Numéro 147 : la manipulation des masses
Le rejet moderne de l’ordre naturel au nom de l’autonomie humaine a théoriquement érigé l’individu en maître absolu de lui-même, ne fondant les relations avec ses semblables que sur le libre consentement d’un contrat social offrant plus d’avantages que de charges. En faisant voler en éclats les liens communautaires de type traditionnel, le contractualisme a peut-être ainsi donné aux individus l’impression d’une libération, mais en réalité il en a fait des isolats au sein d’une masse indistincte. Comme l’a souligné Hannah Arendt, « une société de masse n’est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous[1] ». Même si le contrat social n’est qu’une fiction, même si les survivances de la communauté politique naturelle ont opposé une longue résistance, il a fallu toujours plus rechercher l’unité sociale par d’autres moyens que la direction proprement politique d’une autorité que légitime la poursuite de la justice et de la paix. D’autre part, les oligarchies détentrices du pouvoir à l’abri de l’hypothétique « démocratie » ont, depuis l’aube de ce régime, cherché des moyens d’orienter le peuple souverain dans leur sens.
Et désormais ce climat de mensonge et de pressions en tous sens est notre lot quotidien, qu’il s’agisse de justifier l’agression de l’Irak en raison de la détention d’armes de destruction massive supposées détenues par ce pays, du miraculeux détournement du nuage de Tchernobyl, et de tant d’autres campagnes d’opinion à base de faits inventés ou tronqués offerts aux masses comme autant d’évidences objectives. La manipulation des masses est aujourd’hui inhérente à l’État de droit, mais elle n’a de nouveauté que son ampleur.
Dans cette opération quasi-permanente, deux parties sont en jeu : l’action elle-même de manipulation, et les masses dont l’existence et les caractères propres constituent la condition sine qua non de succès.
À la fin du XIXe siècle, en 1895, Gustave Le Bon avait publié un ouvrage, considéré comme un classique, La psychologie des foules[2]. Mais si les phénomènes d’emportement collectif (des assemblées parlementaires aux émeutiers de la faim) et du surgissement des meneurs y sont analysés avec acuité, foule et masse se distinguent, et ce n’est que de façon occasionnelle que leur analogie peut apparaître. On peut noter en particulier qu’une foule est nécessairement formée par la réunion de gens physiquement proches les uns des autres, alors qu’il n’en va pas de même, sinon accidentellement, d’un très grand nombre d’individus ordinairement dispersés et séparés, et pourtant unifiés par les mêmes stéréotypes au point de sembler être à certains égards tous pareils. Or c’est là le trait dominant de la société de masse.
Cette réalité a été perçue depuis un bon siècle et d’abord déplorée comme un processus de décadence de la civilisation. Telle fut la position d’un Ortega y Gasset, auteur de La révolte des masses[3]. Le philosophe espagnol voyait en « l’homme multitudinaire », ou « l’homme masse », un individu dont le type est répété à l’identique sous d’innombrables visages, attaché au confort, enthousiaste de la technique et mesquin dans ses ambitions. L’analyse reste littéraire et déplorative, mais elle a l’avantage de formuler la nouveauté d’un phénomène de décivilisation qui ne cessera de se préciser tout au long du siècle.
