Mariage indissoluble et société liquide. Considérations canoniques.
La postmodernité occidentale est-elle une culture christianisable ? Telle est la question posée à l’Église par Claude Jeantin, avocat-procureur ecclésiastique de l’officialité de Lyon, en vertu de la riche expérience que son exercice de canoniste lui a permis de constituer. En publiant récemment aux éditions Letouzey et Ané un essai largement argumenté et documenté ayant pour titre L’immaturité devant le droit matrimonial de l’Église[1], l’auteur, né en 1951, met son doctorat en droit canonique à l’épreuve d’une synthèse courageuse. Il a en effet quelque titre à alerter ses collègues, et notamment ceux qui découvrent le métier de juge ecclésiastique, sur la nécessité d’un sursaut de cohérence professionnelle, pour l’honneur de l’Église, pour la justice due à Dieu et aux fidèles, et le regain du concept de vérité.
S’adressant donc en priorité à ses collègues, ce n’est pas en hommage à la République des lettres, mais en plaçant, par déférence, l’Église en tiers transcendant, que Claude Jeantin en emploie largement la langue, à savoir le latin qui fait foi. Son ouvrage est donc technique et difficile d’accès, mais la qualité et la pertinence de son travail justifient amplement qu’on lui fasse l’honneur de le lire avec attention.
La première partie a pour titre « Les infortunes de la croissance psychique ». Le titre Ier, composé de sept chapitres, recense l’emploi du concept d’immaturité, la plupart du temps par défaut, tant en littérature que dans les descriptions d’ambition scientifique. L’auteur ne dissimule pas la maigreur de son butin : « Tout en s’étendant et en se répandant, l’immaturité se dilue. Personne ne doute à présent de ce qu’elle n’est plus un objet clinique. » (p. 118) Le titre II, et ses huit chapitres, tentent « la saisie de l’immaturité comme incapacité psychique par le droit canonique du mariage », en relatant l’historique de cette incrustation.
La seconde partie rassemble les « expressions de l’immaturité dans la teneur du consentement matrimonial et leur traitement par le droit canonique ». Les huit chapitres du titre Ier exposent avec soin, sous l’en-tête « L’immaturité en dehors du canon 1095 CIC », les infortunes de la vertu juridique confrontée aux ignorances, aux négligences, voire aux déviances des mariés de l’aggiornamento promis en son temps. L’effrayant constat de Claude Jeantin le conduit à rassembler sous le titre II trois chapitres vigoureux de « considérations intempestives pour aujourd’hui ». Entrons donc avec ce guide assuré dans le vif du sujet.
La codification canonique, entreprise sous l’impulsion initiale de saint Pie X en 1904, et achevée en 1917, fut réformée à la suite d’une décision de Jean XXIII en 1959, réitérée par le concile Vatican II. Le nouveau Code ne se trouva prêt pour la promulgation qu’en 1983 ; cette longue gestation, jointe à l’opinion largement répandue que les grands textes du concile avaient implicitement périmé beaucoup des dispositions du Code de 1917, conduisirent de nombreuses autorités juridiques de l’Église à mettre en œuvre des élaborations propres, allant parfois jusqu’à des changements paradigmatiques. Parmi ces autorités, les tribunaux ecclésiastiques chargés d’examiner la validité des mariages. Dès les années 1960, ils ont multiplié les reconnaissances de nullité pour « grave défaut de discretio judicii » (ce qui peut se traduire par : maturité du jugement, ou discernement), puis, dans les années 1970, pour « incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage, pour des causes de nature psychique ». Ces formules ont été reprises par le Code de 1983[2], et, malgré leur difficulté de définition notionnelle, la pratique en a constamment étendu le domaine d’application, notamment sous le pavillon particulièrement complaisant de « l’immaturité », le plus souvent qualifiée de « psycho-affective ». La très vaste jurisprudence rassemblée par Claude Jeantin, et la mise en perspective que sa compétence autorise, lui permettent d’illustrer cette dérive et ses effets.
