Numéro 150 : Franchir le mur de la postvérité
La première condition pour qu’une sociabilité humaine puisse exister réside dans la véracité du langage, elle-même jugée par la réalité : si tout est ruse, l’homme devient pour l’homme au moins un renard, sinon un loup. Il est plus que jamais difficile de croire sur parole ceux qui sont placés en situation de pouvoir ou d’influence politique[1]. En outre, ce que nous connaissons de ce qui se passe dans le monde nous arrive quasi exclusivement par les médias, c’est-à-dire par un mode de connaissance par témoignage, lequel ne vaut que si le témoin est crédible. Mais dans les conditions actuelles, il est difficile de discerner le vrai du faux, sauf à mener de véritables enquêtes pour tenter de comprendre certains faits, ce qui n’est donné qu’à un petit nombre doté d’aptitudes et de temps, et parfois sans garantie de pouvoir jamais aboutir. La déculturation opérée massivement sous l’effet de la subversion des méthodes d’enseignement, la perte du bon sens élémentaire, l’impact socialement dominant des philosophies du doute et de la déconstruction, la manipulation idéologique de l’histoire, le mimétisme envers les processus artificiels de traitement de l’information, le nominalisme qui transforme les mots en signes conventionnels au sens mutable, tout cela contribue à accroître le désarroi. Le résultat en est l’éclosion d’un scepticisme de masse qui rend indifférent à l’idée de vérité. Le néologisme postvérité exprime cet état de fait. On pourrait dire que la postvérité fait pendant à l’athéisme pratique, qui a cessé tout simplement de se poser la question de Dieu et même rendu inapte à comprendre qu’une telle question puisse présenter quelque intérêt.
Il n’est pas étonnant que la postvérité puisse s’instaurer là où domine le libéralisme, puisque celui-ci associe, au nom de la liberté de pensée, la réduction de la vérité à l’opinion, et sa théorisation philosophique prétendant impossible de dépasser la connaissance des seuls phénomènes. Tout cela sans oublier que nous sommes sous le règne du positivisme juridique, qui autorise de transformer du jour au lendemain, par le moyen de la contrainte légale, une version des faits ou une conclusion historique en « récits » conformes à l’utilité qu’y trouvent les derniers en date des possesseurs du pouvoir.
Les événements récents ont illustré cette expansion massive de la postvérité, qu’il s’agisse de la pandémie et de l’ensemble des déclarations, justifications politiques, jeux d’influence et contradictions qui n’ont cessé de l’accompagner, en France et ailleurs. L’épisode électoral américain est venu ajouter de l’eau au même moulin. Il s’agit là de faits très significatifs d’un changement d’échelle dans l’ordre du mensonge ordinaire, un changement que l’on perçoit comme brutal bien qu’il se soit établi progressivement, et depuis longtemps, brutal et donc hautement perturbateur d’un rapport au monde conforme à la nature des choses.
Nous n’aborderons ici que quelques aspects du problème, tout d’abord en profitant d’une étude très systématique des interventions militaires et diplomatiques occidentales effectuées dans la dernière décennie, puis en prêtant attention au conspirationnisme (ou complotisme) comme double résultat d’une réaction spontanée et maladroite face aux mensonges et comme argument récupéré pour mieux diffuser ces derniers.
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Le colonel suisse Jacques Baud, expert en matière de terrorisme et de guerre asymétrique[2], a eu l’occasion d’intervenir sur divers théâtres d’opérations de « maintien de la paix » sous l’égide de l’ONU. Il a tiré de cette expérience et de sa pratique du renseignement un livre récemment paru, intitulé Gouverner par les fake news[3]. Il s’agit d’un travail méticuleux, reposant sur une documentation très abondante et pour une large part accessible directement en ligne, ce qui permet de vérifier sur pièce ce qu’avance l’auteur et en renforce beaucoup le crédit.
Jacques Baud est très dur envers le personnel politique, militaire et diplomatique au contact duquel il s’est trouvé pendant de longues années. Il entame d’ailleurs son travail en mettant en cause, successivement, le pouvoir usurpé par une bureaucratie ne poursuivant que ses propres intérêts – l’État profond, au sens initial et limité de cette expression –, la « faiblesse des échelons supérieurs de commandement », jugés dénués d’intelligence en présence d’adversaires n’entrant pas dans leurs catégories, leur « lâcheté lorsqu’il s’agit de conseiller le niveau politique en se basant sur les faits et une absence presque totale du sens des responsabilités ». Les diplomates, écrit-il enfin, sont peut-être plus cultivés, mais aussi plus corrompus, et tout aussi incapables de comprendre les phénomènes asymétriques[4]. Le propos traduit probablement une certaine amertume à la suite de nombreuses expériences malheureuses ; il est cependant à prendre attentivement en considération, au moins comme indicateur d’une tendance générale. Jacques Baud va jusqu’à énoncer un jugement qui laisse interdit : « [A]vec des simulacres de stratégie, qui ne sont qu’une suite erratique d’actions tactiques, on cherche des solutions à nos perceptions, et non à la réalité du terrain… » (14) Ces critiques sont étendues au système médiatique, supposé éclairer le monde, mais pris entre mensonges délibérés au service d’intérêts inavoués, suggérés par des officines ad hoc, et paresse ou dépassement face à la complexité de situations, débouchant souvent sur le recours à des experts investis par les mêmes officines.
L’auteur, qui a personnellement éprouvé l’effet désolant de tels comportements, limite son ambition à susciter un « doute raisonnable » à propos de l’information qui nous est surabondamment délivrée. Raisonnable, car, écrit-il, et sur ce point on ne peut qu’aller dans son sens, « l’information est là, disponible, à condition qu’on se donne la peine de la chercher » (15). En d’autres termes, c’est par un patient effort de recherche et d’analyse que l’on pourra espérer s’extraire de la jungle dans laquelle nous a plongés l’arrivée dans l’ère de la postvérité.[5]
L’ouvrage s’articule en douze études de cas sensiblement contemporains, de l’Afghanistan au Vénézuela, en passant par l’Iran, les organisations terroristes, la Syrie, la crise ukrainienne, la Corée du Nord, le Soudan, et les cyberattaques attribuées à la Russie… Chaque fois, on entre dans le détail de la manière dont les acteurs occidentaux ont traité les situations, qu’il s’agisse d’en identifier les données ou d’y répondre, sachant que ce traitement aboutit généralement à des actes de guerre ayant des conséquences humaines très lourdes, provoquant des réactions d’extrême violence, des déplacements massifs de population, ou tout au moins entretenant un climat malsain de poudrière près de l’explosion. Une appréciation à propos de la guerre en Irak a eu valeur de principe dans ce domaine : « Construite sur des mensonges, la guerre en Irak est un désastre. Non seulement elle est criminelle, mais elle a été menée de manière stupide depuis son début » (41).
Le point de départ de l’action diplomatique et militaire, dans toutes les situations évoquées, est toujours constitué, comme il se doit, par l’information sur la menace, réelle ou imaginaire, à laquelle on s’apprête à répondre. Deux obstacles se présentent rendant celle-ci artificielle. D’une part – et c’est la mauvaise foi qui entre en jeu – l’intérêt, la cupidité, la rivalité déterminent l’objectif d’une intervention et conduisent à la falsification des raisons supposées justifier celle-ci. Le « coup » des armes de destruction massive détenues par Saddam Hussein est emblématique, mais il s’est souvent répété par la suite, illustrant tout bêtement le dicton « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». Dans cette hypothèse, agents d’influence et médias aux ordres déploient tout l’arsenal de leur sophistique pour fabriquer sur mesure de faux témoignages. Jacques Baud insiste souvent sur la fonction exercée par certaines émissions de télévision dans la mise en scène de présentations biaisées des situations, entre autres l’émission C à vous, sous la menée de Patrick Cohen, sur France 5. Parfois le subterfuge ne reste même pas caché. Ainsi cette recommandation élaborée par l’un des nombreux think tanks américain, la Brookings Institution, donnant ce conseil pour la politique à l’égard de l’Iran : « Il serait bien préférable que les États-Unis invoquent une provocation iranienne pour justifier les frappes aériennes avant de les lancer. Évidemment, plus l’action iranienne serait scandaleuse, meurtrière et non provoquée, mieux ce serait pour les États-Unis. Naturellement il serait très difficile pour les États-Unis d’inciter l’Iran à mener une telle provocation sans que le reste du monde ne détecte la manigance, ce qui la minerait. (Une méthode qui pourrait avoir du succès serait de relancer les efforts pour changer clandestinement le régime dans l’espoir que Téhéran exerce des représailles manifestes, voire indirectes, qui pourraient alors être décrites comme un acte d’agression iranien non provoqué[6]. »