Plus tard, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le sociologue belge Henri De Man, sera lui aussi frappé par l’appauvrissement humain causé par l’entrée dans l’ère des masses. « Le signe distinctif essentiel d’une masse sociale […]est donc, en termes négatifs, l’absence de différenciation individuelle, d’initiative, d’originalité et de conscience. La masse est quantité sans qualité. Elle n’est pas sujet mais objet, au sens hégélien de ces mots. Même lorsqu’elle croit pousser, c’est encore elle qu’on pousse. Sauf dans les cas peu nombreux où elle intervient en tant que grandeur physique, les sujets vivants qui la composent ne sont que de simples unités statistiques qui se résolvent en chiffres. Elle n’est pas active, mais seulement réceptive ; elle n’agit pas, elle se contente de réagir[4]. »
C’est pourquoi le concept de masse est distinct de celui de peuple ou même de classe. Son homogénéité est essentiellement d’ordre psychologique, négatif en même temps que quantitatif, et s’entend par delà toute espèce de diversité d’appartenance sociale ou d’autres facteurs de différenciation, de l’ordre de la religion, du métier, des moyens financiers, etc. « La masse étant essentiellement caractérisée par un comportement non pas autonome, mais réactif, tout homme appartient à une masse dans la mesure où il subit avec d’autres l’action de forces étrangères qui déterminent son comportement[5]. » En ce sens la masse n’a rien à voir avec le niveau culturel ou la richesse ou la pauvreté de ceux qui la composent, mais seulement avec le fait de réagir collectivement à certains stimuli. De Man interprète la réactivité dont il parle comme du grégarisme, forme dégénérée du bonheur d’être ensemble, naturel dans une société traditionnelle aux fondements religieux, devenu attitude d’imitation propre aux conglomérats d’individus réputés autonomes mais contraints de se soumettre tous ensemble à des lois. Le constat est fondé mais l’analyse s’en tient là.
Cherchant les origines du phénomène de massification, De Man ne s’intéresse pas aux causes politiques ultimes, mais il accorde beaucoup d’importance au système économique conduisant à la production en série, à la consommation de masse, avec leur standardisation et sa baisse générale de qualité associée. Il en accorde aussi au système technique de l’information et à l’effet de désorientation produit par la surabondance et la rapidité de ses productions – on ajouterait maintenant l’artificialité de la mise en scène –, d’où « une surestimation du quantitatif pur et […] une simplification des jugements, qui sont la marque de l’infantilisme intellectuel de la masse[6]. » Finalement le sociologue voit le facteur le plus puissant de l’emprise sur les masses dans la propagande et la publicité (alors dénommée la « réclame »), qui sont deux formes de la même réalité. « Un des triomphes de la technique moderne est la fabrication d’une foule ou d’une masse invisible au moyen de la réclame et de la propagande. Le fait que l’influence ainsi exercée échappe en grande partie à la conscience des intéressés la rend particulièrement efficace. Chacun sait que la réclame atteint son but dans la mesure où elle réussit par la suggestion à se frayer un chemin jusqu’à ces régions du subconscient où se forment les associations d’idées d’ordre affectif. Pour parvenir à ses fins, la propagande ne procède pas autrement. Elle s’adresse moins au sens critique qu’aux facultés affectives et à l’automatisme des associations d’idées formées par la répétition et l’habitude[7]. »
La masse est l’envers du peuple, ce qu’il en reste après son démantèlement. Elle n’est cependant l’objet des sollicitudes de manipulateurs que si elle possède une certaine stabilité : l’emprise sur les multitudes de personnes déplacées qui circulent en ce moment de par le monde, et pas seulement en Europe, ne passe pas le cap de l’exploitation par des bandes criminelles ou des groupes d’intérêt qui s’en servent ou les infiltrent, mais ne peuvent pas en tirer plus qu’une gêne ou une menace pour les pays qui les accueillent ou en subissent la présence de fait. Au mieux, si l’on peut dire, ce sont des masses de manœuvre, mais non l’objet direct d’une prise en charge. Celle-ci pourra éventuellement intervenir ultérieurement, lorsqu’une certaine stabilisation aura été obtenue. L’étude de la propagande permet d’en comprendre aisément la raison.
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Dans ce registre, un pas en avant a été effectué par Jacques Ellul dans son maître livre Propagandes[8], qui fait droit à de nombreux travaux sociologiques en même temps qu’il apporte des analyses personnelles très détaillées. Par « propagande », Ellul entend deux réalités distinctes, ou mieux, deux aspects distincts de la même réalité, l’un actif, correspondant à l’idée commune d’une action exercée par les uns sur les autres en vue d’obtenir une adhésion, ou des actes, et l’autre passive, puis à son tour active, une réception par les sujets qui en sont la cible, mais qui, dans des circonstances déterminées, finissent par éprouver le besoin d’être « propagandés », et se transforment donc à leur tour en relais de la propagande. Ce processus affecte tout particulièrement la société de masse, qui est aussi et toujours plus une société technicienne, une société du temps réel, dans laquelle la manipulation de masse peut faire l’objet, pour une part du moins, d’un fonctionnement autorégulé.
