargir. À terme plus ou moins rapide, quoique revendiquant leur appartenance, surtout lorsqu’il s’agit de clercs, voire d’évêques ou de cardinaux, la rupture est humainement inéluctable. Chacun suit son penchant, et se sentant désormais encouragés, comment pourraient-ils s’arrêter en chemin ? De tels naufrages sont bénéfiques, au même titre que les hérésies dont saint Paul affirme qu’elles sont utiles à la manifestation de la vérité (cf. 1 Co 11, 19 : « oportet haereses esse », selon la Vulgate).
Moins dramatiquement, mais très heureusement, la même situation signe la fin de l’illusion du modérantisme. Celui-ci a été caractérisé pendant des années par l’accumulation de toutes sortes d’arguments lénifiants, tendant à ramener les difficultés à des accidents de parcours, à sauvegarder les responsabilités les plus élevées pour ne s’en prendre qu’aux subalternes, aux mauvais conseillers, et ainsi de suite. Si une telle attitude a pu persister depuis cinquante ans pour détourner l’attention et rassurer à bon compte ceux qui s’y complaisaient, elle ne peut plus aujourd’hui être maintenue sans ridiculiser ceux qui l’ont adoptée. Certains, peut-être, qui ont jusqu’alors fait leurs ces explications rassurantes, ont pu avoir le souci de ne pas juger hâtivement, de ne pas mettre en cause les autorités, ou bien se sont montrés pusillanimes, tentant de repousser l’échéance de devoir adopter un parti plus tranché. Mais aujourd’hui, se rendent compte qu’ils ne peuvent plus s’en tenir à cette suspension du jugement, ils sont donc amenés, au moins à garder le silence, parfois à changer de point de vue, passant d’une longue période d’ inébranlable a priori favorable à la conscience de se trouver face à un problème de caractère exceptionnel, d’une crise qui met en cause un personnage envers qui ils n’auraient jamais imaginé devoir se poser des questions, et grosse d’incertitudes pour l’avenir. Un exemple en ce sens a été dernièrement donné par le père Fessio, un jésuite dirigeant une importante maison d’édition aux États-Unis (Ignatius Press), jusque-là très attentif à exclure toute publication ou expression s’écartant un tant soit peu d’une prudente « équidistance ». Interrogé le 23 septembre 2018 par un journaliste de CNN, Daniel Burke, désormais choqué par le silence persistant opposé aux instances de l’archevêque Carlo Maria Viganò, ce prêtre, parlant d’abord de François, puis s’adressant à lui, répondit : « “Il attaque Viganò et tous ceux qui demandent qu’il lui réponde” […]. “Je trouve cela déplorable. Sois un homme ! Debout et réponds aux questions !” » (site CNN, 23 septembre 2018)
Même si une parole publique de ce genre est rare, elle traduit une évolution, d’ailleurs très compréhensible, de la part de clercs préoccupés par la contradiction flagrante entre ce que beaucoup espéraient plus ou moins clairement d’une « réforme » annoncée, et la tournure fort différente qu’elle prend, réunissant désorganisation, divisions flagrantes et scandales d’abord niés, puis mollement ou même pas du tout combattus. De façon très significative, alors que la question n’était ces dernières années mise en avant jusqu’ici que dans de petits cénacles sans valeur intellectuelle, l’hypothèse de la possibilité d’un pape hérétique ou schismatique fait à nouveau depuis peu l’objet de discussions sérieuses et publiques. Une telle hypothèse était jusqu’à maintenant délaissée, aucune étude majeure n’ayant été produite depuis que Charles Journet et Yves Congar l’avaient abordée, à la notable exception d’un colloque international (« La déposition du pape. Lieux théologiques, modèles canoniques, enjeux constitutionnels », Sceaux, 30–31 mars 2017). Pouvoir constater que le sujet puisse à nouveau faire l’objet d’échanges sérieux et d’opinions contrastées est le signe d’une préoccupation proportionnée à la nouvelle dimension de la situation. (On peut, entre autres, se référer ici aux échanges récents entre deux théologiens italiens, Mgr Nicola Bux et le P. Giovanni Scalese, en octobre 2018. L’un tient qu’un hérétique formel, fût-il pape, est par le fait même sorti de l’Église ; l’autre qu’il convient de s’en remettre à la promesse du Christ, en Lc 18, 7–8 : « Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient à lui nuit et jour, lui qui use de patience envers eux ? Je vous le dis, il leur fera justice promptement. » Au-delà de la diversité des opinions, le fait témoigne d’une commune préoccupation.)