Il importe d’insister. Juger qu’un fidèle se trouve incapable de donner un consentement matrimonial, pour des raisons qui ne tiennent nullement à une insuffisance intellectuelle, ou à l’erreur sur les droits et devoirs réciproques des époux (lesquels sont par ailleurs dirimants aussi, d’après le Code), est un acte gravissime. Il est donc nécessaire d’établir fermement que la réalité justifiant cette incapacité est positivement discernable. Mais comment le juriste peut-il prétendre objectiver l’absence ou la présence d’un état mental incapacitant pour se marier à l’Église, a posteriori qui plus est, sans que l’officiant qualifié n’ait rien perçu, hic et nunc, lors du consentement public ? Et non seulement le prêtre, mais aussi les témoins qualifiés, les témoins libres que sont les invités à la noce, et sans oublier l’autre fiancé près à sceller son destin ? À quel tréfonds doit séjourner une telle défaillance pour n’apparaître qu’à l’œil initié ? Le professionnel doué d’un tel discernement est-il réputé exister ?
Claude Jeantin n’a pas ménagé sa propre peine pour chercher, dans les manuels de psychiatrie qui se sont succédé depuis l’émergence scientifique de l’aliénisme à la fin du XVIIIe siècle, les éventuelles descriptions médicales de l’immaturité en vue d’un diagnostic, et de conduites pertinentes à tenir. L’enquête ainsi diligentée parmi les écrits des « pointures » de la spécialité médicale le conduit à constater, et le psychiatre peut le complimenter d’avoir évité toute erreur de perspective, que l’immaturité n’est pas un tableau clinique mais un jugement de valeur.
De quoi l’immaturité est elle le nom, sinon d’une absence, qu’elle soit un manque transitoire ou une privation pérenne ? Ce que Descartes dit du bon sens, à savoir qu’il est la chose du monde la mieux partagée, n’est-il pas applicable à la maturité ? Qui donc s’est-il jamais plaint d’en manquer, au risque de dissiper lui-même, par une telle plainte, l’objet de sa plainte ? Le clinicien ne qualifiera pas d’immaturité une incapacité psychique acquise, comme par exemple la régression temporaire ou durable d’un adulte dont l’état général connaît une subite altération. Qu’une telle avanie survienne, et c’est à l’art médical qu’il revient de restaurer, si possible, le statu quo ante. Si quelque handicap devait perdurer par l’effet d’une lésion, un conjoint ainsi frappé, et devenant à charge, ne relèverait pas du canon 1095. Survenant après le mariage, l’épreuve peut malmener l’entente conjugale sans conduire de bonne foi à en stopper le cours au nom de quelque nullité dirimante. A contrario, et préalable à l’engagement, l’altération psychique devrait conduire prudemment à différer le mariage jusqu’au recouvrement des facultés mentales.
En clair, la « cause de nature psychique » du canon 1095, c’est quoi ? Une fiction clinique devenue fiction juridique ? La rencontre de ce contenant sémantique avec un contenu nommé immaturité est-elle d’observation, de pure logique, ou d’appropriation contestable ? Blâmera-t-on le nouveau-né humain de l’incapacité de pourvoir seul à ses propres besoins vitaux ? Nous naissons tous ignorants, insécurisés, incompétents. La croissance, l’éducation et l’instruction nous extraient de cette condition initiale de dépendance absolue, par la guidance d’adultes bienveillants dont nous serons les débiteurs, voire les obligés, sans en rester les dévots. L’immaturité initiale s’estompe, ou pas, ou partiellement, selon les situations vécues. On est mature ou pas selon son âge, dont le milieu scolaire désigne volontiers, par voie statistique, les acquis faisant repère. Alfred Adler concédait qu’être homme, c’est se sentir inférieur à sa tâche. Bref, jusqu’à preuve du contraire, nul n’est exempt d’imperfection ni d’immaturité, à charge pour chacun d’en réduire le ratio, sans qu’il soit décent d’en exciper. Suggérer un seuil de « maturité canonique », intuitivement discerné, ne risquerait il pas de fluctuer selon l’intime conviction de chaque magistrat ?
