Numéro 153 : Un État profond planétaire ?
L’apparition de la pandémie nous fait assister à un changement d’époque, sanctionné par une contrainte inattendue et brutale dans la vie quotidienne de la plupart des pays régis par un supposé État de droit, avec un régime d’exception sans cesse reconduit, prenant congé d’un formalisme démocratique considéré jusque-là comme « sacré », une emprise psychique sur les populations d’une intensité rare, et, pour couronner le tout, la disparition presque complète de l’autorité spirituelle de l’Église transformée en chambre d’écho des impératifs de ce nouvel ordre de choses. Malgré tout ce concours de réalités impressionnant, il conviendrait de se méfier de l’idée que nous nous trouverions déjà dans un monde totalement nouveau, laissant derrière lui un monde d’avant entièrement caduc. Cette simplification de propagande ne rend pas compte de la réalité, mais elle a pour effet de paralyser d’avance toute forme de contestation.
On est donc fondé à s’interroger sur les pouvoirs dominant le monde actuel, leurs conditions d’exercice et leurs modalités d’organisation, ainsi que sur les fins qu’ils poursuivent. Ce travail d’identification et de synthèse est ardu, et doit dépasser les simples intuitions, souvent imprudemment transformées en affirmations tranchées non documentées, parfois en délires imaginatifs, nourrissant alors par contrecoup une propagande pro domo qui se déchaîne contre les « conspirationnistes » et leur amalgame tout effort plus sérieux pour comprendre la réalité présente.
Pierre-André Taguieff résume à ce sujet la situation : « […] si le complotisme se diffuse et répond à une demande sociale, il en va de même pour un discours anticomplotiste simpliste, qui à son tour, en raison de son caractère militant, de ses analyses sommaires et de son ton polémique, suscite des réactions anti-anticomplotistes dans les études savantes, lesquelles semblent parfois venir au secours de certaines “théories” complotistes[1]. » On pourrait ajouter que les affirmations contradictoires successives des gouvernements et de leurs experts ne peuvent que renforcer la difficulté d’atteindre la vérité, et le doute universel qui en résulte. Qui croire : ceux qui élucubrent, ou ceux qui mentent[2] ?
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Ce climat touche essentiellement aux catégories de l’information et de la « communication publique », autrement dit à un domaine dans lequel vérité et propagande tendent à se confondre. Mais depuis un certain nombre d’années la question est ramenée à un niveau plus général, avec le sentiment persistant que les gouvernements dits démocratiques ne sont pas les gouvernements réels, et qu’à l’abri des formes constitutionnelles apparentes s’installe ou s’est déjà installé un système parallèle restant dans l’ombre mais détenant le pouvoir effectif à l’intérieur de chaque État et plus encore dans les organisations supranationales et internationales. Telle est la problématique de l’État profond, expression antérieurement réservée aux chercheurs en science politique, reprise maintenant dans un public plus large pour désigner un phénomène dont il faut s’efforcer d’appréhender la nature.
À l’origine, ces termes ne sont qu’une traduction des mots turcs « derin devlet ». Mike Lofgren, auteur qui a particulièrement étudié le sujet en se limitant au cas des États-Unis, explique ainsi cette origine en même temps qu’il en légitime la transposition : « Le terme “État profond” a été inventé en Turquie et serait un système composé d’éléments de haut niveau au sein des services de renseignement, de l’armée, de la sécurité, du système judiciaire et du crime organisé. Dans le dernier roman de l’auteur britannique John le Carré, A delicate truth [Une vérité si délicate], un personnage décrit l’État profond comme “le cercle toujours plus large d’experts non gouvernementaux issus du monde de la banque, de l’industrie et du commerce, qui ont été autorisés à accéder à des informations hautement confidentielles dont ne disposent pas de larges pans de Whitehall et Westminster”. J’utilise donc ce terme pour désigner une association hybride d’éléments du gouvernement et de personnes issues de la finance et de l’industrie de haut niveau qui est effectivement capable de gouverner les États-Unis sans se référer au consentement des gouvernés tel qu’il est exprimé suivant le processus politique formel[3]. »
Cette définition est bien plus précise que les slogans du Front populaire dénonçant les « 200 familles » maîtresses de l’économie française. La réduction démagogique et l’utilisation de chiffres ronds correspondent à une commodité idéologique, mais ont aussi rapport à une réalité inhérente à la domination du libéralisme économique et à la liaison entre gros industriels et personnel politique[4].
Une façon plus précise de comprendre ce que signifie l’État profond conduit à l’intérieur même de l’appareil politico-administratif. Elle veut désigner et dénoncer la pesanteur administrative (ministères, police, états-majors des Armées…) venant freiner ou faire dévier les décisions du pouvoir central. Emmanuel Macron y a fait une fois allusion lors d’un discours « aux ambassadeurs et ambassadrices », le 27 août 2019 : « Nous avons nous aussi un État profond. » L’affirmation mettait en cause les résistances opposées par certains hauts fonctionnaires à l’ouverture diplomatique à la Russie[5]. Elle pourrait aussi être appliquée à certains secteurs étatiques faisant preuve de zèle intempestif, voire s’autonomisant en groupes de pression internes, par exemple à partir de liens acquis lors de la fréquentation de grandes écoles, ou par affinités idéologiques, s’appuyant éventuellement sur certaines organisations – le Syndicat de la Magistrature constituant le cas limite d’une association intra-administrative ouvertement néomarxiste fonctionnant comme groupe de pression à l’intérieur de l’appareil d’État. Une remarque analogue peut bien sûr être faite à propos des réseaux maçonniques, et spécialement au travers de la multiplication des recours aux experts sans statut déterminé[6]. Par « État profond » on désignerait donc un certain désordre fonctionnel au sein de l’appareil d’État, résultant soit de ce type de relations extrastatutaires, soit d’une violation de la neutralité imposée aux hauts fonctionnaires, échappant dans l’un et l’autre cas à l’ordre légal-constitutionnel en cours. À la limite, cela devrait inclure la prise en compte de l’espionnage, ou de la corruption dès lors qu’elle atteindrait un seuil critique, ou à l’inverse, une forme d’opposition interne organisée menée pour éviter les effets de décisions dangereuses pour le pays. Mais alors le terme « État » dans l’expression État profond ne serait qu’une simple emphase venant dramatiser ce type de situations, sans rapport avec l’implantation d’un réel concurrent de l’appareil officiel. C’est à vers cet aspect relativement mineur de la question de l’État profond – avec ou sans ce nom – qu’ont longtemps été orientées les analyses, y compris dans le cas des États-Unis, où cependant l’intrication entre privé et public a de longue date favorisé l’apparition d’un fameux « complexe militaro-industriel » associant les responsables de la diplomatie armée, les grandes compagnies industrielles, les think tanks et les médias par lesquels s’exerce leur influence, ainsi que la possession de gigantesques ressources financières[7]. L’image des rhizomes a été utilisée pour décrire ces filières et accointances inavouées. Avec une palette de nuances, on a alors dû se situer sur un autre plan, s’agissant en l’occurrence d’une sorte de quasi-État parallèle. Le « complexe » jouissant de facto d’une autonomie de définition des objectifs, et de la possibilité d’être à couvert de décisions formellement légales[8] pour d’autres fins que celles qui sont officiellement assignées.
En Europe et en France en particulier, l’évolution générale des structures étatiques, leur déconnexion d’avec une citoyenneté fondée sur une appartenance nationale originaire, l’intégration mutuelle toujours plus poussée entre les services ministériels et les organes privés, nationaux ou pas, la désintégration du modèle étatiste antérieur au dernier tiers du XXe siècle, tout cela a favorisé la montée en puissance d’une réalité parallèle répondant à d’autres règles d’éthique et de responsabilité que celles prévues par le droit commun. Ce modèle extralégal permet toutes sortes d’actions délictueuses censées ne jamais être accomplies dans un État de droit. De l’action illégale protégée par le secret défense au glissement dans l’entreprise criminelle, il peut n’y avoir qu’un pas. Voilà qui permet de parler alors d’hybridation, ce qui est le sens initial du concept turc d’État profond. Dans un ouvrage intitulé Théorie des hybrides, un haut fonctionnaire de la police, Jean-François Gayraud[9], s’intéresse aux organisations terroristes islamistes. Mais ce qu’il écrit sur le fonctionnement et les relations de ces milieux idéologico-criminels peut aussi bien s’appliquer en un sens analogique aux réalités auxquelles nous nous intéressons ici. Il distingue trois niveaux d’hybridation entre groupes politiques recourant au terrorisme et organisations criminelles : la coopération, la convergence, la fusion. La première forme reste discrète et prudente, la seconde et la troisième ne sont pas réellement distinctes, définissant alors soit des États criminels proprement dits, soit des organisations mafieuses structurées comme des États (l’auteur pense à l’Afghanistan, à l’UCK en Albanie, etc.). Il conclut que nombre d’hybrides sont des incarnations de Janus, le dieu aux deux visages de l’antique panthéon[10]. La liaison entre crime organisé et entités politiques terroristes n’est peut-être qu’une figure ultime de l’État profond, mais le principe reste le même, ainsi que le risque de passer du stade de la déviation fonctionnelle de certains corps administratifs à la gangrène généralisée affectant un État dit de droit dont il ne resterait que les apparences présentables.
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L’extension actuelle du concept d’État profond est due aux circonstances. Ce que reprochent les pourfendeurs du complotisme, c’est de passer du constat d’un certain nombre d’indices à une généralisation, ou encore d’appliquer le principe qui veut que l’on cherche à qui profite le crime pour lui en imputer sans plus attendre la responsabilité[11]. Mais alors eux-mêmes franchissent un pas inverse en éliminant d’emblée la part des faits allégués sans vouloir la considérer séparément de l’interprétation hâtive. Dans un « camp » comme dans l’autre se pose donc une question de méthode, quoique de manière différente. Le fait de considérer qu’il puisse exister aujourd’hui un changement d’organisation politique nettement au-delà d’un simple problème de discipline à l’intérieur des services étatiques n’est pourtant pas absurde. Il appelle plutôt un examen des intentions clairement exprimées (par exemple, par des conseillers du prince comme Jacques Attali), des faits avérés (telle l’action subversive effectuée à couvert d’organisations internationales ou non gouvernementales), des moyens nouveaux de contrôle des populations riches de menaces, notamment rendus possibles par la maîtrise de nouvelles techniques de fichage, de surveillance, d’implantation de « nouvelles valeurs » à rebours du sens commun. À partir de tout cela il est au moins possible d’approfondir les connexions possibles.
Avant même, et à l’encontre de l’idée que nous nous trouverions devant un phénomène entièrement nouveau, il faut se rappeler que le régime démocratique moderne a toujours connu une dualité constitutive : d’un côté, l’affirmation de la souveraineté populaire exercée par les élections, de l’autre la possession du pouvoir réel par une oligarchie, tenue périodiquement d’obtenir la confirmation de son pouvoir grâce précisément aux élections, mais libre le reste du temps d’agir à sa guise au mieux de ses intérêts variés. Teodoro Klitsche de la Grange en avait étudié, dans Il doppio Stato (l’État double)[12], l’aspect juridique. « La recherche entreprise, portant comme il le fallait sur les présupposés théoriques des structures et institutions de l’État moderne et sur le droit positif, nous a fait constater que le droit en vigueur n’est appliqué qu’épisodiquement par l’appareil public, soit par manque d’efficacité, soit par mauvaise volonté ; que cette situation est favorisée, et même en grande mesure créée par la classe dirigeante ; que le droit “formel” a pour fonction de concourir, avec d’autres moyens mieux appropriés à ses buts, à l’amélioration de l’image du pouvoir, et en même temps d’assurer la “garantie” des rapports sociopolitiques et des pouvoirs correspondants. Tandis que le droit qui est le plus souvent appliqué l’est de manière épisodique, souvent comme instrument de l’assise concrète et des intérêts du pouvoir[13]. » L’opportunité l’emporte sur le respect de la législation. Les années écoulées nous ont permis de vérifier que le droit des uns n’est pas exactement identique à celui des autres, et que le respect des textes est aléatoire.
Ce régime dual, longtemps maintenu à l’abri des luttes de partis à l’intérieur de la classe politique, se situait dans le cadre de l’État-nation. Or nous avons changé d’espace, ainsi que de régime. Il est probable que nous approchons du dénouement. Plusieurs nouveautés le laissent deviner.
La plus immédiatement visible est l’exception permanente déjà mentionnée, impliquant un nouveau rapport entre le système du pouvoir et le « peuple souverain », objet d’une véritable rééducation, mentale et comportementale (limitation de la liberté de se déplacer, pression obsessionnelle autour de l’obligation vaccinale, télétravail généralisé, fichage, etc.). Les rêves les plus insensés imaginant une société cybernétique ne sont sans doute pas réalisables dès aujourd’hui, mais ils ne relèvent déjà plus de l’utopie. Or, du point de vue du système collectif et surtout de ceux qui le dirigent, une gestion en quelque sorte automatisée de la population est désirable et serait beaucoup moins onéreuse que l’obligation de déployer des efforts intenses et hasardeux lors de chaque échéance électorale. Du moins peuvent-ils attendre du peuple souverain ainsi dématérialisé une docilité bien plus grande en faveur du statu quo, ce qui donnerait les mains libres à une minorité d’acteurs sans scrupules. On notera la coïncidence entre l’exception permanente et l’aggravation de la confusion des valeurs, opérée par des voies multiples mais aboutissant aux mêmes effets de déracinement, qu’il s’agisse de l’arsenal de lutte contre la famille, de la confusion des sexes, de l’implantation du modèle pluriethnique. On constate que les deux processus sont, au moins de fait, simultanés.
Guy Hermet avait étudié ce passage à une ère nouvelle du régime moderne dans un livre au titre très évocateur, publié il y a cinq ans, et qui appellerait une relecture complète dans les conditions actuelles : L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime[14]. Ouvrage prémonitoire, il passait en revue à peu près tout ce qui a permis le saut qualitatif que nous constatons aujourd’hui, sa préparation de fond, peut-on dire. L’auteur mettait en particulier l’accent sur un des facteurs facilitant la transition : la déséducation de masse privant les citoyens de la capacité d’identifier la nature exacte des événements, cette « pensée faible communicable en trente secondes à la télévision[15] ». Parallèlement la nullité des programmes électoraux, l’impossibilité de comprendre en quoi ils diffèrent et la multiplication éhontée des affaires classées sans suites ont abaissé le taux de participation électorale à des niveaux toujours plus faibles. Guy Hermet en arrivait ainsi à identifier le retour à une nouvelle forme de régime censitaire : d’un côté, le « populisme » – la conception arriérée de l’organisation collective et la forme institutionnelle correspondante –, de l’autre, la « Haute démocratie », par allusion, bien sûr, à la haute noblesse, d’implantation indéterminée[16]. Dans la mesure où l’on constate de grandes similitudes de transformation en ce sens entre les divers pays « démocratiques », où, d’autre part, certaines organisations internationales et supranationales – ONU, OMS, UE… – connaissent le même type d’hybridation que ce que l’on peut constater dans les États qui en sont membres, on est fondé à admettre que l’apparition d’un État profond, si l’on veut utiliser ce vocable suggestif, est effectivement plus qu’une simple présomption. Ainsi naît une superstructure mondiale, caractérisée par sa résorption du politique dans l’économique, et tenant son unité relative d’un appareil de gouvernance bien plus flou que ne le serait un gouvernement mondial proprement dit[17].
Est-on alors encore fondé à parler d’État à propos de cette organisation de l’ombre, ou de la pénombre ? Et comment en concevoir l’unité et la capacité de durer ?
Sur le premier point, il ne semble pas exact de poser que l’émergence de la gouvernance mondiale signe le démantèlement de tout appareil d’État, tout au contraire. Cet appareil est d’une grande utilité en restant conforme à ce que Max Weber voyait en lui : « L’État est l’institution qui possède, dans une collectivité donnée, le monopole de la violence légitime[18]. » Ce monopole permet bien de choses, surtout s’il est possible de l’exercer ou d’influer à distance sur lui. Ainsi le faisceau de pouvoirs constituant l’État profond mondial cherchera toujours plus à faire des appareils étatiques nationaux les instruments de ses entreprises et notamment de son contrôle des populations par tous moyens adéquats.
Sur le second point – l’unité et la capacité de durer – nous sommes assurément en phase ascendante de cette étrange tentative de domination de l’humanité entière, mais sans doute sur une base moins unifiée que l’imagination peut nous le suggérer. L’avenir radieux que nous entrevoyons est celui que saint Augustin décrivait dans La Cité de Dieu (IV, 4) : « Que sont les empires sans la justice, sinon de grandes réunions de brigands ? » Or que font les brigands entre eux, sinon une lutte de tous contre tous ? De plus il semble que si les protagonistes actuels ont su tirer habilement parti de la pandémie, s’ils utilisent sans vergogne les ressources de la contrainte étatique, ils ont aussi péché par témérité : les réactions qu’ils suscitent, les obstacles juridiques auxquels ils se heurtent, les expertises scientifiques derrière lesquelles ils se retranchent malgré la suspicion de partialité qui les entourent sont autant d’obstacles à la réalisation rapide de leurs desseins. Le « complot » est alors à ciel ouvert, et cela vaut mieux ainsi.
[1]. P.A. Taguieff, Les théories du complot, Que Sais-je ?, mars 2021, p. 25. L’auteur indique que la « conspiracy theory of society », qui nourrit les journées de diverses officines actuelles, « a été introduite en 1945 par Karl Popper dans son livre La société ouverte et ses ennemis », destiné à défendre et illustrer la démocratie occidentale à l’aube de la guerre froide (ibid., p. 16).
[2]. Un ouvrage dernièrement publié dans la mouvance écologiste s’intéresse aux « marchands de doute », c’est-à-dire aux scientifiques qui ont accepté de se faire les garants des sociétés qui fabriquent et diffusent des produits réputés dangereux ou polluants. L’éditeur tient préventivement à affirmer que « l’ouvrage en relève en rien du pamphlet conspirationniste » (Erik M. Conway, Naomi Oreskes, Les marchands de doute, Le Pommier éditions, juillet 2021). Sur la postvérité et ses effets, rappelons l’ouvrage de Jacques Baud, Gouverner par les fake news, amplement analysé dans un précédent numéro de la revue (B. Dumont, « Franchir le mur de la postvérité », Catholica n.150, hiver 2021, pp. 4–16).
[3]. Mike Lofgren, « Essay : Anatomy of the Deep State », https://www.mikelofgren.net/2014/02/ ). Pour de plus amples détails sur cet auteur, lire plus avant dans le présent numéro José Meseguer, « Origines et composition du Deep State américain », infra.
[4]. Celle-ci fut loin d’être imaginaire. Voir, par exemple, sur ce point l’ouvrage fondamental de Georges-Henri Soutou, L’or et le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale (Fayard, 1989).
[5]. La critique mettait en cause les résistances opposées par certains hauts fonctionnaires à l’ouverture à la Russie : « Alors je sais que, comme diraient certains théoriciens étrangers, nous avons nous aussi un État profond. Et donc parfois le Président de la République dit des choses, se déplace et dit quelque chose, puis la tendance collective pourrait être de dire : “Il a dit ça, enfin nous on connaît la vérité, on va continuer comme on l’a toujours fait”. Je ne saurais vous recommander de ne pas suivre cette voie. D’abord parce qu’elle est collectivement inefficace puisqu’elle décrédibilise la parole du Président de la République et par voie de conséquence elle décrédibilise la parole de celles et ceux qui les représentent. Mais surtout elle nous enlève de la capacité à faire. Et donc dans cette capacité à repenser les grandes relations il y a notre relation avec la Russie.
Je sais que beaucoup d’entre vous ont parfois fait leur carrière à conduire des dossiers où tout les a conduit à avoir de la défiance à l’égard de la Russie, parfois à juste titre. Et nous, nous avons structuré cette relation depuis au fond la chute du mur de Berlin dans cette défiance par une succession de malentendus. Je n’ai aucune naïveté en voulant revisiter cette relation. »
[6]. Cf. la thèse très exhaustive de Diane-Marie Palacio-Russo, soutenue en décembre 2016 à l’université Paris II Panthéon-Assas : L’influence de la franc-maçonnerie sur l’élaboration de la norme sous la Vème République. La conclusion du chapitre dédié à l’expertise de maçons à destination du gouvernement et du président de la République résume ainsi son étude : « Ce chapitre a mis en exergue une des techniques d’influence maçonnique les moins connues : celle qui repose sur l’expertise destinée au Président de la République et au gouvernement. Sourde mais particulièrement efficace, elle se distingue nettement de l’expertise à destination du Parlement, qui fera l’objet d’une analyse ultérieure […]. En premier lieu, il s’agit de l’expertise d’individus nourris par la maçonnerie et non de l’expertise de la maçonnerie. En effet, ce n’est pas le groupe dans son entier qui délivre son savoir ou son expérience, mais uniquement des hommes y appartenant, qui, dans les exemples choisis, se trouvent être des grands maîtres. En second lieu, elle est discrète puisqu’elle s’exerce dans l’enceinte des cabinets, au contraire des auditions publiques du groupe par les assemblées. »
[7]. Dans une étude collective exhaustive publiée en Allemagne, l’un des codirecteurs mesure l’extension considérable de la privatisation de nombreux services étatiques américains (y compris armée et diplomatie), et chiffre à 20 000 le nombre d’agents de lobbying et membres de cabinets de conseil réunis dans la seule cité de Washington (Werner Rügemer, « Die Privatisierung des Staates – das Vorbild USA und sein Einfluss in der Europäischen Union » – La privatisation de l’État. L’exemple des États-Unis et son influence dans l’Union européenne », dans Ullrich Mies, Jens Wernicke, Fassadendemokratie und Tiefer Staat, Promedia Verlag, 2017, Introduction, p. 6).
- 8. Tel l’amendement dit USA Patriot Act adopté par le Congrès un mois et demi après le 11 septembre. Il y a pire, selon certains : Olivier Barrat, « