Numéro 151 : Le temps de la peur
En 2009, Jacques Attali, qui assume volontiers un rôle de conseiller du prince, avait émis une sentence qui acquiert aujourd’hui un relief particulier : « L’Histoire nous apprend que l’humanité n’évolue significativement que lorsqu’elle a vraiment peur[1] ».
La formule est grandiloquente mais elle suggère une intention politique derrière la généralité du propos. Pour ceux qui entendent profiter d’une occasion telle que l’actuelle attaque virale mondiale pour orienter le cours des choses dans le sens qui leur convient, il est utile d’obtenir la soumission des masses par un moyen psychologique plutôt que seulement par l’usage de la force. Dans cette optique que l’on peut qualifier d’économique, il est tout naturel que l’utilisation de la peur soit un ingrédient privilégié de la fabrique du consentement, de la propagande de guerre à la « communication sociale »[2]. Il s’agira donc d’alterner séduction et menace, promesse de protection et annonce des pires calamités en fonction de l’acceptation ou du rejet des contraintes imposées.
Parmi les nombreuses – et inégales – analyses des manipulations qui se sont multipliées depuis l’irruption du dernier coronarirus, un documentaire belge[3] produit l’extrait d’une conférence donnée par un important virologue, belge lui aussi, Marc Van Ranst, en 2019, au Royal Institute of International Affairs, à Londres. Cet autre conseiller du prince y explique avec complaisance comment il avait déjà procédé, dix ans auparavant, pour obtenir une réaction massive en faveur de la vaccination contre le virus H1N1. Tout d’abord, il avait pris contact avec des journalistes afin d’être considéré comme « l’expert incontournable » et toujours disponible, ensuite il leur avait répété avec insistance un message alarmiste et compté sur eux pour le diffuser avec toute la dramatisation souhaitée, sur le thème : le vaccin ou la mort[4]. La peur est donc utilisée non pas tant pour briser les résistances que pour obtenir l’acceptation volontaire de toutes sortes de contraintes, y compris lorsqu’elles sont déclassées pour être remplacées par d’autres présentées comme tout aussi impératives. Que le procédé puisse servir à satisfaire des intérêts particuliers ou des projets de domination sous couvert d’expertise, ou qu’il soit simplement un instrument de fortune au sein d’une société de masse sensible aux émotions plus qu’aux arguments élaborés, le fait est là.
L’instrumentalisation de la peur a fait l’objet d’études scientifiques, au même titre que d’autres éléments entrant dans le champ de la psychologie des masses. Serge Tchakhotine, disciple de Pavlov, estime, dans son maître livre Le viol des foules par la propagande politique, une première fois réédité en 1952, et adapté à la situation alors actuelle du monde, que l’« on vit sous deux facteurs capitaux, qui ont la même origine – la peur, la Grande Peur Universelle. D’un côté, c’est la peur de la guerre […] celle de la bombe atomique ; de l’autre, la peur qui est à la base de méthodes actuelles de gouvernement : le viol psychique des masses. » Un peu plus loin, Tchakhotine précise, sur le même registre : « Aujourd’hui, le viol psychique des masses est sur le point de devenir une arme d’une extrême puissance et épouvantablement dangereuse. Les découvertes scientifiques récentes contribuent à ce danger dans une mesure jusqu’alors insoupçonnée même dans ce domaine. C’est la télévision qui menace de devenir un véhicule terrible du viol psychique.[5] »
Que dirait le même auteur, après soixante-dix ans de développement exponentiel de l’univers de la communication ? Car s’il existe entre la période des débuts de la Guerre froide et aujourd’hui une certaine continuité, au-delà de la mutation partielle des acteurs, certaines données ont cependant fortement changé. D’une part, les moyens techniques ont effectué un saut qualitatif évident, qui promet de repousser à brève échéance toute limite pensable dans l’ordre de l’intégration mutuelle entre l’homme et la machine ; d’autre part, et simultanément, les forces économiques et idéologiques tendant à l’unification du monde sous « gouvernance » unique sont plus audacieuses que jamais, et trouvent dans le mal universel qu’est le Covid une occasion exceptionnelle leur assurant la possibilité d’un grand bond en avant, plus plausible que celui dont avait rêvé Mao. Enfin les études appliquées se sont multipliées dans le domaine de la psychologie sociale, discipline qui se définit non comme une recherche théorique mais comme une « recherche-action », une science expérimentale appliquée servant de mode d’emploi à tous les agents du changement requis pour l’expansion du capitalisme ou tout autre système d’emprise sur les individus.