« Pour que la propagande réussisse, il faut d’abord que la société réponde à un double caractère complémentaire : qu’elle soit une société individualiste et une société de masse. On a souvent l’habitude d’opposer ces deux caractères, en considérant que la société individualiste et celle où l’individu est affirmé comme une valeur au-dessus des groupes, où l’on tend à détruire les groupes qui limitent les responsabilités d’action de l’individu, alors que la société de masse est négatrice de l’individu, et le “considère comme un numéro”. Mais cette opposition est idéologique, élémentaire. En fait, une société individualiste ne peut se structurer qu’en tant que société de masse, parce que le premier mouvement de libération de l’individu consiste à rompre les micro-groupes, institution organique de la société globale. Dans cette rupture, l’individu s’affranchit bien de la famille, du village, de la corporation, de la paroisse, de la confrérie, mais pour se trouver en présence de la société globale, directement. Et, par conséquent, la collection d’individus, indépendants de structures locales vivantes, ne peut jamais être qu’une société de masse, non organiquement structurée. Réciproquement, une société de masse ne peut qu’être à base d’individus, c’est-à-dire d’hommes pris dans leur solitude et leur identité réciproque[9]. »
La destruction des liens sociaux organiques opérée délibérément à partir de la Révolution française et maintenue, tant par la prétention étatique au monopole que par la logique de l’économie libérale, a donc été la condition sine qua non de l’apparition d’un individu prétendument maître de lui-même et auteur souverain de sa propre loi, mais en même temps unité élémentaire d’une masse indistincte, aussi isolé qu’abstrait. C’est donc sur ce terrain qu’arrive à point nommé la propagande – euphémisée en publicité, information, communication publique… –, laquelle ne s’adresse pas à cette masse sans visage, mais à chacun de ceux qui la composent, en vue d’obtenir adhésion et soumission.
Jacques Ellul a travaillé ce sujet à partir de considérations sur la société antérieure à 1968, mais c’est a fortiori que son analyse de l’individu isolé, matière première de la machine de propagande, est fondée alors qu’est apparu le désocialisé postmoderne. D’autre part il a puisé beaucoup d’exemples dans le communisme soviétique et chinois, et restreint le rapport entre démocratie et propagande au rôle des médias (justement dénommés à l’origine mass media of communication) et au contrôle central de l’information. Les temps ont changé et désormais, au sein d’une société de masse renforcée et tendant à l’universalité planétaire, les phénomènes identifiés dans Propagandes ont dépassé, dans la même direction cependant, tout ce que l’auteur avait alors pu imaginer. Nous sommes à l’heure de la post-vérité, de la destruction des fonctions élémentaires de la pensée et de l’injonction de vivre contre-nature en tous domaines, tout cela tandis que se généralisent les procédés techniques de communication renforçant l’anonymat et, en dépit de certaines apparences sub-communautaires, l’isolement des individus transformés en citoyens du monde.
Il faut donc prendre les notations de Jacques Ellul en les amplifiant. À cet égard, on peut retenir les quatre éléments clés qu’il indique : la nécessité de rendre mobiles les individus, le primat accordé à l’orthopraxie sur l’orthodoxie (idéologique), les réflexes conditionnés, la « propagande horizontale ».
Les deux premiers points sont très aisés à illustrer dans la période récente, avec, par exemple, le thème du changement climatique, l’acceptation contrainte de la normalité de l’homosexualité, l’acclimatation de l’idéologie du genre, de la « mixité sociale » et de l’excellence du métissage universel… Ellul retient le tandem mobilité (brouillage incessant de l’échelle des valeurs par détachement de tout lien à la nature, rupture des liens avec le passé et réécriture de l’histoire) et mythe, « image motrice globale[10] » sans contenu concret mais susceptible de pousser à l’action dans un sens prédéfini, mythe qui lui-même doit connaître les transformations successives afin de maintenir la mobilité nécessaire. Que l’on songe par exemple à la potentialité d’un slogan comme « sauver la Planète »… Quant aux réflexes conditionnés, jouant sur la peur (du bannissement) et la reconnaissance sociale, la généralisation du langage « inclusif », avec ses barbarismes ridicules et ses absurdes complications, donne une illustration très claire de la pérennité des méthodes pavloviennes.