Des exemples de raisonnements de cette nature pullulent dans le livre de Jacques Baud, qui, rappelons-le, a pour titre Gouverner par les fake news, autrement dit par les montages de fausses nouvelles et les provocations (faux attentats, expertises falsifiées destinées à prouver, par exemple, l’utilisation massive de gaz toxiques par Bachar el-Assad contre la population de la plaine de la Ghouta, dans les environs immédiats de Damas, à l’origine de l’un des storytellings les plus élaborés de la période, etc.). Bien sûr, de tels procédés ne sont pas d’apparition récente. Mais depuis la dépêche d’Ems[7], le rôle des médias s’est démesurément amplifié, il est maintenant essentiel, d’autant plus utile que le déclassement rapide des informations aidant, les « infox » lancées à un moment peuvent se transformer aisément en leur contraire quelque temps plus tard. Ce rôle est évidemment lié à la nécessité de diriger l’opinion publique, autant celle des pays dits démocratiques que celle d’autres régions réagissant différemment, les pays arabes par exemple. On est alors renvoyé au fonctionnement des médias, où s’entrecroisent les agents d’influence attentifs à imposer leur version et à discréditer toute autre interprétation[8], jamais confus devant la révélation finale de leurs contre-vérités. On note que dans ce jeu particulier, l’État d’Israël se trouve souvent impliqué, quoique non exclusivement ni uniment. « Benjamin Netanyahu exploite la servilité de certains journalistes occidentaux, tandis que d’ex-directeurs du Mossad, comme Ephraïm Halevy, mettent en garde contre cette surdramatisation. En fait, nos médias traditionnels tendent à devenir des organes de propagande, au même titre que la Pravda en Union soviétique » (57).
Si la manipulation est criante et dominante, il convient encore de préciser la raison pour laquelle elle réussit, et aussi de constater qu’elle peut être tenue en échec à certaines conditions. Et en fait les deux aspects n’en font qu’un. Le développement exponentiel des falsifications a en effet pour meilleure alliée la faiblesse de la majeure partie de ceux qui les créent et les retransmettent. « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. » La méthode posée par Rousseau en introduction du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes semble être largement partagée. Jacques Baud explique par exemple de quelle façon une série de mouvements islamiques violents, mais distincts dans leur origine et éventuellement antagonistes, ont pu être réunis sous l’estampille unique d’Al-Qaïda – terme arabe générique signifiant « base » et utilisé par un certain nombre de groupes distincts. La simplification est commode, et elle donne aussi l’impression d’un mouvement unique se développant comme une hydre un peu partout dans le monde, sans cesse renaissant malgré l’annonce de l’élimination de tel ou tel de ses grands dirigeants.
À cette forme de paresse réductionniste s’ajoute l’ignorance du terrain, et en particulier des données culturelles concrètes. Il semble bien que les chrétiens d’Orient, surtout de Syrie et d’Irak, aient eu à payer les frais de cette inculture. La diabolisation d’el-Assad et l’invention du concept d’opposition démocratique à son régime procèdent de cette cécité construite, même si cette opposition se compose de groupes djihadistes rivaux et auteurs de crimes contre les populations. Mais après tout, cette cécité n’est-elle pas faite pour faciliter les changements de cap au gré de l’évaluation d’ensemble des intérêts poursuivis ? Jacques Baud prend, entre autres, l’exemple de l’Ukraine, pays dans lequel subsiste un mouvement politique nationaliste incluant des néonazis (Svoboda et Pravyi Sektor), un fait soigneusement ignoré ou minimisé par des témoins de moralité tels que Bernard-Henri Lévy, dont il cite les propos lénifiants (294). Or, affirme-t-il, la population ukrainienne dans son ensemble est beaucoup moins russophobe que cette minorité militairement aidée par l’Occident pour entretenir un climat de guerre à l’Est. Ce n’est qu’un cas parmi bien d’autres.
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Les conclusions de l’ouvrage de Jacques Baud nous introduisent à l’un des effets pervers les plus évidents des situations qu’il a décrites dans le menu détail : la postvérité engendre le scepticisme, celui-ci, le conspirationnisme, et à son tour ce dernier nourrit son double, l’anti-conspirationnisme, qui y trouve argument pour mieux faire accepter les données falsifiées. Le monde se divise alors en deux camps, ceux qui croient sans réfléchir, ou feignent de croire les affirmations des gouvernements, des médias qui ont pignon sur rue et autres anti-conspirationnistes[9], et ceux qui pratiquent à l’encontre de toute information quelque peu officielle un doute généralisé. « Il serait faux de croire que les fake news masquent une volonté » (393). La sentence, à prendre à la lettre, contredit beaucoup des démonstrations présentes dans le reste de l’ouvrage de Jacques Baud, à commencer par son titre. Mais on peut admettre, surtout en pensant à la manière dont la crise du coronavirus a été et demeure « gérée », la phrase qui suit : « En fait c’est l’inverse : on agit sans comprendre la situation ou à la hâte, puis, afin de cacher les erreurs de gouvernance, on invoque des fake news. »
La tendance à comprendre et expliquer les événements de manière sommaire ou sous la forme d’un système est ancienne, tout autant que le fait de la caricaturer pour en mieux nier la part de vérité. Pour prendre un exemple, parmi les poncifs souvent repris à propos des analyses critiques de la Révolution française, l’un des plus constants consiste à ridiculiser les explications de l’abbé Augustin Barruel. Quelque réserve que l’on puisse émettre sur la valeur des interprétations qu’il tira de sa documentation – quant au rôle de la secte des Illuminés de Bavière et de la franc-maçonnerie en général –, celle-ci reste discutable, c’est-à-dire digne d’être épluchée de manière critique plutôt que d’être balayée d’un revers comme œuvre d’un maniaque. Mais il sert encore d’utile repoussoir. L’un des organes actuels de dénonciation des fake news, Conspiracy Watch, a mis en ligne sur le sujet, en 2019, le texte d’un historien, tempéré dans l’expression mais niant toute valeur non seulement au travail de l’ancien jésuite, mais également à celui d’Augustin Cochin (qui était opposé aux thèses de Barruel) et de ses disciples récents, les historiens Fred Schrader, François Furet, Reinhart Koselleck. L’auteur de cette réfutation, qui qualifie de « mythe » l’origine maçonnique de la trilogie « liberté, égalité, fraternité », nie la part jouée par ce qu’il nomme « l’Ordre » dans le déclenchement du processus révolutionnaire. S’appuyant sur la critique facile du modèle interprétatif de Barruel, il amalgame avec ce dernier les auteurs des travaux les plus sérieux, et finalement disqualifie l’ensemble : une méthode fréquemment suivie dans la réfutation du conspirationnisme[10].
Les contributeurs de Conspiracy Watch s’emploient régulièrement à établir la fausseté de toutes sortes de discours actuels de résistance à la doxa. Il est intéressant de lire la présentation de cette petite organisation de pédagogie politique. Tout d’abord, l’initiative est posée comme une réponse à l’irruption des nouveaux moyens de communication, pour le moment mal ou non contrôlés : « Internet a totalement bouleversé notre accès à la connaissance et à l’information[11]. » L’affirmation suggère l’idée qu’auparavant le contrôle de l’information était plus facile, et aussi que ce mode de contournement de la censure idéologique n’avait pas été prévu. La première grande enquête diligentée par cet organisme et sa puissante associée, la Fondation Jean-Jaurès, date de la fin 2017, ce qui est bien tardif. « Séduisant des esprits en quête d’explications globales et définitives, se réclamant parfois du rationalisme et des Lumières, allant jusqu’à faire passer ses croyances pour de l’esprit critique et à se doter d’un vernis de respectabilité, nombre de ces “théories du complot” concurrencent les thèses dites “officielles”. Aux yeux de beaucoup, certaines de ses [sic] thèses parviennent à s’imposer comme des vérités “alternatives”. » D’où le développement de ce « service de presse en ligne entièrement consacré à l’information sur le phénomène conspirationniste, le négationnisme et leurs manifestations actuelles. » De quel « négationnisme » s’agit-il dans le cas présent ? À lire la liste des productions proposées, cela peut concerner la crainte grandissante sur les effets des vaccins, la thèse du « grand remplacement » de la population d’origine par l’immigration de masse, la perte de confiance dans la fiabilité des élections… On est loin de la seule négation des chambres à gaz. Le négationnisme en question serait donc une forme, sinon de contestation, du moins d’incroyance envers toute expression du discours dominant considéré a priori comme menaçant et manipulateur. Notons que le terme de conspirationnisme comporte en lui-même un jugement négatif sur son objet, qu’il ne reste qu’à illustrer sans plus de démonstration. À cet égard la crise sanitaire actuelle fournit du blé à moudre aux militants du redressement de la bonne pensée
La lutte contre le conspirationnisme fait désormais l’objet de rubriques dans la presse, d’émissions spéciales à la télévision, et bénéficie d’un support institutionnel public en France[12] et au sein de l’Union européenne[13]. Dans tous les cas, il s’agit d’une action préventive destinée à empêcher toute forme de désaccord, identifiée comme de la désinformation active, ou bien encore de contre-attaques. Tout récemment – novembre 2020 –, un documentaire très largement visionné et commenté, Hold up : retour sur un chaos, sur le Covid-19 et les politiques suivies pour y faire face, a surexcité toutes les instances concernées. Le film mêle des éléments factuels, des entretiens avec des personnalités aux compétences reconnues et des éléments contestables ou purement hypothétiques, sur lesquels les organes de lutte contre la déviance s’appuient pour rejeter l’ensemble. Les méthodes d’investigation des risques de récupération par les sectes, ou de prévention de la « radicalisation » islamiste, sont ainsi reprises pour tenter de museler les critiques sur la politique touchant à la crise sanitaire. On a pu lire les propos suivants : « Comment avez-vous réagi quand votre fille, mère, frère, ami a commencé à avancer des explications qui virent au complotisme sur la pandémie ? Ce proche respecte-t-il les mesures barrières tout de même ? Est-ce que toutes vos discussions tournent autour de ce sujet ? Votre relation en a‑t-elle été affectée ? Avez-vous réussi à maintenir un dialogue, et comment ? Au-delà de cette relation privée, le partage des théories du complot sur la pandémie vous inquiète-t-il[14] ? »
Tel est le climat, très contradictoire du point de vue épistémologique, puisque d’un côté l’idée même de vérité tend à disparaître, et de l’autre la lutte contre les (vraies ou fausses) fausses informations se fait de plus en plus exigeante. Il n’est pas difficile d’y voir, en fait, une propagande de pouvoir, au même titre que l’obligation d’adhérer aux versions millésimées de certains faits historiques[15].
Dans Gouverner par les fake news, Jacques Baud indique qu’aux États-Unis, le FBI cherche à détecter les individus à risques. « Les éléments déviants, les pensées politiques alternatives ou la croyance envers des théories complotistes sont considérés comme des manifestations de troubles mentaux, et donc potentiellement, de radicalisation terroriste » (392). Une telle action préventive peut se justifier, dans la mesure où des psychotiques peuvent effectivement passer à l’acte mus par leurs obsessions. Mais le problème de l’incroyance à l’égard de la version officielle des événements, et celui de l’adhésion à des versions simplistes de substitution – travers bien ancien qui a nourri tant de discussions de café du commerce… – est tout autre, émanant avant tout du manque de culture et de prudence verbale. Et il est malhonnête de confondre cette réaction maladroite et moralement douteuse avec une pathologie mentale.
Très significativement, la dénonciation du conspirationnisme se désintéresse des études sérieuses sur le sujet, qui peuvent être bien plus nuancées. « Il paraît en tout cas délicat de combattre les théories du complot en se réclamant de “la” vérité scientifique, comme le font peut-être un peu trop naïvement les organismes prétendant lutter contre les fake news […] comme si la vérité relevait d’un fait objectivable qu’il suffirait de “vérifier” une fois pour toutes. […] C’est à un étonnant durcissement de la posture rationaliste que nous assistons, pour ne pas dire davantage : l’énoncé scientifique devient non seulement objectivé, mais prescriptif et normatif. » L’auteur de ce jugement, Julien Cueille, conclut immédiatement que les complotistes ont « beau jeu de faire valoir qu’une telle “raison” procède d’une source bien impure, puisque mêlant d’emblée considérations théoriques et intérêts politiques[16] ». Le même auteur fournit de nombreuses analyses des conduites de réaction existentielle au mode de vie imposé par la désocialisation actuelle et la forme d’esclavage nommée management d’entreprise. Pour lui, l’interprétation hâtive et simpliste, voire aberrante des événements peut traduire une réaction de rejet envers le caractère inhumain du mode de vie imposé et à la conscience d’être manipulé. C’est un symptôme social dressé face à l’hypocrisie d’un régime réputé démocratique qui est en réalité une oligarchie manipulatrice. Il relève encore l’existence de menteurs professionnels dans les rangs des experts scientifiques venant attester sur commande ou par flagornerie des contrevérités pour le compte de telle ou telle multinationale, ce qui devrait convier l’anti-conspirationnisme à plus d’humilité – si cela lui était possible.
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De tout ce qui précède, on peut au moins tirer que la postvérité est bien une réalité actuelle, fruit d’une évolution historique qui a connu la propagande idéologique, aujourd’hui noyée dans un quotidien que Zygmunt Bauman a qualifié de « liquide ». Le terme s’applique bien désormais, alors que toute décence politique semble disparaître, ne laissant presque rien subsister des travestissements dont était paré le formalisme des règles démocratiques et la « transparence » un temps à la mode[17]. Cette ambiance est propice à toutes les manipulations. Celles-ci peuvent aussi bien se situer sur un plan terre-à-terre, celui de l’inculture, de la légèreté dans le traitement des affaires, d’une réelle et impudique concurrence entre ceux qui aspirent à accéder à l’oligarchie, et d’une cupidité sans fard. Elles peuvent aussi être imputées à des forces bien plus conséquentes cherchant à imposer leur hégémonie au niveau mondial. Mais dans tous les cas la disparition des idéologies « dures » et l’expansion de la postvérité apparaissent sous deux traits concomitants : l’un est la grande difficulté d’identifier les lieux de pouvoir, les intentions exactes de ceux qui les occupent, la nature véritable d’événements dont on ne connaît qu’à grand peine les protagonistes et les bénéficiaires ; l’autre est, dans un tel contexte, le fait que ce brouillage général de la connaissance du monde dans lequel nous vivons constitue une forme très efficace de contrôle sur les masses, à cause des effets d’angoisse et de sidération qu’il produit. La postvérité a donc ceci de particulier que non seulement elle dissimule la réalité, mais qu’elle dissuade de chercher à l’appréhender. D’une certaine manière, lorsque le Léviathan est nulle part, il est partout.
Bernard Dumont
[1]. « Le mensonge est mal vu : or c’est une pièce maîtresse du jeu politique. Une réflexion sur le mensonge est indispensable à qui veut connaître le jeu politique. […] c’est une arme dont il faut savoir user intelligemment – à peine d’être exclu du jeu. » (Pierre Lenain, Le mensonge politique, Economica, 1988, p. 5. Cet auteur, tandis que François Mitterrand était président de la République, disait alors tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. Qu’écrirait-il aujourd’hui ?).
[2]. Type de conflits opposant forces conventionnelles et bandes armées.
[3]. J. Baud, Gouverner par les fake news. Conflits internationaux : 30 ans d’infox utilisées par les pays occidentaux, Max Milo, août 2020, 398 p., 24,90 €.
[4]. Op. cit., p. 13. Par la suite, nous nous contenterons d’indiquer dans le texte, entre parenthèses, les pages des passages cités de cet ouvrage tant qu’il en sera question.
[5].
[6]. Kenneth M. Pollack et al., « Which path to Persia ? Options for a new American strategy toward Iran » (juin 2009), cité avec références plus précises par J. Baud, op. cit., p. 68. La Brookings Institution est dirigée par un certain Nathan Sachs (cf. https://www.brookings.edu/experts/natan-sachs/ ).
[7]. À l’origine de la guerre franco-prussienne de 1870, Bismarck ayant procédé à un montage destiné – avec succès – à faire entrer en guerre Napoléon III, jugé, à bon escient, incapable de résister victorieusement à une agression.
[8]. Sur ce point, J. Baud cite encore Patrick Cohen, à propos de la Syrie, qualifiant, en avril 2018, de « révisionnistes ceux qui remettent en question la réalité de l’attaque chimique imputée à el-Assad alors que tout montrait qu’elle émanait de djihadistes (cf. 216 ss.).
[9]. Un sondage réalisé en 2019 a montré que « pour 29% des Français “il est acceptable de déformer l’information pour protéger les intérêts de l’État”. […] En d’autres termes, une part importante de la population accepte qu’on lui cache la vérité » (395–396).
[10]. Ce texte, signé Éric Saunier, avait été publié une première fois en 2001. Cf. https://www.conspiracywatch.info/la-maconnerie-est-elle-a-lorigine-de-la-revolution.html
[11]. https://www.conspiracywatch.info/a‑propos-de-conspiracy-watch
[12]. Cf. https://www.gouvernement.fr/action/contre-la-manipulation-de-l-information
[13]. La Commission européenne gère un bureau de propagande nommé « Fighting desinformation », où se mêlent des conseils élémentaires, du genre « méfiez-vous des personnes en ligne affirmant avoir trouvé un “traitement miracle” », et une nette défense de la « ligne » de l’UE, principalement axée sur les vaccins : https://ec.europa.eu/info/live-work-travel-eu/coronavirus-response/fighting-disinformation_fr
L’UE dispose également d’une section française de « lutte contre la désinformation » : https://ec.europa.eu/france/news/desinformation_fr
[14]. « Vous avez un proche qui adhère aux théories du complot sur le coronavirus ? Racontez-nous », 20minutes.fr, 16 novembre 2020.
[15]. Giorgio Agamben écrivait à ce sujet, le 10 juillet 2020 : « Dans les controverses de l’urgence sanitaire, deux mots tristement célèbres sont apparus, qui avaient, selon toute évidence, pour seul but de discréditer ceux qui, face à la peur qui avait paralysé les esprits, s’en tenaient encore à la pensée : “négationniste” et “conspiration”. […] Comme toujours dans l’histoire, il y a des hommes et des organisations qui poursuivent leurs objectifs légitimes ou illicites et tentent par tous les moyens de les atteindre, et il est important que ceux qui veulent comprendre ce qui se passe les connaissent et les prennent en compte. Parler, par conséquent, de conspiration n’ajoute rien à la réalité des faits. Mais appeler conspirateurs ceux qui cherchent à connaître les événements historiques pour ce qu’ils sont est tout simplement infâme » (https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-due-vocaboli-infami ).
[16]. Julien Cueille, Le symptôme complotiste. Aux marges de la culture hypermoderne (Érès, Toulouse, juillet 2020, 277 p, 25 €), p. 125.
[17]. Sur cette situation, on peut lire Colin Crouch, Post-démocratie (Diaphanes, Zürich, 2013), dénonçant la mainmise des multinationales sur les systèmes politiques libéraux, simple avatar, à vrai dire, dans l’histoire du système politique moderne.