Il suffit de parcourir les innombrables travaux dans ce domaine, principalement orientés à résoudre les problèmes de performance dans l’entreprise, mais pour cela ouverts sur de vastes champs d’investigation, incluant sectes, lavage de cerveau à l’époque de la guerre de Corée, expérience de Milgram mesurant la soumission des individus, etc., pour constater l’attention portée à l’utilité sociale de la peur. Un professeur américain, Robert S. Baron, spécialiste reconnu en la matière, indique par exemple que la peur fait partie des « émotions excitantes [qui] ont tendance à diminuer l’effort que les gens déploient pour traiter un contenu persuasif ». Comprendre : la peur obnubile le jugement, ce qui permet d’affaiblir ou annihiler le sens critique, et donc de faire passer les idées, ou accepter les comportements que l’on cherche à imposer. Dans la même veine, l’anxiété, cette forme indifférenciée de la peur, fait l’objet d’analyses pour vérifier son rôle dans l’acquiescement et la conformité de groupe.
Parmi les critiques, nombreuses, quoique minoritaires, dirigées contre la récente gestion de la peur du Covid, le journaliste et essayiste italien Aldo Maria Valli a publié récemment un petit livre, assez pamphlétaire, intitulé Virus e Leviatano, examinant différents aspects des politiques actuelles. Ses formules sont incisives : « Le récit utile au despotisme thérapeutique se concentre sur la peur de la maladie. Plus elle est dominée par la peur de perdre sa santé, plus l’opinion publique est prête à se transformer en une immense salle d’hôpital, l’autocrate jouant le rôle de prêtre-médecin officiant selon le rituel nécessaire à la guérison. » « Pendant les semaines de confinement, nous avons vu que ce n’est pas tant l’ampleur réelle du danger qui importe, mais l’ampleur perçue. » « Aldous Huxley, dans la préface de l’édition de 1946 de Brave New World, a écrit que “la révolution véritablement révolutionnaire ne doit pas se faire dans le monde extérieur, mais dans l’âme et la chair des êtres humains”. [6]»
Tout cela est profondément vrai. En effet, si le viol des foules est surtout compris comme une entreprise d’asservissement des peuples par une minorité décidée à les soumettre à sa domination, il est tout de même d’abord le résultat, passé la surprise, de l’absence de réaction de ses victimes, avant que celles-ci ne leur accorde leur acquiescement et leur collaboration. « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons ». Cette affirmation attribuée à Lénine circule sous des formes variées, mais elle peut tout aussi bien servir à illustrer la situation qui nous intéresse ici. Le problème de la peur comme moyen de manipulation des masses réside avant tout dans l’existence même des masses, qui facilite, appelle même l’action manipulatrice.
Une communauté structurée, de quelque importance qu’elle soit, n’est certes pas à l’abri de l’erreur collective, tombant, par exemple, sous la fascination de beaux discours trompeurs. Mais ce qui n’est là qu’un accident devient un péril constant dans une masse d’individus prétendus libres, mais dont les conduites sont grégaires et émotives, prêts ainsi à accueillir les rumeurs, désemparés tant pour comprendre une situation que pour imaginer une réponse cohérente – l’épisode des gilets jaunes l’a bien vérifié. Il est essentiel de se rappeler que les médias sont par définition des intermédiaires d’information. Sans eux, la connaissance directe de la réalité demeure possible, mais elle tient du hasard des situations individuelles, du travail de recherche (parfois fastidieux), de la vérification au cas par cas de la confiance à accorder à la valeur des données transitant par des organismes qui constituent la structure la plus adéquate au viol des foules. La modalité même du fonctionnement de ces intermédiaires place ses agents dans une situation qui ne donne pas beaucoup le temps de réfléchir à la validité des données qu’ils doivent retransmettre, et incite à la multiplication des montages en forme de récits, qui ne sont plus des informations mais des scénarios recomposés à partir de choix d’éléments tirés d’un flux, aussi bien aléatoires que dûment orientés en fonction de préjugés idéologiques, ou du respect obligé d’une ligne prédéfinie par ceux qui détiennent le pouvoir interne. Comme les grands médias dépendent directement d’intérêts financiers et politiques liés, si la peur à susciter est à l’ordre du jour de ces derniers, il ne faut pas s’étonner qu’elle constitue la toile de fond du discours transmis. En outre, l’agitation permanente et l’inflation sensationnaliste formant le style propre des médias de masse, ces derniers constituent dans ce cas des multiplicateurs institutionnels de la production de la peur.