Les deux autres facteurs assurant la mobilité mentale et comportementale des individus massifiés, le primat de l’orthopraxie et la propagande horizontale, sont essentiels à prendre en compte, car ils sont plus sournois que la propagande exercée « à l’ancienne », à base de slogans assénés à partir de centres émetteurs dont l’origine est facile à localiser, en direction de populations bien identifiées, comme par exemple des tracts jetés par avion sur le camp ennemi pour inciter à la désertion. L’orthopraxie, elle, correspond au « politiquement correct », et elle s’adresse à une population entière, potentiellement au monde entier. À ce propos, Ellul affirme qu’une propagande qui n’obtient pas du sujet auquel elle s’applique un engagement complet n’est qu’un enfantillage. Il s’agit donc de le faire entrer dans un processus après un consentement initial, fût-il tacite ou accordé par inadvertance parce que « c’est comme ça qu’on dit, ou qu’on fait maintenant ». Le primat de la praxis a ainsi une grande force corruptrice. La mode, par exemple, en est un domaine d’application privilégié, qu’il s’agisse des vêtements, des attitudes affectées, de la banalisation des grossièretés et des tics de langage, etc.
Quant à la propagande horizontale, elle est comme l’envers de la même médaille : la « ligne » n’est plus imposée par des relais verticaux au service d’un centre de décision, ou plus seulement, elle se transmet simplement par la voie du grégarisme auquel faisait allusion Henri De Man. Chaque « propagandé » devient à son tour un propagandiste, un agent du conformisme. Jacques Ellul revient sur la question en évoquant les films américains dans lesquels le réalisateur n’a pas pour fin délibérée de célébrer les États-Unis : « L’élément de propagande se trouve dans le fait que cet Américain, dans son film, sans le savoir, exprime le mode américain de vivre et c’est ce mode américain de vivre (dont il est pénétré et qu’il exprime dans ce film) qui constitue l’élément de propagande[11]. » Que dire alors des séries, non plus seulement propagatrices de l’American way of life, mais des désolantes distractions offertes aux masses par le nouvel ordre mondial.
Pour clore sur ces brefs emprunts à Jacques Ellul, ce dernier apporte deux observations concernant les sujets récepteurs et retransmetteurs de la propagande. D’une part, l’individu doit avoir un minimum de culture pour pouvoir se soumettre à celle-ci et surtout s’en faire l’écho. Motif ? Il doit pouvoir penser qu’il est à l’abri de toute illusion, de par son QI élevé. « Déjà, parce qu’il est convaincu de sa supériorité, l’intellectuel est bien plus vulnérable qu’un autre à cette pulsion[12]. » La seconde remarque concerne une disposition psychologique particulièrement dangereuse, qui provient de la condition même de l’homme massifié, lequel est un être fréquemment débordant d’activité, mais aussi un homme vide. « Il est très occupé, mais affectivement et intérieurement, il est vacant […] La solitude, la solitude en masses est une épreuve, la plus terrible peut-être de l’homme moderne. Cette solitude où l’on ne peut rien partager, ou le dialogue vrai est impossible […][13] ». Cause ou facteur d’accélération, elle est fortement propice à un véritable « besoin de propagande », une addiction qui, en cas d’arrêt, provoque désarroi et sentiment de déréliction. Ce qui veut dire que la propagande, entendue dans son sens le plus large, a tenu le rôle d’une âme de substitution ; lorsque celle-ci cesse de soutenir l’homme de masse, ce dernier n’existe plus. On comprend alors aisément le succès du coaching et d’autres techniques similaires, qui pullulent aujourd’hui, et dont la fonction est en fait de réintégrer dans le courant l’individu en perte de lui-même[14].