À vrai dire, c’est la dialectique de l’expertise psychologique qui va donner au concept d’immaturité un contenu rendant concevable qu’une incapacité sérieuse pût exister au moment du consentement et néanmoins échapper aux protagonistes. Le mot va créer la chose. Ni infirmité mentale patente, y compris le jour J évidemment, ni pathologie clinique manifeste, l’immaturité va devenir, saluons l’audace au passage, la cause efficiente, et donc nécessaire, de l’échec conjugal. Nimbée d’une aura pseudo-scientifique, l’explication déterministe de l’échec du couple ne manque pas d’avantages : occultant toute faute intentionnelle des époux, et écartant implicitement, pour échapper au blasphème, voire au ridicule, toute défaillance divine, l’expert peut, en ratiocinant a posteriori, argumenter l’incapacité à s’engager, hier, chez le conjoint fuyard ou chez le désavoué. Ce qui a « manqué » à l’un ou à l’autre, vaudra, pour le tribunal, nullité du sacrement dès l’origine. De vil plomb, l’échec patent devient l’or de la preuve, affirmée « à dire d’expert » d’abord, de juge ensuite.
L’usage immodéré d’un vocabulaire psychanalytique mis au service du déterminisme, en la forme d’invincibles structurations psychiques qui égarent autant qu’elles excusent, bouscula l’anthropologie post-scolastique encore en vigueur dans les années 1960. L’indistinction de la faille et de la faute, l’allergie du psychologisme à la notion de péché, la protestantisation rampante incluant les fautes personnelles sous l’égide d’un seul péché, originel et commun à tous, tout cela sentait l’amnistie générale et le paradis pour tous, dès maintenant. En exonérant de discernement, de liberté, de volonté, partant de ferme propos, les pauvres bougres d’« immatures », trop heureux à vrai dire d’être délivrés de liens puissants ayant cessé d’être doux, les experts psychologues agréés firent vaciller les catégories des juristes. Claude Jeantin décrit la prise de pouvoir des periti auprès des canonistes, et relate largement les débats attenants. Ceux-ci furent parfois modérés par les juridictions d’appel, sans que les interventions de Jean-Paul II, puis de Benoît XVI, en faveur d’une rigueur accrue parvinssent à endiguer la déferlante : embarrassés par leur échec conjugal, et fût-ce en concédant leur propre immaturité, voire en excipant d’icelle, pourquoi les époux déconfits (et divorcés civilement, voire réengagés) refuseraient-ils l’aubaine de « constats » de nullité par déduction pure d’effet rétroactif ? L’heure était à la clémence, à l’excuse, au « personnalisme », fût-il mesuré. N’est ce pas Jean-Paul II lui-même qui, dans son allocution à la Rote du 25 janvier 1988, en requérant de l’expert « qu’il approfondisse l’analyse en retraçant les causes et les processus dynamiques sous-jacents, en une analyse totale du sujet, en mettant l’accent sur ses capacités psychiques et sa liberté de tendre à l’autoréalisation de ses valeurs propres » (AAS 80(1988), 1183 cité par Claude Jeantin p. 175), entretenait l’illusion qu’une mission « totale » fût scientifiquement accessible ?
L’expertise, faute de pouvoir être adossée à quelque clinique spécifique, fut déployée selon une rhétorique spécifique. Dès lors que l’échec conjugal, dont le genre se nourrissait, la conduisait à justifier ce que l’on savait déjà, il convenait d’établir par quel obscur travers l’un des conjoints, voire les deux, n’avait pas été à la hauteur de l’engagement pris. Cédant au sophisme, l’expert en venait à brosser, pour convaincre, des portraits psychiques à ce point détestables qu’il devenait improbable que quiconque ayant un peu de sens commun fût pris d’envie de convoler avec un tel monstre. De quelle nubile le cœur eût-il battu devant l’ultime portrait de Dorian Gray ? L’improbable pourtant, le jour J, advint, et devant témoins. Durant son procès, Jeanne d’Arc elle-même ne comprenait pas que l’on parlait d’elle, quand l’avocat général décrivait avec répugnance une sorcière sortie toute armée de l’enfer. Peut-on agréer comme recevable, de la part d’un « expert », le portrait psychologique au vitriol d’un conjoint, hier convoité, aujourd’hui récusé, sans que soit distingué méthodiquement celui qu’il fut de celui qu’il est devenu, tant l’amertume de l’échec au mieux, le désir de rupture au pire, en aura altéré les traits ?
