Sur la dignité humaine
Si les mots ont un sens et que leur altération entraîne des conséquences importantes, ce que nous croyons, alors le récent ouvrage dirigé par Bernard Dumont, Miguel Ayuso et Danilo Castellano intitulé La Dignité humaine. Heurs et malheurs d’un concept maltraité, rend les plus signalés services. Cette œuvre collective réunit sept contributeurs de diverses nationalités, plus les maîtres d’œuvre qui livrent une conclusion sans appel sur le gauchissement de la notion de dignité opéré par la modernité, et, comme elle, « floue dans son extension, et incertaine dans sa compréhension. C’est une notion auto-référentielle et polémique […]. Elle ne se pose qu’en s’opposant à la tradition telle qu’elle-même la définit » (J. Baudrillard, cité p. 201). C’est une œuvre utile en langue française, car il n’existait jusqu’alors pas d’étude globale de ce concept au regard de la mutation apportée par la modernité. Or, comme de nos jours « la dignité fait office de principe et de règle ultime du bien et du mal, elle devient impossible à critiquer » (p. 62), ce à quoi ces auteurs vont apporter un démenti argumenté et polymorphe.
La première partie de l’ouvrage, la plus riche, livre un « état de la question » en interrogeant le concept classique de dignité, et sa subversion kantienne. C’est ici un trait commun des contributions réunies dans ce volume que de souligner l’ampleur de la révolution copernicienne opérée par Kant au regard de la notion de dignité. De fait, la ligne de coupure est bien celle qui fait passer la dignité d’un concept moral à un concept ontologique, sous la plume du philosophe de Königsberg. Comme le disent les directeurs de l’ouvrage dans leur texte commun, « dans la modernité, l’être humain est défini non plus comme image de son Créateur, par la possession de la raison […] mais par une “liberté” fondée précisément sur la déliaison entre la raison et la volonté, le rejet de toute sujétion imposée à cette dernière, sa non-détermination toujours plus absolue » (p. 190).
Sylvain Luquet expose, avec une grande clarté, « la dignité dans la philosophie classique » (pp. 13–38). Il réduit en peu de mots le sophisme porteur de la conception statique, ontologique, de la dignité, en prenant l’exemple du criminel : « Si le monstre exterminateur ne mérite plus le nom d’homme, c’est que l’homme peut déchoir de sa dignité ; et que cette dignité n’est pas univoque puisque, déchu, il demeure homme » (p. 16). Exposant d’abord « le mot et la chose », il pose un regard étymologique sur le terme débattu, renvoyant à la dignitas romaine, ayant « pour origine lointaine le grec dokéo, qui signifie penser, croire, c’est-à-dire juger bon, mais aussi avoir bonne apparence, bonne réputation, et qui se trouve apparenté à doxa, à la fois l’opinion et la réputation, la renommée et la gloire […]. À l’acception morale se mêle ainsi, dès l’origine, un sens esthétique, sans doute par réflexion de l’idéal grec de la beauté physique accompagnant la beauté morale » (pp. 19–20). De là, il procède de manière apophatique[2] et porte son regard sur l’origine de la dignité de l’homme, qui lui vient « de l’excellence de sa nature, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus noble dans ce qui le définit et le distingue des autres vivants. Elle ne saurait procéder de son individualité prise en tant que telle […]. Ce qui est homme est individuel car ce qui a nature humaine n’existe qu’individuellement. Cela étant vrai aussi des chevaux, ce n’est pas l’individualité qui fait la noblesse de l’homme » (p. 22). Ensuite, il définit positivement cette individualité humaine, « plus parfaite que celle de l’animal », par la raison naturelle, et montre comment Pic de la Mirandole commence à brouiller les pistes de la conception antique de la dignité, tout en maintenant que « ce n’est pas simplement de ce qu’il est que l’homme tient sa dignité, mais de ce qui, en lui, vient de plus haut que lui » (p. 26)[3]. Il reste ainsi fidèle à Aristote pour qui, « en vérité, seul l’homme de bien est digne d’honneurs ». La leçon de la philosophie classique est limpide : « Dès lors que l’homme tient sa dignité de ce qu’il est maître de vouloir le bien auquel le dispose son intelligence, il est exposé à déchoir de cette dignité s’il en refuse le principe. Car la liberté qui lui vient de ce qu’il est raisonnable se dénature lorsqu’elle prétend ne dépendre que d’elle-même et se détourne du bien de l’intelligence » (p. 29). L’auteur recourt à saint Thomas, dans une de ses questions disputées sur la vérité, pour affiner le legs antique et procéder aux distinctions nécessaires : « Dans l’homme, la dignité n’est pas identique à l’être […] sa dignité de personne ne suffit pas à sa dignité personnelle, suspendue à la rectitude de la volonté par rapport aux biens de la raison auxquels il est ordonné par nature et dont il n’est pas libre » (p. 30). Il faut ainsi distinguer deux dignités dans l’homme, l’une qui est naturelle, « qui est en lui et ne vient pas de lui » (saint Bernard), et qui « justement parce qu’il ne la tient pas de lui-même […] est inaliénable » (p. 30), et l’autre qui est personnelle, « qui est morale » et « nullement inaliénable, puisqu’elle est à gagner par ses actes et l’autorité de la raison » (p. 31). L’auteur termine enfin son exposé en décrivant l’influence du nominalisme sur l’évolution de la dignité au regard des fins de l’homme (pp. 31–35).
