Numéro 145 : La dignité humaine en désuétude
La dignité de l’homme est exaltée dès le premier chapitre du livre de la Genèse, qui distingue nettement la création de l’homme de celle de toutes les autres créatures. « Puis Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques et sur toute la terre, et sur les reptiles qui rampent sur la terre.” Et Dieu créa l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu » (Gn 1, 26–27). L’homme est placé au-dessus de toute la création, ce qui traduit l’honneur qui lui est attribué, et la raison de cet honneur, qui est dans le fait d’être l’image de Dieu. En cela est la véritable raison de la dignité naturelle de l’homme, selon ce que saint Grégoire le Grand a ainsi formulé : « “Réveille-toi donc, ô homme et reconnais la dignité de ta nature. Souviens-toi que tu as été crée à l’image de Dieu, image qui, bien que corrompue en Adam, a été restaurée dans le Christ”[1] ». La Chute originelle a atteint la dignité humaine, mais elle ne l’a pas brisée à tout jamais, et la Rédemption l’a rétablie dans sa potentialité, d’une manière « plus merveilleuse encore » (comme le dit la liturgie) : car désormais l’exemplaire de sa dignité, c’est le Christ.
La dignité de l’homme tient à son être, mais il peut la faire ou ne pas l’honorer, la faire fructifier, comme le talent de la parabole évangélique, ce talent confié qui produit du fruit, ou bien qui est enfoui (Mt 25, 14–30). La dignité de l’homme est un don en rapport avec une charge, accomplie avec plus ou mois de zèle, ou bien délaissée, voire explicitement rejetée[2].
« Chrétien, reconnais ta dignité », dit le pape saint Léon (Sermon 21, 2). L’exigence chrétienne d’assumer son être surpasse l’exigence naturelle bien qu’elle l’intègre, mais à elle s’applique l’avertissement évangélique : « À qui on aura donné beaucoup il sera beaucoup demandé » (Lc 12, 48), tandis qu’à celui qui n’a pas connu la volonté du maître il sera moins demandé (ibid., 47). Ce qui signifie que l’obligation, selon la raison, de cultiver sa qualité d’homme incombe à tous, et pas seulement aux chrétiens !
Telle est donc la conception de la dignité cultivée dans le monde situé dans l’attente de la venue du Christ, plus encore depuis, mais aussi déjà présente, quoique de manière imparfaite et incomplète, dans la philosophie antique et dans ce qu’il est convenu d’appeler la sagesse des peuples – penser par exemple à l’universel respect pour les morts, à Antigone…
Le péché d’origine, par le seul fait de sa possibilité, montre que la dignité présuppose la liberté, c’est-à-dire la faculté de vouloir et faire le bien que la raison a discerné, mais aussi la possibilité de l’infidélité. Plus encore qu’à l’aspect ontologique de la dignité de l’homme, la pensée chrétienne médiévale a donc prêté attention à sa condition de réalisation, à son expression propre, le libre-arbitre. C’est en effet la liberté, par le consentement ou le refus de ce que la raison identifie comme bien, qui est l’élément constitutif de la dignité naturelle de l’homme et qui fait de lui l’image de Dieu. C’est au demeurant dans ce creuset théologico-philosophique qu’a été prise en considération de la manière la plus affirmée la place essentielle de la raison comme appui sur lequel repose et se développe la liberté, et hors de laquelle celle-ci n’a pas de sens[3]. Il y a donc trois éléments dans cette conception éminemment traditionnelle : l’homme, distinct dans son être même de tous les autres êtres créés, la raison, qui accède à la connaissance du bien, la liberté, qui lui permet de le vouloir, devenant ainsi procréateur de lui-même.
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On le comprend aisément, la dignité humaine n’est pas une invention de la Modernité, nonobstant certaines affirmations contraires relevant de la pure volonté de s’imposer, sinon de la répétition stupide ou de la croyance irrationnelle. Un simple exemple, celui de la juriste et théoricienne des droits de l’homme Mireille Delmas-Marty, membre de l’Institut : « D’un point de vue philosophique, la notion de dignité humaine trouve ses racines dans la philosophie kantienne[4]. » Toute une doxa s’est élaborée sur ce type de propos, laissant croire qu’il a fallu attendre l’époque des Lumières pour en arriver à l’idée que l’homme possède comme tel une dignité qui le distingue de tous les autres vivants – ce que nient aujourd’hui ceux qui cherchent au contraire à supprimer la distance spécifique mettant l’homme à part dans le règne animal.
L’affirmation comporte de nombreuses variantes, et on la rencontre malheureusement souvent dans des milieux de culture catholique. L’idée, ancrée comme une évidence non discutable, est que la philosophie de Kant a été le point de départ d’une compréhension enfin adulte, si l’on peut dire, de la dignité humaine. En témoigne l’affirmation suivante, parmi bien d’autres : « Sans doute la pensée occidentale a‑t-elle trouvé dans la pensée de Kant sur la dignité sa formulation la plus nette : agis de telle sorte que tu trouves l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de l’autre, et que tu la traites toujours et en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen[5] ».
Une autre attitude consiste à admettre un progrès sans rupture profonde. Le génie de Kant aurait ainsi été de formuler en termes nouveaux la conception chrétienne préexistante. La « sortie de l’état d’immaturité » (Unmündigkeit) par laquelle il définissait l’Aufklärung aurait donc permis un progrès de la connaissance, dans une sorte de dépassement dialectique. L’argument est bien faible en réalité[6]. Si la dignité est affirmée en commun, tant dans la tradition théologico-philosophique chrétienne et dans la philosophie des Lumières, si de la même façon elle est posée comme une conséquence de la possession par l’homme de la liberté, il n’en reste pas moins que cette dernière est pensée d’une manière totalement contradictoire dans les deux démarches intellectuelles.
La question nodale est en effet celle de la définition de la liberté. D’un côté, dans la vision biblique, et à des degrés divers de clarté, dans la conception naturelle la plus commune, elle est une capacité de se mouvoir volontairement vers le Bien en général, qui est Dieu, et ce qui conduit à Dieu, celle aussi de fuir le mal, c’est-à-dire ce qui en détourne : tel est le premier principe de la moralité, de la vie ordonnée, individuelle comme collective. En regard, la liberté est, dans l’esprit des Lumières, la « propriété de soi » (Locke), la possibilité, revendiquée par chaque individu (adulte, en possession de ses moyens, et, ajoutons-le, en mesure de s’imposer) de définir lui-même la loi à laquelle il entend se soumettre (Kant). Il est toujours possible de jouer sur les équivoques, d’exalter abstraitement – idéologiquement – la liberté, de faire comme si l’autonomie kantienne signifiait le degré le plus élevé de l’éducation et du gouvernement de soi-même, encore faut-il comprendre que l’idéal anthropologique des Lumières n’est ni le sage ni le saint, mais l’homme qui se voit remettre la fonction de « légiférer » par lui-même, de décréter ce qui est bien ou mal en toute indépendance, qui « construit » sa vie à sa guise. Tel est le modèle – quasiment l’idée platonicienne – vers lequel les hommes concrets sont sommés de tendre afin de se libérer des « préjugés », de la soumission aux maîtres, etc. Cet idéal de vie peut être source d’ascèse, mais d’une ascèse purement négative. La libération, dans l’esprit des philosophes des Lumières, consiste à se dégager de la loi divine et naturelle pour s’attribuer la prétention de transformer l’ordre des choses, d’oser penser la réalité autrement que comme un don reçu et de la transformer.
La période présente voit s’accomplir avec bien moins d’entraves psychologiques et matérielles que par le passé de telles prétentions, et le transhumanisme et autres innovations semblables en sont le dernier produit. Le marxisme avait déjà manifesté la volonté de procéder à une nouvelle création de main d’homme, après la révolution française La contradiction n’a jamais aussi bien traduite que dans la célèbre opposition de saint Augustin dans La cité de Dieu : « Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste[7]. »
Il reste que l’argument d’une éventuelle conciliation peut être proposée de manière pratique, comme une sorte d’alliance circonstancielle entre tous ceux qui reconnaissent à l’homme une dignité spécifique, quoique avec des arguments fort distincts. Ce jeu dangereux avait donné lieu à la laborieuse théorisation présentée par Jacques Maritain, dans L’homme et l’État, ouvrage lié aux circonstances de la guerre et à la propagande américaine afférente à laquelle le philosophe avait prêté son concours. Constatant l’échec du rationalisme dans sa tentative d’unifier le monde, mais voulant contribuer à créer une certaine base idéologique universelle non spécifiquement chrétienne, il proposa ce qu’il voulait considérer comme la solution pour les temps nouveaux : le pluralisme des croyances autour d’un credo commun, « le credo de la liberté[8] », dont la reconnaissance de la dignité humaine à travers l’affirmation des droits de l’homme serait l’objet principal. C’est l’idée qui a influencé la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), mais elle ne reposait évidemment que sur l’équivoque, et a débouché sur des interprétations évolutives bien éloignées de ce qu’avait prévu Maritain. Même si ce texte a été célébré avec éclat en 2018, il est bien clair que son caractère factice éclate aux yeux[9].