Quoi qu’il en soit, les tenants de l’immaturité obtinrent des sentences de nullité selon des motifs inconnus jusqu’aux années 1960. La question du divorce catholique de fait, par extension contestable du recours soft à la « cause de nature psychique », ou au « défaut de discretio judicii », se joua de la modération romaine. Mais qui avait introduit ce cheval de Troie dans l’Église ? Les officialités considérèrent généralement, sous leur responsabilité propre car l’expert ne lie pas le magistrat, l’immaturité « grave » comme une donnée de fait pouvant provoquer « grave défaut de discretio judicii » ou bien « incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage ». À l’abri du for interne, indécidable donc, sauf par « l’expert », et irréfutable une fois validée par les juges. Cela revenait bien souvent à une herméneutique de l’échec conjugal, dont on tirait quelque occasion d’affirmer l’incapacité à s’engager ou bien à exécuter les obligations. C’était écrit, mais qui savait lire l’histoire à l’envers ? L’anthropologie putative de ce dérapage logique dénaturant le sacrement contracté se dispensait de contextualiser l’historique de ces gâchis conjugaux, comme si la « structuration interne » de l’un des conjoints interdisait per se l’union légitime de deux êtres, naturellement imparfaits. Ce déterminisme abusif ne cessera d’occulter la réalité naturelle de l’aspiration au mariage, voulu par Dieu depuis la Création et présent dans toutes les cultures. Il encourageait la multiplication élitiste des pré-requis d’un mariage valide, pour aboutir ces dernières années à la notion du mariage comme idéal, dont l’échec deviendrait banal, et les victimes inéluctables. Or le mariage n’est pas un privilège aristocratique, c’est l’alliance prévue par Dieu pour la créature à sa ressemblance. Ce n’est pas un bâton de maréchal, c’est la feuille de route du soldat, tous grades confondus. On se marie pour s’aimer comme Dieu, qui veut notre bien, l’a déterminé pour l’homme et la femme.
Claude Jeantin expose avec une retenue décroissante ce que l’on pourrait qualifier de brigandage expertal, et l’alignement des juristes sur cette rhétorique de la cause invisible, donc irréfutable. Il ne fait pas mystère de sa déception vis-à-vis de ceux auxquels il tente, par cet essai très construit, et aussi peu polémique que possible, de rappeler leur éthique professionnelle. La correction confraternelle reste elle-même à fleuret moucheté, tant il a pu observer que rien n’encourage, au plus haut niveau de l’Église, quelque zèle à se manifester à l’encontre des usages en vigueur. Et l’auteur, qui s’y résout, et conteste la prose des periti, ne veut pas s’aliéner les officialités auxquelles, rappelons-le, il s’adresse en priorité. Il n’en désigne pas moins un acteur majeur de l’évolution rotale, et ce dès avant le concile Vatican II, en la personne de Charles Lefebvre (1904–1989). Réputé conservateur, nommé auditeur à la Rote par Pie XII en 1955, le prélat en devint le Doyen jusqu’à sa limite d’âge. C’est lui, précise Jeantin, qui dès 1967, introduisit l’immaturité dans la jurisprudence rotale (p. 149). La réforme de 1983 ne saurait donc subir l’imputation de cette initiative. A contrario, elle en a validé l’esprit. Comment pouvait-elle en limiter l’extension ? L’anthropologie post-scolastique ayant agréé la catégorie, pourquoi le personnalisme eût-il dédaigné l’effet d’aubaine ?