Guilhem Golfin livre une réflexion sur « Narcisse sans visage, ou la dignité subvertie » (pp. 61–88). Il utilise à profit les travaux de la juriste Muriel Fabre-Magnan pour qui « la dignité en droit [est] un axiome », mais un axiome fondé sur l’inconsistance, et qui repose sur un vide conceptuel[4]. Dans la lignée de Wittgenstein, elle estime qu’il s’agit là d’un de ces mots « pour désigner un vide ». En somme, « la dignité humaine est bien assimilable à un effet de langage, dont la finalité est d’impressionner les esprits, non de les instruire » (p. 67). Pour comprendre cet abîme inconnaissable, l’auteur remonte à Kant, et aux incertitudes qui lui ont permis de s’approprier cette notion. En effet, le thème est absent des philosophes rationalistes, et l’Encyclopédie ne retient que les sens moral et social du terme. Même un texte de Hume intitulé Essai sur la dignité ou la bassesse de la nature humaine, paru en 1741, aborde la question sous l’angle du jugement moral. Kant, et c’est tout le propos de G. Golfin, s’inscrit « dans une tradition vénérable […] celle de la grandeur (et de la misère) de l’homme », pour mieux la renverser. Certes, une inflexion s’est produite au cours des siècles, et la pensée chrétienne a modifié la pensée grecque en réfléchissant au problème du mal, et indiquant que « la liberté fait la grandeur de l’homme, mais préside aussi à sa misère en tant qu’elle peut conduire l’homme à se détourner de Dieu » (p. 71). Cela a permis « d’appliquer le terme de dignité à la condition humaine comme telle, et non à sa condition sociale », ce que l’on trouve par exemple chez le cardinal Lothaire de Segni, futur Innocent III. La deuxième inflexion concerne la notion de personne, et sa redéfinition lockéenne « par la conscience psychologique de soi, dans la lignée de la pensée cartésienne » (p. 75). Kant, élaborant l’autonomie de la volonté humaine vis-à-vis de toute loi qui lui est extérieure, va donner à la dignité son nouveau visage. Il l’écrit en toutes lettres : « L’autonomie est […] le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable » (Fondements de la métaphysique des mœurs). Cette dignité « n’admet pas d’équivalent », par opposition au prix (p. 76). Elle devient alors un absolu, « en lui refusant toute possibilité de variation » (p. 77). Puisque la volonté est à elle-même sa propre loi, la dignité « se ramène, ni plus ni moins, à la célébration de la liberté indéfinie qui fait le fond de la conception moderne de l’homme, mais qui suppose d’être en quelque sorte maîtrisée » (p. 81). Pour le dire encore avec les mots de l’auteur, « Kant sépare la dignité de toute la dimension spirituelle qu’elle avait dans la tradition chrétienne, et encore renaissante, pour la rabattre sur la seule morale, entendue de la manière la plus étroite. Il la coupe donc de l’ordre général du monde pour l’inscrire dans le cadre de cette philosophie du sujet, qui est le sceau de la pensée moderne. En faisant de la personne le seul absolu, il consacre l’anthropocentrisme le plus radical » (p. 81–82). Les conséquences immenses de cette subversion sont appréciées au regard de la « concurrence des droits » qui devient « concurrence des dignités » : « Comme une telle conscience est censée ne sortir de son aliénation que dans l’affirmation de soi reconnue par les autres, ou la société dans son ensemble, la porte est ouverte à l’exigence de reconnaissance de toutes les extravagances individuelles, revêtues du sceau de la liberté ». En quelque sorte, « la dignité telle qu’elle est comprise est un absolu, mais c’est un absolu purement formel : l’autonomie de la volonté » (p. 84). La question est ensuite envisagée en termes politiques, puisqu’une telle dignité dépendant de la reconnaissance sociale, « cela signifie concrètement que décide de qui est digne ou non, ou de qui mérite reconnaissance ou non, la minorité au pouvoir ».