Dans cette même seconde partie du XXe siècle, la croissance considérable de la technique, d’un côté, la décomposition culturelle et religieuse, de l’autre, ont eu pour effet de perturber tous les repères, et de favoriser le développement sans entraves des atteintes à la vie et à la nature même de l’être humain. L’avortement de masse en est l’un des plus évidents symboles, auquel s’ajoute maintenant le transhumanisme. Dès lors le discours sur la dignité humaine issu des Lumières, lui-même subversif de la notion naturelle et chrétienne, s’est trouvé en position délicate, apte à être invoqué en tout sens comme argument de circonstance, que ce soit pour freiner certaines manipulations biologiques sur l’embryon, la réalisation de croisements homme-animal ou à l’inverse, pour justifier toutes sortes de comportements déviants. Une étude de son utilisation dans les cours constitutionnelles occidentales et dans la production législative vérifierait aisément le fait. Il ne peut en être autrement à partir du moment où la dignité humaine est réputée intouchable, mais continue d’être définie comme fondée sur une liberté confondue avec l’exercice de l’autonomie, sans lien avec le bien et le mal, notions réputées hétéronomes, tenues comme expression d’une violence.
Il n’en demeure pas moins que le concept de dignité élaboré au XVIIIe siècle est inéluctablement soumis aujourd’hui à une épreuve de vérité, pour la simple raison qu’après avoir servi à s’affranchir de la loi naturelle, elle en vient à gêner les versions les plus audacieuses – et les plus logiques – de la libération de toute les limites, maintenant caractéristique de la décomposition postmoderne. Dans ces conditions nouvelles, un professeur de l’université pontificale Antonianum, à Rome, le père franciscain Lluis Oviedo Torró, a pu faire le constat suivant : l’idée de dignité humaine est « l’un des rares concepts qui se forgent dans la conjonction entre l’inspiration chrétienne qui exalte l’excellence de l’être humain dans l’ordre de la création, et les efforts des Lumières et de l’humanisme pour situer les hommes au centre de tout. On peut affirmer que nous sommes face à l’un des rares cas où se réalise une bonne convergence entre la tradition chrétienne et l’esprit moderne qu’incarnait Kant, à côté de beaucoup d’autres visant à donner à l’humain une importance majeure[10]. »
L’auteur ne s’inscrit pas exactement dans la lignée concordiste si pratiquée dans un certain milieu ecclésiastique. Il part du constat que la rhétorique de la dignité humaine s’épuise et est ressentie comme une gêne pour tous ceux qui veulent avoir les mains libres pour procéder à des expérimentations sur l’homme, « augmenter » certains humains et en éliminer d’autres comme des déchets, toutes choses préparées de longue date, note-t-il, par la sociobiologie et le behaviorisme nord-américain, et mises en programme par des centres de recherches d’avant-garde et des multinationales. Les publications explicitant ce souhait de voir remiser à un rang subalterne, sinon éliminer l’idée de dignité humaine ont tendance à se multiplier et à se faire toujours plus explicites. Beyond freedom and dignity, de B. F. Skinner, l’un des grands comportementalistes américains, matérialiste résolu et donc négateur de la liberté, fut un ouvrage pionnier dans cette direction (1971) ; plus près de nous le très médiatisé Steven Pinker[11], également psychologue et non moins matérialiste que le précédent, critique l’inconsistance et le manque de cohérence du concept (moderne) de dignité, et invoque la vraie logique de l’autodétermination professée par les Lumières, qu’il oppose à la dignité qu’il qualifie tout simplement de « stupidité »[12]. Dans ces conditions, l’invocation rituelle de la dignité humaine dans les discours officiels est appelée à être battue en brèche, et le mythe de la civilisation moderne occidentale, avec son humanisme revendiqué mais sans fondement réel, risque de succomber sous le cynisme. Tout cela va bien évidemment dans le sens de la levée de tous les interdits encore opposables aux recherches scientifiques, tant sur les corps que sur les âmes.