Ces appréhensions sont sensibles parmi beaucoup de catholiques « du rang ». Même si elles peuvent encourager l’intempestivité de certains esprits, Pietro De Marco souligne encore, dans l’entretien déjà cité, que ceux qui se montrent outrés par la situation « ne sont pas des “conservateurs” au sens ordinaire du terme, mais simplement des catholiques ». Assertion qui contredit une version convenue selon laquelle les réformes entreprises se heurteraient aux manœuvres d’un camp organisé, d’une sorte de complot ourdi par quelques membres de la Curie vaticane, dans une atmosphère rappelant le Da Vinci code. Ce thème est ressassé par les services rapprochés de la communication vaticane, mais aussi par certains grands médias. Pour en donner un simple exemple, The Guardian a publié le 27 octobre 2018 un long article du journaliste Andrew Brown, intitulé « La guerre contre le pape François », ainsi résumé : « Sa modestie et son humilité ont fait de lui une figure populaire autour du monde. Mais à l’intérieur de l’Église, ses réformes ont rendu furieux les conservateurs et mis le feu à la révolte. » Tout au contraire, répond Pietro De Marco : « C’est pour des motifs de foi que les personnes ne peuvent pas accepter cette sorte de vente promotionnelle de la réalité et de la vérité catholiques, à laquelle le pape acquiesce (en tant que pape !) depuis plusieurs années, comme pendant des années l’ont fait de la même manière des évêques, des clercs, des laïcs, des religieux et religieuses, à l’abri de l’esprit du Concile. Cette constellation “résistante” est motivée intérieurement, mais elle est dispersée et différenciée, et il n’est pas raisonnable de penser qu’elle est coordonnée ou responsable de “coups”, ou pour dire mieux, d’initiatives critiques promues par des personnalités influentes. Autant que je sache, il n’y a pas de continuité, sinon sporadique et de souffrance, des deux côtés, entre les niveaux hiérarchiques de l’institution catholique et les individus ou groupes cherchant à compenser le désastre actuel de l’Église visible par une vie personnelle de piété, suivant une théologie classique (je dirais simplement dogmatique) et la liturgie de la grande tradition latine. » Quelle que soit l’importance de ces réactions, qui jusqu’à présent demeurent discrètes, celles-ci expriment la protestation d’une fidélité de la conscience placée devant l’énigme d’une épreuve sans précédent, et que l’on a tardé à voir en face tant elle paraissait inimaginable.
L’atmosphère générale ne peut donc plus celle d’un retour espéré à un catholicisme pacifié, rajeuni et revenu aux pratiques traditionnelles telles que la confession, la piété mariale, l’adoration eucharistique, les pèlerinages… Tout cela subsiste, se développe même paisiblement, mais se voit partout associé à une nostalgie non feinte du temps de Benoît XVI, d’autant plus honoré que restent dans les mémoires l’élévation de beaucoup de ses grands textes, de ses manifestations extérieures de piété et de ses attitudes inspirant le respect. Auprès de la plupart des fidèles qu’ont rassuré, voire enthousiasmé tout cela, spécialement toute une génération de nouveaux prêtres ou de jeunes fidèles, la faiblesse de l’appel à une herméneutique de la continuité, certaines positions théologiques ou philosophiques nourrissant des perplexités, et même une renonciation toujours inexpliquée n’ont guère de pertinence, si bien que la comparaison entre les deux époques – avant et depuis six ans – ne peut être évitée. Certains s’efforcent éventuellement aujourd’hui de pratiquer la pia interpretatio de quelques mots d’ordre ou décisions de François, ignorant poliment le reste, mais le cœur n’y est pas.