Aux aspects proprement philosophiques de la question, le père Lanzetta apporte l’éclairage d’une « théologie de la dignité humaine » (pp. 39–60). Fidèle à la tradition philosophique représentée par l’Aquinate, il pose que « la dignité est une perfection morale de la nature humaine et non une propriété essentielle » (p. 39). Ce perfectionnement est de surcroît fondé sur la justice, comme l’enseigne Cicéron, cité à de multiples reprises : « La justice est une disposition de l’âme qui donne à chacun sa dignité, conservée pour l’utilité commune » (De inventione, II, 160). Partant de là, le théologien envisage longuement l’état de justice originelle en distinguant logiquement la « “nature pure”, la nature créée en acte premier […] et la nature en acte second, la “nature créée et élevée” par Dieu » (p. 44). Il s’intéresse ensuite au péché originel qui rompt l’équilibre, entache « la dignité originaire de l’homme » et finalement « offense la dignité de l’homme […] en vérité, le péché dépouille l’homme de sa dignité. Avec le péché, l’homme a connu qu’il était nu (Gn 3, 7) » (p. 49). Le théologien envisage ensuite la restauration, par la Rédemption, de la dignité perdue et en vient à étudier le questionnement relatif à la dignité dans ce contexte d’une nature déchue mais rachetée : « la dignité naît de la position de l’homme dans le monde (et de la création en général) en relation avec sa mission et surtout sa vocation » (p. 57). Cela le mène à envisager la place de l’homme et son statut dans l’ordre de la création pour affirmer, selon un concept de dignité hiérarchique puisé chez saint Augustin, que « les hommes bons sont supérieurs aux esprits angéliques mauvais, par justice » (p. 58). Il renvoie aussi aux jugements de saint Thomas d’Aquin (sur la peine de mort) selon lesquels l’homme pécheur s’assimile aux bêtes : « Par le péché, l’homme s’écarte de l’ordre prescrit par la raison, c’est pourquoi il déchoit de la dignité humaine, qui consiste à naître libre et à exister pour soi ; il tombe ainsi dans la servitude qui est celle des bêtes, de telle sorte qu’on peut disposer de lui selon qu’il est utile aux autres » (IIa, IIae, q. 64, a. 2, ad 3). C’est pourquoi le père Lanzetta peut ajouter que « l’homme possède une dignité non du fait d’être homme simpliciter, mais dans la mesure où il se trouve au-dessus des autres êtres et où il est enrichi de la grâce, s’approchant ainsi de manière inégalable de Dieu (cf. Ps 8) » (p. 58). La véritable dignité de l’homme, la « dignité la plus haute », est de conserver la grâce qui fait de lui un enfant de Dieu. L’ultime conséquence du retournement kantien, faisant de l’homme une fin en soi devant qui s’incliner, « noble ou non, vertueux ou vicieux, parce que l’homme en tant que tel est porteur de la dignité », et de l’abandon de la perspective de la grâce est d’arriver à « un personnalisme fondé, de fait, sur une vision pélagienne » (p. 60).