Par delà l’observation d’une certaine communauté verbale entre la reconnaissance chrétienne de la dignité de l’homme et la conception venue des Lumières qui la contredit, et la très probable vanité de l’espoir d’en tirer des effets pratiques, un fait se confirme : le concept moderne de dignité est, dès le départ, gros de l’évolution qu’il connaît aujourd’hui, au même titre que la décomposition postmoderne est précontenue dans le concept même d’une Modernité qui promet l’humanisme le plus glorieux mais accumule tous les éléments de son abaissement. L’aspect positif du moment actuel est, dans ce domaine comme dans quelques autres, l’exclusion des esquives et le retour, qu’on le veuille ou non, à l’essentiel.
Bernard Dumont
[1]. Sermon 27 « In Nativitate Domini », 7, cité par José Miguel Gambra, « Le concept de dignité humaine », in B. Dumont, M. Ayuso, D. Castellano, Église et politique. Changer de paradigme, Artège, Perpignan, 2013, p. ****
[2]. Saint Ambroise écrit : « Il est bon d’adhérer à Dieu et de ne pas plier le cou sous le joug du monde. Veille dès lors à ne pas entraîner en une poussière de mort ton âme à qui le Seigneur a donné une élévation naturelle et une vigueur lui permettant de monter et se hausser » (Exposé sur le psaume cent-dix-huit, IV, I, traduction Denys Gorce, Éditions du Soleil Levant, Namur, 1962, p.51).
[3]. J. M. Gambra (loc. cit.) précise, résumant saint Bernard : « Le libre arbitre devient la capacité de consentir spontanément à ce que connaît la raison, qui pour sa part n’a pas de liberté, mais appartient au domaine de la nécessité »
[4]. Mireille Delmas-Marty, Le crime contre l’humanité (PUF, coll. « Que Sais-je ? », 2013, p. 94).
[5]. Guy Aurenche, « La dignité : modernité et avenir d’un concept », Théophilyon, t. VIII, n. 2, novembre 2008, p. 332. L’auteur a présidé des ONG comme l’ACAT et le CCFD. La quasi-citation de Kant est empruntée à ses Fondements de la Métaphysique des mœurs.
[6]. Jacques Maritain avait émis une idée, glosant plus ou moins sur celle de désenchantement du monde proposée par Max Weber : la société politique moderne a rompu ses amarres avec « l’idéal sacral du Moyen Âge », dans un « processus qui en lui-même n’était qu’un développement de la distinction évangélique entre les choses qui sont à César et celles qui sont à Dieu » (L’homme et l’État, rééd. Desclée De Brouwer, 2009, p. 131, sous la rubrique « La “foi” séculière démocratique ».
[7]. Livre XIV, 28.
[8]. J. Maritain, L’homme et l’État, op. cit., p. 133.
[9]. Rappelons qu’elle commence par l’énoncé suivant : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. Etc. » Suit l’article Ier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Puis l’article 2–1 : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » C’est bien de « credo démocratique » qu’il s’agit, nullement de transaction (ce qui n’aurait d’ailleurs pas été plus satisfaisant).
[10]. Llluis Oviedo Torró ofm, « Por una implicación teológica en los debates en torno a la noción de “dignidad humana” », Proyección [Madrid], LXV (2018), pp. 137–138.
[11]. Auteur d’un livre dernièrement traduit en français : Le triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanité (Les Arènes, novembre 2018).
[12]. S. Pinker, « The stupidity of dignity », article paru dans The New Republic (28 mai 2008). L’article, écrit pour s’opposer à un rapport du Council on Bioethics (Washington) paru quelque temps auparavant, comporte diverses attaques directes contre tous ceux qui veulent entraver la libre expérimentation sur l’humain. Cf. https://newrepublic.com/article/64674/the-stupidity-dignity