La pratique courante des officialités françaises est de n’étudier que les dossiers de divorcés. Ce qui montre un accommodement très surprenant avec la crainte d’offenser Dieu en matière de justice. Certes, il devient alors plus gratifiant pour la juridiction d’opter pour la délivrance des ex-conjoints, sans combat d’arrière-garde, dès lors qu’on arrive, comme la cavalerie, trop tard. Pour d’aucuns, déplore Jeantin, « c’est de la psychologie appliquée, comme celle dont on use pour recruter en entreprise par rapport à un profil de poste défini. Au cas particulier, ce serait le sociologue qui définirait le profil du mariage acceptable, sa norme d’acceptabilité. » (p. 241) Comment l’inadéquation initiale pourrait-elle être, en somme, défendue comme une valeur ? À rebours de cette logique, n’est-ce pas l’occasion d’admirer les fidèles qui, dans l’attente de la reconnaissance de nullité de leur union « pro rei veritate », parfois bien longue il est vrai, ne sont pas en couple, et acceptent la Croix de leur condition présente. Or la Croix des époux légitimes existe, elle aussi, dont l’opacité éventuelle n’est pas l’échec du lien, mais l’école de sa progression. La reconstruction psychique après l’épreuve se nourrit de vérité, sur ce qui manque ou a manqué en chacun, humainement certes, mais aussi sub specie aeternitatis.
Claude Jeantin date à plusieurs reprises la décadence aux années soixante, sans incriminer le concile Vatican II. C’eût été sans doute, pour ses pairs, un casus belli. « Comment notre monde a cessé d’être chrétien », pour reprendre le titre d’un essai providentiel de l’historien Guillaume Cuchet, voilà qui est désormais étayé historiquement, et suffisamment argumenté, chiffres en main, quant à l’évolution sociologique de la pratique religieuse, pour que les jours du tabou ne fussent désormais comptés parmi les hommes de bonne volonté. En disposant que désormais, chaque âme, « d’une façon que Dieu connaît » (Gaudium et spes, 22, 5), en sait assez pour choisir librement d’être associée ou non au mystère pascal, les Pères conciliaires ont pris le risque d’une révolution pastorale. N’auront-ils pas à en répondre devant Dieu ? Nous nous autorisons à dire qu’avec le cessez-le-feu conciliaire, l’Église a été mise aux arrêts de rigueur. Le Fils de l’homme, à son retour, trouvera-t-il encore de la foi sur la terre ?
Claude Jeantin rebondit, et il le fait bien. La querelle de l’immaturité-incapacité ne saurait occulter le vrai drame d’envergure. Le juriste cible, à bon droit, la pensée postmoderne qui, sans rencontrer de contradicteur d’envergure, sacralise un droit personnel à sa propre souveraineté. Plus médiatique qu’incluse dans le droit positif, cette doxa n’en est pas moins redoutable. Elle a pour effet concret de subsumer tout engagement moral au contentement du présent, y compris le oui matrimonial. Le laxisme des temps iréniques, qui a permis le succès du concept d’immaturité et les généreux constats de nullité, a masqué, tel l’arbre qui cache la forêt, l’impact sournois mais implacable du nouveau contexte sociétal sur les générations récentes. Lorsque la société occidentale en vient à fabriquer des immatures en quantité industrielle, l’explication par le manque incapacitant devient incompatible avec la courbe de Gauss. Si tous sont infantiles, l’infantilisme ne fait plus signal. Mais aucun enfant n’a jamais fait un époux digne de ce nom. Si l’enfant se prend pour un homme, et revendique sa propre loi, c’est d’immaturité-déviance qu’il s’agit désormais.
Dans ces conditions, l’actualité relève alors d’un autre canon, le canon 1101, lequel, en l’état, prévoit un autre chef de nullité, bien délimité celui-là, et qui a pour nom simulation[3]. Ce canon dispose que « le consentement intérieur est présumé conforme aux paroles et aux signes employés dans la célébration du mariage. Cependant, si l’une ou l’autre partie ou les deux, par un acte positif de la volonté excluent le mariage lui-même ou un de ses éléments essentiels ou une de ses propriétés essentielles, elles contractent invalidement ». Pour Claude Jeantin, et comment ne pas le suivre, la déchristianisation massive conduit, sauf exception individuelle, tout fiancé postmoderne, selon un implacable gradient d’erreurs insufflées par le siècle, à privatiser les fins de son propre mariage, c’est-à-dire à s’en faire une idée propre qui, pour être celle du temps, n’est pas celle de l’Église. Il simule, peu ou prou, l’engagement requis par l’Église pour la validité sacramentelle du mariage. À qui revient-il de le savoir, d’y parer, et de se soustraire le cas échéant si ce n’est au célébrant, et à sa hiérarchie ?
De fait, la situation ordinaire des candidats au mariage à l’église est aujourd’hui dans nombre de cas celle de concubins, dont l’état de vie contredit sur cette question la loi du Christ et fait offense à Dieu. « C’est l’époque » concède, débonnaire, le pape François à Dominique Wolton en 2017 ! Quid du candidat au mariage et de ses semblables ? Savent-ils que leur état de vie pseudo-conjugal est désordonné, et qu’en pensent-ils ? Sont-ils disposés, pour le mariage qu’ils préparent, à la fidélité réciproque, à la pérennité du lien qu’ils vont contracter, à la fécondité non artificiellement contrariée ? Simulent-ils le consentement « libre et sans contrainte » que le célébrant devra recueillir publiquement avant d’aller plus loin ? Le ratio des divorces civils consécutifs aux mariages religieux n’établit-il pas que le consentement des promis est donné, sans malice apparente, sous la condition implicite, in petto, que l’union soit heureuse ? Et non comme la volonté partagée, la Grâce aidant, de s’engager réciproquement par don mutuel dans une vie commune nouvelle, conjugale et féconde ? Ont-ils été informés qu’ils s’exposaient à la nullité sacramentelle de leur mariage en adoptant le conditionnel, ainsi que le prévoit le canon 1102 ? Il est patent que le prêtre assurant la préparation des fiancés, et celui qui reçoit les consentements, ont une responsabilité majeure dans la prévention du simulacre. « Les premiers examens, à cet égard, devraient revenir au prêtre qui prépare le mariage » précise Jeantin (p. 310), s’il en était besoin… Peuvent-ils ignorer que ce qui allait de soi il y a un demi-siècle, et qui est combattu par le monde que l’Église ne combat plus, doit faire l’objet d’un enseignement sine qua non ? La vraie doctrine catholique a‑t-elle de vrais ennemis ? Gaudium et Spes ne voulait voir dans le monde (dont Satan est le prince, ce que le texte de GS élude) que des ignorants en attente de vérité. Qui s’est chargé de les instruire ? C’est chez les baptisés désormais que l’ignorance est abyssale.
L’onde de choc d’Amoris laetitia (ch. 8 !), les synodes de 2016 et 2017, précédés du motu proprio de juin 2015 sur la réforme des constats de nullité de mariage, et de la déclaration de janvier 2015 du pape François sur la multiplicité des sacrements de mariage invalides, tout cela conduit Claude Jeantin à parler, sans risquer les Killerphrasen (pp. 277–281) menaçant de mort (sociale) le lanceur d’alerte. Le mariage catholique, aussi indéfectible que l’union du Christ et de l’Église, est menacé. Dès lors, supposer invalide une bonne moitié des mariages sacramentels fragilise tous les couples mariés à l’église. Pressentant la submersion des officialités par les dossiers de nullité réclamée par tous ceux dont le mariage bat de l’aile, et qui voient dans la déclaration papale un encouragement à accuser l’Église, Claude Jeantin en appelle à un sursaut salutaire, en prenant la situation à contre-pied : tant la nullité pour « cause de nature psychique » engorgée par l’immaturité, que la présomption de conformité du for interne et du for externe, doivent être révisées. Ouvrant son cœur progressivement jusqu’à l’émouvant témoignage des derniers chapitres, Claude Jeantin dénonce la fabrique des immatures par le monde occidental actuel, et ne mâche pas ses mots : « La question de fond est peut-être de savoir si l’Église, quant à elle, se trouve toujours animée par une volonté effective de formuler un jugement objectif de vérité sur les représentations et les agissements de ses fidèles, en vue de leur rectification. » (p. 341) Marier en l’état les simulateurs, c’est détruire le mariage catholique. Quant à la nullité pour immaturité non détectée, cela suffit ! Et l’auteur de préciser l’enjeu : « La parole de l’Église sur la condition psychique postmoderne, pour la plus grande part encore à venir, devra, elle aussi, résonner à la hauteur de sa monstruosité, si Dieu le veut. » (p. 403)
Claude Jeantin, qui en appelle courageusement à la lucidité des pasteurs actuels sur l’irénisme ambiant dans l’Église, ad extra quant à l’hostilité du monde, et ad intra, quant à la désinvolture de ses ministres, suggère le recours à un électrochoc salutaire, en s’adossant au jugement du pape François. La nullité sacramentelle des mariages nuls doit être constatée largement, suggère-t-il, par les juridictions compétentes. Ceci afin de réveiller l’Institution et d’apurer le passif. Faire justice à ceux que l’Église a mal préparés et l’inciter à revoir sa politique vis-à-vis de la discipline du sacrement de mariage, voilà la proposition pour en sortir. Il s’agit de repérer, à la façon dont le Conseil d’État l’établit dans ses arrêts, ce que le droit actuel permet ou pas, pour la gouverne du législateur, ce que l’auteur ne prétend pas être. Acceptant le martyre, en ployant sous la charge, les officialités pourraient exciper de décisions légitimes eu égard à l’état actuel du droit canonique, celles qui prennent acte, après instruction, de la nullité effective, au cas par cas, fussent-ils nombreux. Mais cette suggestion n’arrive-t-elle pas un peu tard ? Sous Benoît XVI, la volonté de protéger le sacrement n’était pas douteuse. Mais sous François, et depuis Amoris laetitia, les officialités diligentes et leurs annulations croissantes n’apparaîtraient-elles pas comme aux ordres de la Miséricorde gratuite, imméritée mais inconditionnelle, renvoyant ainsi le mariage catholique indissoluble au panthéon des idéaux plus encore qu’au Ciel des Idées ? En clair, l’organisme ecclésial est-il encore en état de réagir positivement à un tel électrochoc ?
À la question posée en titre, Claude Jeantin répond, bien entendu, par la négative. La postmodernité s’est substituée à une chrétienté que l’Église avait construite, puis délaissée. Elle reconstitue une tour de Babel où chacun, devenu roi, mais roi de rien, s’opiniâtre dans sa chimère. Le travail de Claude Jeantin est précieux, c’est celui d’un homme de foi, qui ne désespère pas d’un miracle. Tenant son créneau, cherchant à mobiliser ses pairs, il assume avec panache la parabole des talents, dont il sait qu’il rendra compte au Juste Juge. Laissons-lui la parole, celle qui conclut son essai, p. 403 : « Notre espérance est que notre travail ouvre la disputatio préalable à cette remise en ordre, contribuant ainsi, pour une petite part, à bien d’autres expressions de la vérité. Ad majorem Dei gloriam ».
[1]. Claude Jeantin, L’immaturité devant le droit matrimonial de l’Église, Letouzey et Ané, septembre 2018, 428 p., 65 €.
[2]. Can. 1095 : Sont incapables de contracter mariage les personnes : 1. qui n’ont pas l’usage suffisant de la raison ; 2. qui souffrent d’un grave défaut de discernement concernant les droits et les devoirs essentiels du mariage à donner et à recevoir mutuellement ; 3. qui pour des causes de nature psychique ne peuvent assumer les obligations essentielles du mariage.
[3]. Can. 1101 – § 1. Le consentement intérieur est présumé conforme aux paroles et aux signes employés dans la célébration du mariage. § 2. Cependant, si l’une ou l’autre partie, ou les deux, par un acte positif de la volonté, excluent le mariage lui-même, ou un de ses éléments essentiels ou une de ses propriétés essentielles, elles contractent invalidement.