La seconde partie du recueil traite du « multiplicateur catholique » de la déviation kantienne. Deux études portent respectivement sur deux penseurs catholiques très influents au XXe siècle, Jacques Maritain et John Courtney Murray. La première, sur le philosophe de Meudon, envisage l’humanisme intégral et la nouvelle chrétienté comme des vecteurs de diffusion de la conception nouvelle de la dignité humaine. Comme l’écrit Jon Kirwan, « la base commune autour de laquelle ses membres [de la société pluraliste] se retrouvaient n’était pas religieuse ou métaphysique, mais c’était plus simplement une conception de la dignité de la personne et des droits découlant de cette dignité » (p. 105). L’évolution postérieure de la pensée maritanienne, avec Christianisme et démocratie (1943) puis L’Homme et l’État (1951 en langue anglaise, 1953 en français) ancre davantage dans la conception moderne de la dignité. Maritain, dans le premier opus, adopte l’acception moderne de la dignité en l’assimilant à la loi naturelle : « La dignité de la personne humaine, ce mot ne veut rien dire s’il ne signifie pas que, de par la loi naturelle, la personne humaine a le droit d’être respectée et est sujet de droit, possède des droits. Il y a des choses qui sont dues à l’homme par là même qu’il est homme ». Il confesse d’ailleurs, dans le même ouvrage, sa « foi dans la dignité de la personne et de l’humanité commune » (cité p. 118).
L’autre écrivain étudié (ou plutôt, étrillé), par Julio Alvear, est le P. Murray, s.j., sous l’angle de « sa longue tentative de réconciliation du catholicisme avec l’américanisme », notamment à travers la revue jésuite America (p. 121). S’il fut réduit au silence par « les censures ecclésiastiques dont il fait l’objet au cours de la décennie 1950 » (p. 122), la parole lui fuit rendue au cours de la décennie suivante. Prenant appui sur la doctrine publiciste américaine, il estime que « la mission de l’Église doit inclure la revendication de la dignité de l’homme », au point de fonder l’ordre social sur ce principe, là encore dans la perspective moderne. En résumé, il part « d’une dignité commune à tous les hommes, pour en extraire un modèle politique ancré dans la liberté et l’égalité qui, grosso modo, seraient des conquêtes de l’humanité » (p. 125). De la liberté, il en vient à la liberté religieuse comme « “test de reconnaissance” du principe de dignité de la personne » (p. 126). Sa quête d’une doctrine moyenne, « the second view », le pousse à professer une American Proposition assez éloignée de la doctrine catholique. Comme l’indique l’auteur, « la doctrine sur la liberté religieuse de Murray ne fut pas consacrée dans tous ses aspects par le texte de Dignitatis humanae » (p. 131–132), en fondant la liberté religieuse « sur la dignité de la personne humaine, et non sur les dispositions subjectives de chaque individu (DH 2, 2) » et en présentant comme « objet primordial l’exemption de toute contrainte extérieure ». Cependant, Jean-Paul II puis Benoît XVI, dépassant le texte conciliaire, semblent adopter les vues du Jésuite au profit d’un « moyen terme. Ni la modernité – considérée dans son ensemble –, ni la contre-révolution intégriste […]. Ni laïcisme, ni confessionnalité. Ni collectivisme, ni chrétienté. La solution passe par le respect du ‘principe de laïcité’, reposant sur la liberté religieuse » (p. 136). L’auteur conclut cependant : « Il semblerait qu’il n’y ait pas de moyen terme entre la dignité classique (fondée sur la distinction entre dignité ontologique et dignité morale) et la dignité moderne (reposant sur le simple fait d’être humain, sans faire appel à son principe propre). De l’une jaillissent des biens transcendants ; de l’autre, des valeurs immanentes. Chaque fois que l’on essaie de fonder les biens transcendants sur la dignité moderne, on finit par compromettre, qu’on le veuille ou non, cette même transcendance, que ce soit dans l’ordre politique comme dans l’ordre religieux » (p. 138–139).
Ces deux penseurs ont effectivement eu une influence non négligeable dans l’acculturation du concept moderne de dignité puisque Jean XXIII, dans Mater et magistra, invoquera la dignité humaine à dix-neuf reprises, et à trente-et-une reprises dans Pacem in terris (pp. 113–114). Puis, mais cela est bien connu, le concile Vatican II entérine le concept en intitulant le document sur la liberté religieuse Dignitatis humanae. « L’incorporation par l’Église de ce langage était le fruit de six décennies de controverses et de tiraillements parmi les intellectuels catholiques » (p. 114).