Lorsqu’on aborde le thème de la manipulation des masses, on est conduit à centrer son attitude sur la puissance des moyens actifs utilisés, l’action directe de manipulateurs en direction des manipulés. Au fond il ne s’agirait alors que de « moderniser » l’étude de la tyrannie, pour concentrer l’attention sur les responsables du viol des foules, connus ou cachés, sur les canaux qui leur assurent une grande capacité de domination, sur leurs méthodes et leur rhétorique. Mais ce serait oublier que les destinataires eux-mêmes de cette activité en sont, de fait, les premiers complices. Complices passifs, mais aussi actifs.
Une société dans laquelle l’autonomie personnelle, qui devrait en soi reposer sur l’usage de la raison, l’honnêteté et l’exercice de la vertu de prudence, est réduite à l’illusion de la liberté plonge aisément dans le désarroi dès lors que ceux qui la composent sont sommés de juger et de définir une conduite pratique. D’une certaine manière, l’homme-masse a le choix entre le malaise qui naît de l’impossibilité de trancher et la soumission. En ce sens on peut comprendre qu’il éprouve un besoin de peur. Une comparaison – lointaine – peut être suggérée avec la situation qui a donné naissance à la « pastorale de la peur », telle que l’avait analysée, non sans apriorismes, Jean Delumeau[7] en référence à une prédication insistant sur les fins dernières, cela au cours des périodes critiques de la fin du moyen âge et jusqu’à celles du XVIIIe siècle. Guillaume Cuchet, sociologue de la religion qui a consacré un travail à ce sujet, donne le commentaire suivant : « Dans ce contexte général très sombre, sans même parler des conditions ordinaires de la vie quotidienne et notamment de la mortalité, la “pastorale de la peur” était à la fois ambiante et utile paradoxalement, parce qu’elle substituait à une angoisse diffuse, résultat de stress accumulés, une série de peurs théologiques bien définies, segmentées et face auxquelles on pouvait agir. Contre la peur de la mort, on ne pouvait pas grand-chose, mais contre le diable, le péché, l’enfer, avec l’aide de l’Église, on n’était pas impuissant. De ce point de vue, la “pastorale de la peur” se présentait comme une “médication héroïque” […] là où autrement il n’y avait que le vide, les esprits errants et la mort.[8] » Sans discuter le fond historique du jugement ainsi porté, mais en considérant seulement l’analogie des attitudes psychologiques observées, la « peur de la liberté » (c’est-à-dire, pour Erich Fromm, auteur de la formule, la peur de la responsabilité) et la peur irrationnelle que l’on constate aujourd’hui de par le monde se rejoignent, alors même que la doxa prétend les esprits plus que jamais libérés des contraintes attribuées à la morale chrétienne.
On doit également noter dans la culture contemporaine l’existence de certaines impasses spécifiques. Giulio Meiattini, moine bénédictin et théologien italien[9], a eu l’occasion d’en relever au moment où le premier confinement avait à peine commencé, dans un texte intitulé « La peur qui tue et le courage qui manque[10] ». Il y faisait ressortir que si l’impréparation politique à la survenue d’un virus ravageur avait été patente, l’impréparation morale l’avait été plus encore. Parmi les raisons immédiates, la société occidentale et occidentalisée a été frappée par une inversion des valeurs entre corps et âme, au bénéfice exclusif du premier. La constitution de l’OMS pose ainsi que « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Et au fil des années, ce principe est devenu un impératif, le but de la vie sur cette terre se réduisant à la possession d’un corps idéal toujours plus recherché. Il faudrait relire ici l’ouvrage très significatif, et critique de cette promotion disproportionnée du corps, de Lucien Sfez, La santé parfaite[11]. Narcissisme de masse ? Peut-être, mais bien plus encore, perte de toute aspiration collective supérieure, vide de toute perspective future. Quelle cause mérite-t-elle encore que l’on donne sa vie pour elle ? Que pense-t-on du sacrifice des martyrs ? Ce sont là des questions devenues inaccessibles à la majeure partie des masses actuelles et objet des ricanements des doctes. « Cela signifie que nous n’avons plus d’avenir – la gloire immortelle avec la postérité ou l’unité de la patrie ou une société d’égaux, le progrès, le ciel et la vie éternelle. Notre culture n’a que le présent, ce qui apparaît maintenant, l’éphémère. Et nous voulons désespérément la préserver, car il n’y a pas d’alternatives ou d’issue de sécurité possible. » Dom Meiattini note encore que l’espérance cultivée aujourd’hui est celle d’une surhumanité située quelque part entre l’animal et la machine : « Un être humain, d’une part, qui régresse au niveau d’une instinctivité débridée, satisfaisant tous ses besoins sans scrupules (émotivité instantanée) et, d’autre part, un homme technologiquement transplanté, équipé de prothèses et d’applications sophistiquées qui le rapprochent d’un assemblage mécanique. » Le théologien constatait, au moment où la discipline imposée impliquait la fermeture des églises, avec l’acquiescement des épiscopats : « Mais le plus triste et le plus inquiétant pour l’avenir de l’humanité est que l’Église elle-même (ou plutôt les hommes d’Église) ont oublié que la grâce de Dieu vaut plus que la vie présente. C’est pourquoi les églises sont fermées et alignées sur des critères de santé et d’hygiène. L’Église s’est transformée en une agence de santé au lieu d’être un lieu de salut. »
Et tout cela, non par saine prudence, par jugement pondéré sur ce qu’il est raisonnable de faire ou ne pas faire dans des circonstances données, mais par pusillanimité. « Sans rien enlever à la prudence légitime, proportionnée et nécessaire et aux mesures de précaution en matière de santé, l’idée […] est que le problème le plus grave qui se pose est d’ordre mental, culturel et, j’ajouterais, spirituel. La vérité, c’est que les gens ont peur, trop peur. Et comme le disait Mounier il y a près d’un siècle en parlant des crises de l’Occident, c’est une “petite peur”, c’est une peur misérable. »
La peur est un moyen de manipulation. Elle est aussi un révélateur du niveau de dégradation d’une époque. Mais elle peut aussi se dominer.
[1]. « Avancer par peur ». Chronique de J. Attali dans L’Express du 6 mai 2009 : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/avancer-par-peur_758721.html
[2]. Cf. Caroline Ollivier-Yaniv, « De l’opposition entre “propagande” et « communication publique » à la définition de la politique du discours : proposition d’une catégorie analytique », Quaderni, n. 72, pp. 67–99, notamment le paragraphe « La propagande comme interdit, la communication comme obligation » (pp. 5–10).
[3]. https://www.mondialisation.ca/ceci-nest-pas-un-complot/5653424
[4]. Cette conférence est disponible in extenso sur le site de Chatham House, sous le titre « Communication and public engagement » : https://vimeo.com/320913130. Les indications ici rapportées apparaissent à partir de 22 minutes d’écoute.
[5]. Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique [1939], 2e éd. révisée, Gallimard, 1952, respectivement pp. 481 et 483.
[6]. A. M. Valli, Virus e Leviatano, LiberiLibri, Macerata, 2020, respectivement pp. 22, 23, 24, dans le chapitre 2, « Donnez-moi un récit et je changerai le monde ».
[7]. Jean Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident XIIIe-XVIIIe siècles (Fayard, 1983). Ouvrage reçu dans le contexte laxiste post-conciliaire comme une justification a posteriori.
[8]. Guillaume Cuchet, « Jean Delumeau, historien de la mort et du péché. Historiographie, religion et société dans le dernier tiers du 20e siècle », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, n. 107 (3/2010), p. 148. L’expression « médication héroïque » est de Jean Delumeau.
[9]. Rappelons que nous avons eu l’occasion de le publier plusieurs fois dans la revue, dont l’article intitulé « Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi » (Catholica n. 145, pp. 35–43), sur la crise de la foi dans l’Église actuelle.
[10]. Publié le 9 mars 2020 sur le blog de Sabino Paciolla : https://www.sabinopaciolla.com/la-paura-che-uccide-e-il-coraggio-che-manca/
[11]. Lucien Sfez, La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Seuil, 1995, rééd. 2019. Dans la même veine, quoique seulement descriptif : Michel Lejoyeux, Le nouveau malade imaginaire. L’utopie du bonheur parfait, Hachette, 2004.