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Il est bien normal que la connaissance de telles réalités n’ait pas été le fait de leurs seuls détracteurs. Tout au contraire, la gestion des masses, de l’opinion publique jusqu’au fichage du moindre geste de la clientèle, ou la surveillance de tous les instants d’un personnel dont on recherche l’optimisation, le contrôle social en général, sont autant de champs d’investigation en constant progrès, dans le cadre de sciences appliquées, c’est-à-dire conduites instrumentalement en vue de certains résultats à obtenir, et s’inspirant des postulats philosophiques les plus adéquats à leurs recherches. Ces bases philosophiques ne sont que des extensions de l’anthropologie matérialiste qui a commencé de se formuler au XVIIIe siècle, qui voyaient dans l’homme une mécanique à disséquer pour mieux la diriger. Une nébuleuse scientifique s’est constituée à partir de quelques écoles psychologiques théoriques ou expérimentales : la psychanalyse, le behaviorisme, l’école d’Ivan Pavlov en Russie d’avant et après la Révolution, le behaviorisme (ou comportementalisme) essentiellement américain, la Gestalttheorie (psychologie de la forme) germano-américaine. De l’ensemble se dégage une même idée du psychisme humain, les différences entre les divers courants portant sur les méthodes et sur les applications pratiques, mais ne font pas obstacle, au contraire, à l’élaboration d’une culture commune dans ce domaine particulier. Certains auteurs ont tenu un rôle de pionniers, dans une large moitié du XXe siècle.
Ainsi Serge Tchakhotine (1883–1974), avec Le viol des foules par la propagande politique, publié en 1939 et mis à jour par la suite[15]. Son intention initiale était de dénoncer les méthodes employées par le régime nazi, mais aussi de leur opposer une contre-propagande. L’auteur, qui avait été l’assistant de Pavlov à Léningrad, ne s’est pas intéressé qu’à la propagande politique, mais aussi à la gestion et à la rationalisation du travail dans l’industrie et la recherche. Sa grande référence scientifique est ce qu’il nomme la « psychologie objective », expression sous laquelle il range la plupart des écoles empirico-matérialistes et pas seulement celle de Pavlov. On trouve dans Le viol des foules une large présentation des courants de la psychologie et de leurs applications sociales, aussi bien qu’un ensemble de considérations pratiques sur les slogans, l’utilisation des images, la transformation du vocabulaire, la répartition entre la contrainte et l’attrait, tant dans le domaine politique que dans celui de la publicité ou de la dynamisation du travail, si bien que, en définitive, l’ouvrage se transforme en vade-mecum de manipulation des masses. Certaines formules sont très claires, comme celle-ci par exemple : « Pour pouvoir prévoir les réactions des masses humaines à telle ou telle excitation collective et pour savoir diriger ces masses vers des buts qu’on se propose, il faut non seulement se familiariser avec les traits caractéristiques – nationaux et professionnels – de ces masses, mais aussi connaître la psychologie des masses et des foules en général.[16] »
Dans cette voie, qui fonctionne aujourd’hui à plein régime, d’autres pionniers ont contribué à transformer l’art de la propagande en moyen « scientifique » de lutte contre la résistance au changement. Ainsi, pour Edward Bernays, neveu de Freud et fondateur du premier cabinet de public relations, « le grand ennemi de toute tentative visant à changer les habitudes des gens est l’inertie[17] ». En 1947, tandis que son contemporain Walter Lippmann, conseiller en gestion de l’opinion publique des présidents Wilson et Roosevelt puis de la CIA, sert de mentor à la grande presse américaine[18], Bernays publie un article dans une revue scientifique, au titre clairement évocateur, « The engineering of consent ». « Aujourd’hui, écrit-il, il est impossible de sous-estimer l’importance de l’ingénierie du consentement. Elle affecte presque chacun des aspects de notre vie quotidienne. Lorsqu’elle est utilisée pour des objectifs sociaux, elle est parmi les meilleures contributions au fonctionnement efficace d’une société moderne.[19] » Quant à la « dynamique de groupe » mise au point par Kurt Lewin, initialement pour aider l’administration américaine à faire changer les habitudes alimentaires des citoyens, elle vise ouvertement la manipulation des individus dans, et par le moyen des petits groupes[20]. Tous ces efforts ont engendré, par recoupements et développements successifs, une véritable industrie de la manipulation au service des plus offrants.
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On remarque que l’espace dans lequel se sont élaborées toutes ces recherches appliquées a principalement été celui des États-Unis, ordre constitutionnel foncièrement contractuel, en même temps que grande puissance conquérante, d’abord économique et commerciale avant d’être militaire. Depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, ces procédures ont envahi le monde, signe manifeste de son américanisation.
Il peut paraître singulier que des techniques d’emprise sur les populations se soient ainsi exposées à ciel ouvert. La réponse tient à la nature du régime politique établi sur la souveraineté d’une multitude d’individus en principe indépendants les uns des autres, et formant une masse indistinctes. Cette multitude appelle un contrôle social, non seulement comme tentation des élites oligarchiques lancées dans la chasse aux voix, mais surtout comme nécessité vitale du fait de l’inexistence politique des masses[21]. Longtemps, dans la mesure où les survivances de l’ancienne société subsistaient, l’appareil d’État « de droit » pouvait suffire à assurer la tranquillité de l’oligarchie par un maintien de l’ordre administratif et policier. L’évolution dans le sens d’une effective société d’individus profondément massifiés, jointe à la recomposition des structures étatiques exige, sans supprimer la pression institutionnelle, d’effectuer un pas en avant dans la gestion psychologique, ce que facilite désormais considérablement l’apparition des nouvelles « technologies de l’information et de la communication » (NTIC), arrivées à point nommé pour tenter de surmonter le chaos.
[1]. H. Arendt, La crise de la culture, coll. « Folio », Gallimard, 2000, p. 120.
[2]. Nouvelle édition, présentée par Otto Klineberg : PUF, 1963.
[3]. Original : La rebelión de las masas (1929); trad. fr. Stock, 1937.
[4]. H. De Man, L’ère des masses et le déclin de la civilisation (Flammarion, 1951, p. 44). Cet auteur, attiré par le marxisme, devenu ensuite adepte de l’organisation (planiste), plus tard, du gouvernement mondial, a eu outre-Quiévrain une double carrière universitaire et politique, cette dernière assez tourmentée.
[5]. Ibid., p. 45.
[6]. Ibid., p. 84.
[7]. Ibid., p. 50.
[8]. Economica, 1990.
[9]. J. Ellul, Propagandes, op. cit., p. 107.
[10]. Ibid., p. 43
[11]. Ibid., p. 78.
[12]. Propagandes, op. cit., p. 129. Pour éviter le piège, il faudrait à l’intellectuel en question prendre au sérieux la parole de saint Paul : « Ainsi donc que celui qui croit être debout prenne garde de tomber. » (1 Cor 10,12)
[13]. Ibid., p. 167.
[14]. Parmi d’assez nombreuses études sur le sujet, on peut se reporter à Valérie Brunel, Les managers de l’âme (La Découverte, 2e éd. 2016).
[15]. Dernière réédition : Gallimard, coll. « Tel », 2015. Nous utilisons ici la 10e édition (1952).
[16]. S. Tchakhotine, op. cit., p. 143.
[17]. E. Bernays, Propaganda, Liveright, New York, 1928, disponible sur archive.org, p. 99. Édition en traduction française : Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Lux, Montréal, 2008.
[18]. Cf. Nicolas Huten, « Néolibéralisme et contrainte sociale », Catholica n. 145 (Automne 2019), pp. 57–63, à propos d’un ouvrage de Barbara Stiegler opposant Walter Lippmann et John Dewey.
[19]. E. Bernays, « The engineering of consent », Annals of the American Academy of Political and Social Science (mars 1947), version lisible sur https://archive.org/details/ERIC_ED272981/page/n7/mode/2up
[20]. Cf. K. Lewin, Resolving social conflicts. Selected papers on group dynamics, Harper, New York, 1945.
[21]. L’aventure, ou la mésaventure, des Gilets jaunes en offre une saisissante illustration. Voir sur ce sujet l’ouvrage, par ailleurs paradoxal à l’excès, de Stéphane Bonnet, Les lois de la désobéissance, PUF, coll. « Émancipations », décembre 2019.