Numéro 152 : Le triomphe de l’esprit bourgeois
Pour l’Encyclopaedia Universalis, la modernité « n’est ni un concept sociologique, ni un concept politique, ni proprement un concept historique. C’est un mode de civilisation caractéristique, qui s’oppose au mode de la tradition, c’est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles »[1]. C’est pourquoi la modernité fait l’objet d’expressions multiples, éventuellement contraires (par exemple, l’omnipotence de l’État et l’anarchisme, austérité socialiste et société de consommation, nationalisme et internationalisme) mais fondamentalement associées entre elles par cette négation initiale. Et cette conception n’est pas une abstraction avançant toute seule dans le temps. Elle est portée historiquement par une avant-garde d’intellectuels, de groupes d’influence, de grands chevaliers d’industrie, de managers, de politiciens exerçant une fonction motrice, avec l’acquiescement progressif des masses qu’elle réussit à faire entrer dans son jeu.
Si l’on pense spontanément au rôle joué par les philosophes des Lumières, on ne peut oublier la classe sociale dans laquelle Marx a vu l’activateur de l’évolution historique conduisant, par contradictions ultérieures, à l’émancipation totale de l’humanité, en l’espèce, la bourgeoisie, au sens économique du terme. Dans une première partie (« Bourgeois et prolétaires »), le Manifeste communiste (1847), suivant sa logique matérialiste, présente la catégorie sociale des marchands et l’ascension de sa puissance liée à la maîtrise des affaires et, plus encore, de la technique. Il décrit sa progressive appropriation du pouvoir politique, dans des termes qui aujourd’hui ne manquent pas de sel : « Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. » Mais c’est surtout le long éloge de cette classe qui retient l’attention : « La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. » « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. » Elle a secoué la « rouille » de l’économie traditionnelle, elle a créé des « merveilles » plus splendides que les Pyramides, et finalement dominé la planète entière. « Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. » Marx annonce la disparition des cultures nationales, et ce que l’on n’appelait pas encore la mondialisation, dans la pure logique de ce triomphe de la matière[2].
Et pourtant, selon le Manifeste, « les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne […] ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées ». Après avoir joué son rôle destructeur de la société traditionnelle, la bourgeoisie est donc censée entrer en crise fatale, au profit de la révolution prolétarienne qu’elle. aura suscitée. Obnubilé par sa conception millénariste (quoique matérialiste) de la révolution – sa prophétie du « royaume de la liberté » – Marx n’a pas entrevu la possibilité que celle-ci « s’ossifie » un jour comme la société traditionnelle dont il proclamait la déchéance.
Avant de poursuivre, remarquons que dans la conception de Marx, c’est l’activité technique des acteurs économiques et son évolution qui sont mises en évidence, mais l’esprit qui les inspire est exclu de. la considération, puisqu’il est censé n’être que l’image inversée de leur conduite matérielle[3]. Or la bourgeoisie, avant même la possession des richesses matérielles et leur désir, par une manière de concevoir la vie, un état d’esprit commun à tous ceux qui se pensent et se comportent comme l’avant-garde de la modernité, laquelle aspire, comme on l’a dit, à rompre avec tout ce qui peut évoquer la tradition. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est plus judicieux de parler d’esprit bourgeois, ou encore de bourgeoisisme, disposition qui peut se rencontrer non seulement chez les éléments moteurs du système économique moderne et ses très riches bénéficiaires, mais aussi dans des couches nettement moins à l’aise de la société, mais partageant en fait les mêmes désirs ; et de même, aussi bien dans les partis de la droite conservatrice qu’au sein du socialisme révolutionnaire. Par ailleurs, et pour cette même raison, il faudrait se garder de confondre bourgeoisie et classes moyennes, justement parce que celles-ci sont loin d’avoir toujours partagé l’ensemble des aspirations « bourgeoisistes », même si une lente érosion a tendu toujours plus à les voir s’aligner sur les « nouvelles valeurs » en matière d’hyper-consommation, de situations familiales « libérées », d’athéisme pratique.