La troisième partie de l’ouvrage décrit « les apories d’un concept incertain », essentiellement sous l’angle du droit. L’article de Danilo Castellano montre comment la législation de la République italienne, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, se veut cohérente « avec les théories libérales de la “dignité de la personne” affirmée par les lois sur le divorce, sur l’avortement provoqué, sur les normes en matière de rectification d’attribution de sexe, sur le “droit” à la pornographie d’État, sur le “mariage gay” et ainsi de suite » (p. 161). Le rôle politique de la Démocratie chrétienne dans cette acculturation catholique de la pensée libérale est assimilé au « cléricalisme », ayant « favorisé le passage de la culture catholique à la Weltanschauung libérale. Cela s’est donc produit à travers un transfert. La dignité de l’homme a ainsi été troquée avec sa liberté, définie comme “liberté négative” » (p. 165). Cette « identification de la dignité avec la liberté », rendant évident le tournant pris par la pensée catholique, est aujourd’hui « entré dans la mentalité courante » par le biais de ce cléricalisme justement dénoncé (p. 166).
L’article de Nicolas Huten envisage « l’instrumentalisation de la dignité humaine dans le droit contemporain » (p. 167–186). Comme le soulignent plusieurs auteurs de ce recueil, la dignité humaine n’est que tardivement reconnue dans les textes juridiques, étant « absente des chartes et déclarations officielles des droits, ou choses afférentes, jusqu’au milieu du XXe siècle » et son invocation « comme valeur principielle du droit est en fait une réaction à la Seconde Guerre mondiale » (p. 64). L’apport de N. Huten est de situer l’appropriation juridique du concept dans le temps long. Il montre comment, dès le décret abolissant l’esclavage en 1848, « la conception de la dignité […] s’inscrit dans le prolongement des théories jusnaturalistes modernes qui ont abouti aux premières déclarations de droits et de devoirs : l’homme est digne parce qu’il naît libre et qu’il détient par nature des droits et des devoirs ; sa dignité naturelle, qui résulte de sa liberté, se traduit politiquement par le régime républicain » (p. 169). Néanmoins, la mobilisation du concept est très tardive, le point de départ étant la Charte des Nations Unies de 1945, s’inspirant du statut du Tribunal de Nuremberg, pour lequel « l’obligation de respecter la dignité de la personne représente le fondement légal de ce nouveau type d’infraction [le “crime contre l’humanité”] créé de toutes pièces pour sanctionner des crimes d’une ampleur inégalée » (p. 171). D’autres instruments juridiques viennent reprendre cet impératif du respect de la dignité ontologique : la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme du 2 mai 1948, ou encore la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 proclamant que « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine […] constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Il évoque encore Pacte des droits civils et politiques du 19 décembre 1966 ou la Convention américaine relative aux droits de l’homme du 22 novembre 1969 et estime qu’à partir de cette époque, « la dignité est donc présentée en droit international comme une sorte de “principe matriciel” appelé à donner une nouvelle cohérence aux différents ordres juridiques » (p. 172). Cependant, « mobilisée par des courants philosophiques et politiques très divers, la dignité est susceptible de faire l’objet d’une multitude d’interprétations qui rendent particulièrement aléatoire son application juridictionnelle » (p. 173). L’auteur retrace alors l’histoire constitutionnelle des pays européens pour mettre en relief l’absence de prise en considération du concept (France, Italie, Grèce, Danemark, etc.), à l’exception notable de l’Allemagne, dont l’art. 1er de la Loi fondamentale dispose que « la dignité de l’être humain est intangible […]. En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’être humain des droits inviolables et inaliénables ». Comme l’écrit N. Huten, « le lien de causalité entre dignité et droits fondamentaux est donc clairement établi par le texte » (p. 174). Comme l’Allemagne après la tyrannie nazie, certains États sortant d’un régime autoritaire (Grèce, Portugal, Espagne) vont