Les dommages provoqués sont très grands, et il en coûte de s’en rendre compte. Ils ne font que vérifier l’avertissement donné dans l’évangile : « Malheur au monde à cause des scandales. C’est une nécessité qu’il arrive des scandales ; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! » (Mt 18, 7) Le scandale, en l’occurrence, est avant tout la difficulté devant laquelle se trouvent placés ceux qui entrent en contact avec l’Église, ou que l’on s’efforce d’attirer à elle, mais qui peinent à en identifier les signes fondamentaux lui permettant d’être identifiée. Unité, sainteté, catholicité et apostolicité sont autant de « notes », selon la terminologie consacrée, manifestant le Corps du Christ, mais ce sont surtout aujourd’hui les deux premières qui sont obscurcies : d’une part, l’unité (le semper et ubique, c’est-à-dire l’unité de doctrine professée avec constance dans le temps et l’espace, et la continuité de la structure essentielle de l’Église depuis l’origine), d’autre part la sainteté, comme source, comme foyer et comme exemple. L’une et l’autre subissent gravement les conséquences du bouleversement actuel, rendant difficile le discernement de la continuité doctrinale, et dans l’ordre pratique, la différence morale avec le monde, le tout dans un climat violent que l’historien britannique Henry Sire a synthétisé avec le titre de son dernier ouvrage, The Dictator Pope, paru en 2018. La « révolution de la tendresse, de la miséricorde et de la normalité », saluée par le prêtre canadien Thomas Rosica, s’accompagne d’une ligne de conduite indiquée par ce dernier : « Le pape François brise les traditions catholiques quand il le veut puisqu’il est totalement libre des attachements désordonnés. » (site canadien Sel & Lumière, 12 mars 2018).
Nul doute toutefois que pour le plus grand nombre, la discontinuité dans la transmission des vérités de la foi et leurs conséquences morales n’ait un caractère d’abstraction, alors que les comportements honteusement scandaleux revêtent un aspect bien plus choquant. Cela constitue du pain bénit, si l’on peut dire, pour les médias anticatholiques, ceux qui relèvent des grandes puissances financières et des instances idéologiques qui les orientent, des tribunaux de même obédience, des organismes que l’on dit issus de la société civile, à qui la dénonciation de délits effectivement commis par des prêtres, des religieux, des évêques permet de discréditer l’Église dans son ensemble, et par-là obtenir toujours plus de soumission. Le procédé n’est pas nouveau, et il est foncièrement hypocrite, puisqu’il reproche des actes auxquels par ailleurs ceux qui les dénoncent incitent et qu’ils donnent en exemple à longueur de temps. Comme ce discours est accepté et relayé de l’intérieur même de la hiérarchie ecclésiastique, sans cependant que rien ne change, le chemin qui mène au Christ a des chances de souvent relever d’une « ruse de la Providence », autrement dit d’une grâce spéciale. L’expérience montre effectivement que parallèlement au drame qui se joue aux plus hauts sommets de l’Église, la vie continue, des conversions de personnes venues de l’islam se multiplient, de même que les baptêmes d’adolescents et d’adultes, de nouvelles professions religieuses, etc.
Une course contre la montre est ouverte, dans deux sens opposés : d’un côté, le parti de la revanche tardive des partisans de l’esprit du Concile tente par tous les moyens de créer des situations irréversibles, sentant bien que le sol se dérobe sous ses pieds du fait des scandales qu’il n’a pu empêcher d’éclater au grand jour ; d’un autre côté la grande diversité des catholiques qui ressentent inégalement la gravité du moment, mais en souffrent, et qui restent dans l’expectative. L’attente se prolonge, notamment en raison de l’épais silence qui lui répond. On y a déjà insisté (« Un temps pour parler », Catholica, n. 140, été 2018). C’est un équilibre instable, par nature destiné à se rompre.