Le concept de bourgeoisisme réunit, d’une part, une intention destructrice, et d’autre part, une propension à l’action agissant comme une drogue. Au début du XXe siècle, plusieurs auteurs se sont intéressés à cette réalité, qui fait penser à la psychologie particulière de militants idéologiques, mais qui, selon ces mêmes auteurs, est bien plus largement partagée et relève d’une déviation morale plutôt que d’un comportement utilitaire d’ordre rationnel. Parmi ceux qui se sont intéressés au sujet, nous pouvons retenir en particulier Werner Sombart, avec Le bourgeois[4], plus tard Nicolas Berdiaev, notamment dans ses essais regroupés dans De I’esprit bourgeois[5], auxquels on peut joindre Max Scheler, auteur de L’homme du ressentiment[6], sans omettre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, de Max Weber[7], et plus près de nous, une partie notable de l’œuvre du philosophe italien Augusto Del Noce.
Prolongeant la réflexion de Weber, qui avait établi un lien entre calvinisme et capitalisme, Werner Sombart commence par comparer les mentalités portant sur l’activité humaine avant et depuis l’apparition de la modernité. Au début du processus, la « mentalité pré-capitaliste » était l’attitude normale de l’homme qui ne cherche que ce qui lui suffit pour vivre. Mais à côté d’elle a commencé à apparaître une nouvelle mentalité, faite de désir d’enrichissement, et de l’épargne et la volonté d’entreprendre qui en permettent la réalisation. Auparavant régnait I’absence de calcul, car on cherchait plutôt à entretenir et perfectionner I’héritage. Les riches dépensaient avec munificence, et si le pauvre cherchait à épargner un tant soit peu, c’était pour se prémunir contre le pire ; désormais, le riche épargne à son tour, mais en vue d’amasser les capitaux qui lui permettent de se lancer à l’aventure et espérer toujours plus de gains. Pendant que quelques-uns cherchent dans l’alchimie le moyen d’acquérir de l’or, le bourgeois du XlVe siècle se comporte de manière honnête, il est ponctuel, méthodique, et ne renie pas les vertus chrétiennes. Mais il fait de celles-ci des instruments. La vie réglée selon la raison devient la vie réglée selon l’utilité. D’où les deux modèles du marchand avaricieux, et du calviniste – Sombart adhérant sur ce point à l’analyse de Max Weber sur le lien entre calvinisme et capitalisme : angoisse de la prédestination, désir de ressentir la bénédiction de Dieu par la réussite. Dans l’une et l’autre option, la recherche de l’enrichissement réduit la préoccupation religieuse avant de la faire disparaître, même si la piété extérieure peut subsister par conformisme.
Sombart se livre à une longue enquête sur la manière dont l’homo economicus a évolué dans le temps et les lieux, et achève la première partie de son étude sur une comparaison entre le bourgeois des origines et son successeur de la première décennie du XX” siècle. La description est nuancée, le sociologue distinguant une multiplicité d’incarnations du type humain qui l’intéresse : le flibustier, le propriétaire foncier, le bureaucrate, le spéculateur, le négociant, le manufacturier. Mais tous ont en commun certains traits : la poursuite sans fin du gain afin de maintenir leurs entreprises, impliquant nouveauté, vitesse du changement, sentiment de puissance. De là découle la nécessité de la rationalisation de toute activité en vue de la maximisation du profit : « Si les chaussures de mauvaise qualité rapportent des bénéfices plus gros que les chaussures de bonne qualité, ce serait commettre un péché contre le Saint-Esprit du capitalisme que de fournir de bonnes chaussures.[8] » Le client est pris d’assaut, alors qu’il était encore respecté au début du cycle moderne (et quand il écrit, Sombart ne connaît pas encore l’industrie publicitaire), l’entrepreneur réclame « la plus grande liberté d’action, supportant avec impatience les restrictions imposées par le droit et par la morale : c’est « la proclamation de la supériorité du gain sur toutes les autres valeurs[9] ».
Dans son Livre II, Sombart analysera la pratique de la malhonnêteté ordinaire, devenue institutionnelle, comme une nécessité découlant du cercle infernal du progrès technique et de la concurrence, qui contraint d’aller sans cesse de l’avant au risque de disparaître. Tout cela est tellement évident aujourd’hui !
Où situer le ressort moral faisant basculer l’homme économique traditionnel et son homologue (ou sa contradiction) moderne ? Est-ce la cupidité ? Est-ce le piège d’un certain prurit d’action s’achevant en prométhéisme ? Sombart ne répond que par une affirmation très laconique, mais qui renvoie par le fait même à l’analyse morale de son contemporain Max Scheler : « Le ressentiment a […] été de tout temps l’appui le plus solide de la morale bourgeoise. » La sentence fait immédiatement allusion aux marchands du XIVe siècle tentant vainement de se faire reconnaître par les nobles, dès lors pleins de hargne contre ces derniers, cherchant alors à les surpasser pour leur en remontrer. Mais elle est de portée plus vaste.
Max Scheler développe et approfondit la même idée dans L’homme du ressentiment, où il procède à une analyse de la décomposition moderne de la sociabilité et de la hiérarchie des biens propres aux formes antérieures de vie collective ordonnée. Cette décomposition est un état d’esprit qui repose d’abord sur la dévalorisation du monde et la survalorisation corrélative de soi. N’a de vraie valeur que ce que I’on a soi-même gagné, le monde – la Création – n’étant plus contemplé mais pensé comme obstacle à surmonter ou objet à dominer par la technique et l’organisation. Le travail devient « fanatique » et implique une démarche de perfectionnement continu, frénétique. Quant aux relations sociales, elles sont établies sur la méfiance et le contrôle mutuel. « La méfiance du commerçant, qui craint d’être trompé par ses concurrents, s’est généralisée et exprime désormais la forme que prend dans le monde moderne la connaissance que l’homme a de son prochain[10] ».
Comme Weber, Scheler est attentif aux conséquences du calvinisme, qu’il voit à l’œuvre précisément dans cette mise à distance des autres, d’où naîtra un fort penchant de I’esprit bourgeois pour la Gesellschaft (société contractuelle), et une aversion corollaire pour la Gemeinschaft communautaire. Quant à la domination sur le monde, autre caractéristique du même état d’esprit, Scheler la met en relation avec la lutte contre la crainte intérieure : de même qu’il cherche à limiter à l’utilité sa relation avec autrui, le « bourgeois » schélerien cherche la prise de distance avec sa propre intériorité. Il se fuit lui-même et s’enivre dans I’action, la production perpétuelle, la fuite en avant.
Nicolas Berdiaev, qui écrit plus tard, reprend ces analyses d’un point de vue psychologique. Il définit le bourgeoisisme comme une catégorie spirituelle. « En fait d’infini, [le bourgeois] ne reconnaît que celui du développement économique ; quant à l’infini de la vie spirituelle, il se trouve dissimulé à sa vue par le paravent formé par l’ordre de vie qu’il a adopté. […] Le bourgeois est un être qui ne veut pas se transcender, parce que le transcendant le détourne de sa principale préoccupation : celle de s’organiser sur la terre.[11] » De là l’artificialité ou l’hypocrisie de sa pratique religieuse, lorsqu’il lui en reste. Berdiaev a été très marqué par Léon Bloy et son Exégèse des lieux communs (1902–19l3), avec ses formules extrêmement cinglantes. L’un et l’autre identifient bourgeois et pharisien, ce qui est en effet peut-être la meilleure manière de comprendre que le bourgeoisisme est fondamentalement une spiritualité dévoyée. Avec le temps, le vernis religieux s’effaçant, le bourgeois s’identifierait plutôt au sadducéen, c’est-à-dire à l’athée pratique dont le seul horizon s’arrête à son passage sur la terre. C’est pourquoi le bourgeoisisme dépasse toute distinction entre conservateurs et révolutionnaires. Berdiaev va jusqu’à écrire : « La Russie présente, dans le communisme, ce type nouveau de bourgeois conquérant d’une effrayante impiété. C’est ici l’esprit bourgeois tout pur, illimité et sans défaillance.[12] »
Après avoir ainsi identifié le bourgeoisisme comme une attitude spirituelle faite de prétention et de suffisance sans bornes, Berdiaev rattache la notion à une disposition présente bien en deçà de l’aube des temps modernes. « L’idée d’une rationalisation absolue de l’existence, d’une harmonie sociale parfaite, est une idée bien bourgeoise […]. L’architecte de la tour de Babel est un bourgeois.[13] »
Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil. Cependant en remontant ainsi à la racine de la démesure de l’orgueil humain, ne prend-on pas, avec le penseur russe, le risque de dissoudre l’idée moderne d’esprit bourgeois qu’il s’est employé à scruter avec une grande acuité ? Une réponse à cette crainte est peut-être celle-ci : la tentation qui s’est emparée des constructeurs de la tour de Babel, qui ne fut somme toute qu’un acquiescement au faux témoignage satanique (« vous serez comme Dieu », Gn 3, 4–5), est toujours active à travers les temps, mais son acceptation se réalise selon des formes variées, plus ou moins collectives, au cours de certaines périodes, avant de retourner au néant. Seulement un ensemble de circonstances et le concours de milieux humains hétérogènes mais mus par des désirs parallèles de rupture –dissidents religieux, libertins, marchands avides et princes machiavéliens – ont donné naissance au changement de civilisation que l’on appelle l’avènement de la modernité, non seulement par commodité de désignation d’une longue période encore inachevée, mais principalement pour nommer la philosophie d’une tentative d’inversion du sens de l’histoire humaine qui l’anime depuis son départ.
Les travaux proprement historiques fournissent la matière première de toute réflexion sur cette longue époque encore inachevée. Les papes du XIXe siècle et du début du XXe avaient centré leur critique doctrinale sur la subversion moderne de la notion de liberté coupée de sa relation nécessaire au Bien, se situant ainsi dans le domaine des principes fondateurs et entrevoyant l’ampleur des conséquences néfastes pouvant résulter de cette amputation radicale. Une autre manière d’appréhender la même réalité a consisté à l’étudier sous l’angle de la culture, voyant dans la modernité I’introductrice d’un désordre inspiré par une nouvelle forme de la Gnose ennemie de la nature (Eric Voegelin), ou encore comme une catastrophe (Niklas Luhmann).
Augusto Del Noce a, de son côté, mis en évidence les enchaînements logiques par lesquels l’idée moderne – et son éclatement final postmoderne – ne pouvait développer ses effets que sous la forme d’une libération progressive de la force contenue dans l’esprit bourgeois. Il suit en cela sa méthode, qui fait en quelque sorte un va-et-vient permanent entre histoire et philosophie. Plusieurs ouvrages développent le constat de l’épuisement de l’illusion révolutionnaire, longtemps avant la fin de I’URSS, mais au profit du règne universel de l’argent, dans cette « nouvelle société » de richesse matérielle et de rejet radicalisé de tout ce qui pouvait encore rester en fait d’aspirations plus hautes, même sous la caricature marxiste. Ainsi, dans Il cattolico comunista[14], c’est à travers une longue analyse de la mutation du progressisme catholique italien qu’il met en évidence le passage d’une forme d’engagement qui pouvait paraître généreux et motivé par la recherche d’un idéal (trompeur), à un statut de modernisateurs du système capitaliste. Del Noce publie son analyse largement après la « vérification » constituée par Mai 68. « La nouvelle bourgeoisie correspond à la fin du compromis christiano-bourgeois qui caractérisait l’ancienne bourgeoisie. Ce que l’on a coutume d’appeler le consumérisme prend pour règle exclusive la valeur d’échange. […] L’abandon du compromis christiano-bourgeois définit la société permissive.[15] » Thème qui avait déjà été développé par l’autèur dans différents écrits avant l’étape de 1968, mais publié beaucoup plus tard, en guise de premier bilan du comportement des catholiques en politique depuis la fin du concile Vatican II. Il est nécessaire de le citer longuement : « L’histoire contemporaine ne peut être interprétée sous son aspect idéal que comme I’expansion de l’athéisme. […] De plus le propre de cette deuxième forme d’athéisme est de ne pas s’avouer explicitement athée, parce qu’elle se limite au plan du vérifiable, en laissant en suspens celui de l’invérifiable, de sorte que cela a pu engendrer chez certains catholiques l’illusion de sa possible conciliation avec là religion démythisée qui, justement en raison de cette démythisation, deviendrait “vraiment pure”. Mais j’ai déjà montré à quel point il s’agissait là d’une illusion, dès lors que par le relativisme des valeurs qu’elle professe, et par le jugement concret auquel amène la forme de pensée qu’en d’autres termes, on pourrait qualifier de pantechniciste, sociologistique, néopositiviste ou néopragmatiste (au sens du pragmatisme rigoureusement séparé du spiritualisme), dans la substitution à la lutte directe contre la religion d’une lutte indirecte, elle est plus dangereuse, puisqu’elle érode la dimension religieuse jusqu’au point de faire disparaître de la conscience toute trace du problème de Dieu.[16] »
Le nouvel état d’esprit des catholiques italiens, se définissant jusque-là principalement par leur qualité religieuse, certes dans toute l’ambiguïté de l’appartenance majoritaire à la Démocratie chrétienne, ou, minoritaire, à la collaboration avec les communistes, traduit purement et simplement un passage avec armes et bagages dans les rangs de la « modernisation », autrement dit de l’avant-garde même du mouvement par lequel se trouvent définitivement congédiés les principes de la « doctrine sociale de l’Église ». Le constat vaut pour l’Italie et pour la majeure partie des pays de majorité catholique (Belgique, Espagne, Irlande, Québec…), mais il vaut aussi, mutatis mutandis, pour les États-Unis, où I’intégration sociale des catholiques s’opère précisément au moment où la majorité d’entre eux accèdent sans réserve à l’affiuent society..
L’esprit révolutionnaire maintenait au moins l’idée sous-jacente de la légitimité pour l’être humain de pouvoir se dépasser pour une cause supérieure. Désormais l’unique objectif de cette société est de se conserver elle-même.
La conclusion du philosophe italien tient en un passage assez souvent cité : « Comment définir la société technologique ? […] C’est une société qui accepte toutes les négations du marxisme touchant à la pensée contemplative, à la religion et à la métaphysique ; qui accepte donc la réduction des idées au rang d’instruments de production ; mais qui d’autre part refuse les aspects révolutionnaires-messianiques du marxisme, c’est-à-dire ce qui reste comme trace de religieux dans l’idée révolutionnaire. À cet égard, elle représente vraiment l’esprit bourgeois à l’état pur, l’esprit bourgeois qui a triomphé de ses deux ennemis traditionnels, la religion transcendante et la pensée révolutionnaire. On pourrait peut-être arriver à dire, en s’appuyant sur des passages du Manifeste, que par une étonnante hétérogenèse des fins, le marxisme a conduit l’esprit bourgeois à se manifester à l’état pur, mais une fois qu’il y est arrivé, qu’il s’est montré incapable de le combattre. La société technologique signe l’abdication du marxisme en faveur des inventeurs de l’organisation rationnelle de la société industrielle, Saint-Simon et Comte, et encore en considérant chez eux l’aspect qui en fait les représentants de l’esprit polytechnique, séparé de celui de la religion bizarre à laquelle ils avaient voulu le lier.[17]»
Nous sommes aujourd’hui en présence d’un crypto-État mondial, sans attache à une histoire collective ni au sol sur lequel elle s’est déroulée, servant d’auxiliaire à des puissances financières adonnées à une concurrence effrénée. Cette situation illustre les effets de la dépolitisation moderne, marquée désormais par la montée progressive du règne des experts, la simplification ou l’unification de la gestion des masses tendant à s’apparenter à la régulation d’une vaste machine, dont, en définitive, l’être humain ne serait plus qu’un rouage élémentaire et à la limite, superflu. Le nouvel humanisme, si l’on peut encore utiliser ce mot, cumule ainsi le rêve d’une surhumanité maîtresse d’elle-même, du temps et de l’espace, et la réduction de l’être humain au rang d’instrument négligeable. Déconstruction de la cité et dénaturalisation de la vie humaine, naturelle et surnaturelle, découlent d’une même inspiration.
Bernard Dumont
[1]. Encyclopaedia Universalis, article « Modernité », rédigé conjointement par Jean Baudrillard, Alain Brunn et Jacinto Lageira.
[2]. « Par I’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains… »
[3]. « La productiôn des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à I’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel » (Marx et Engels, L’idéologie allemande (1848), 1re partie).
[4]. Le Bourgeois. Contribution à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, Payot, Lausanne, 1928. Original : 1913. Disponible en ligne, en deux parties séparées, sur « Les classiques des sciences sociales », bibliothèque numérique de I’UQAC (Université du Québec à Chicoutimi).
[5]. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel/Paris,1949 (disponible UQAC). Du même auteur, De l’esclavage et de la liberté de l’homme (Aubier Montaigne, 1946, également disponible sur le même site).
[6]. Gallimard, coll. « Idées nrf », 1970. Original : 1912.
[7]. L’éthique protestante et I’esprit du càpitalisme (1905). Le sociologue, on le sait, considérait que I’exaltation du travail procédait de la conscience inquiète des calvinistes, cherchant à mesurer le salut par les œuvres, la réussite sociale consécutive au labeur fourni ayant valeur de preuve de l’élection divine. Sur ce point, Scheler le rejoint : « L’instinct du travail, qui est spécialement moderne et dont l’amour du gain illimité n’est qu’une conséquence, ne vient pas d’une façon de penser ou de sentir qui consiste à exalter le monde et la vie (c’est I’esprit de la renaissance italienne), mais de ce calvinisme sombre et ennemi du plaisir qui propose au travail une fin transcendante éternellement inaccessible, et, du même coup, endort, par le travail, l’inquiétude et le doute des croyants quant à leur salut et à leur élection » (L’homme du ressentiment, op. cit.,p. 160, note 1).
[8]. Le bourgeois, op. cit.., p. 145.
[9]. Ibid,p. 146. À la page suivante, Sombart juge que l’on « peut appliquer aux grands vainqueurs de la course du capitalisme moderne ce qui a été dit récemment de Rockefeller, à savoir qu’ils ont “su, avec un manque de
scrupules ingénu et naïf, se soustraire à toute entrave morale”. John Rockefeller lui-même, dont les
Mémoires reflètent à merveille cette mentalité enfantine et naïve, aurait un jour résumé son Credo en disant qu’il était disposé à allouer à un fondé de pouvoirs un traitement d’un million de dollars, à la condition que, tout en possédant les aptitudes positives nécessaires, il soit “dépourvu de tout scrupule” et ait le courage de ne pas hésiter à “sacrifier, s’il le faut, des milliers de personnes” ».
[10]. L’hiomme du ressentiment, op. cit., pp. 147–148.
[11] . Nicolas Berdiaev, Esclavage et liberté de l’homme, op. cit., p. 189. L’auteur poursuit : « Le bourgeois est l’être le plus objectivé, le plus projeté au dehors, le plus étranger à l’infinie subjectivité de l’existence humaine. Ce qui caractérise le bourgeois, c’est le manque de liberté spirituelle, la soumission totale de son existence au déterminisme. Le bourgeois veut tout pour lui, mais il ne pense et ne parle jamais en son propre nom ; il possède des propriétés matérielles, mais aucune propriété spirituelle. […] C’est le bourgeois qui crée le royaume des choses, mais ce sont les choses qui le gouvernent et le dominent. Il a contribué d’une façon prodigieuse au vertigineux développement de la technique, mais c’est la technique qui le gouverne et qui a fait de lui son esclave. »
[12]. De l’esprit bourgeois, op.cit., p. 44.
[13]. Ibid., p. 46.
[14]. Rusconi, Milan, 1981.
[15]. Op. cit., pp. 219–220.
[16]. Augusto Del Noce, I cattolici e il progressismo, Leonardo, Milan, 1994, pp. 134–135.
[17]. Définition donnée à l’occasion d’un congrès international sur les valeurs permanentes dans le devenir historique, tenu à Rome du 3 au 6 octobre 1968, reprise plus tard dans L’epoca della secolarizzazione, Giuffrè, Milan, 1970. Trad. fr. : L’époque de la sécularisation, Éditions des Syrtes, 2001, ici p. 36..