invoquer la dignité afin de symboliser la rupture constitutionnelle. Ce phénomène est justement évalué comme étant « à l’origine de la frénésie qui s’est emparée des législateurs et des grandes Cours nationales ou internationales au milieu des années 1990 » (p. 175). Toutefois, il s’agit pour l’essentiel d’une simple frénésie de papier, puisque « la consécration solennelle du principe de dignité s’est montrée très largement ineffective » (p. 177). L’auteur le démontre au regard de la jurisprudence française du juge administratif et du juge constitutionnel, notamment quant aux autorisations légales de recherche sur l’embryon humain, qui « n’empêchent pas qu’un être humain soit conçu, qu’il serve de cobaye aux expérimentations les plus improbables, et qu’il soit ensuite détruit », le tout sous le respect hypocrite de la dignité humaine. Cette mise en échec du principe de dignité, qui « représente donc plutôt une régression qu’un progrès du droit » (p. 180), n’est pas propre à l’ordre juridique français. La Cour européenne des droits de l’homme a, par exemple, jugé qu’« on peut raisonnablement exiger de la société qu’elle accepte certains inconvénients afin de permettre à des personnes de vivre dans la dignité et le respect, conformément à l’identité sexuelle choisie par elles au prix de grandes souffrances » (Goodwin c/ Royaume Uni, 11 juillet 2002). Ce faisant, « elle fait de la dignité humaine un étendard permettant aux individus d’imposer à l’État leurs revendications, aussi immorales soient-elles, même si cela comporte des ‘inconvénients’ » (p. 182). L’actualité ne peut que donner raison à ce constat, puisque la Cour constitutionnelle allemande vient de censurer, le 26 février 2020, une loi de 2015 interdisant l’assistance « organisée » au suicide, au motif que cette loi prive le patient du « droit de choisir sa mort », droit qui « inclut la liberté de s’ôter la vie et de demander de l’aide pour le faire ». La Cour explique que la « décision de finir sa propre vie revêt une importance existentielle pour la personne concernée », dont il faut protéger la valeur. L’introduction de la dignité de la personne ne sert donc pas de rempart contre le suicide volontaire et assisté (pas plus qu’elle n’avait servi contre l’avortement). Malgré le 1er article de la Loi fondamentale, la cour de Karlsruhe démontre une fois de plus que la vie elle-même passe au moulinet de la volonté individuelle. La dignité n’est qu’une liberté effrénée quand elle n’est pas référée à la nature humaine (ou a fortiori à l’idée de Création). C’est pourquoi l’auteur peut conclure que « le principe de dignité n’a pas seulement échoué à protéger les plus faibles : il est de plus en plus instrumentalisé par les individus ou les groupes de pression pour contraindre les États à reconnaître leur “changement de sexe“, leur “orientation sexuelle”, leur mode de “vie familiale” et bientôt sans doute leur “identité de genre” […]. Le principe de dignité aboutit ainsi au résultat exactement inverse de ce pour quoi il a été originellement proclamé » (p. 186).
Nul doute, à la lecture de cet ouvrage, qu’un retour à la conception classique de la dignité ôterait toute possibilité d’une telle dissonance entre la proclamation à cor et à cri d’un principe et sa violation concrète, voire systématique, par le pouvoir qui s’en prévaut. Il faut remercier les coordinateurs de ces études d’avoir mis sous les yeux du plus grand nombre l’origine intellectuelle du problème actuel de la dignité de la personne humaine, et de l’impossibilité de fonder sur les nuées kantiennes un ordre social ou juridique juste.
[1]. Pierre-Guillaume de Roux, coll. « Philosophie politique », février 2020, 206 p., 24 €.
[2]. Par élimination de ce que n’est pas la dignité [ndlr).
[3]. Les lecteurs de la Revue pourront utilement se reporter à l’article de Giovanni Turco, « Pic de la Mirandole », Catholica, n. 107 (Printemps 2010), pp. 48–60). Du même auteur, a paru un ouvrage majeur sur la question, Dignità e diritti. Un bivio filosofico-giuridico, G. Giappichelli, Turin, 2017.
[4]. À l’article cité, paru en 2007, il convient d’ajouter son ouvrage de 2018, L’institution de la liberté (PUF, 2018), qui entend donner la dignité comme fondement au système juridique, en lieu et place du consentement.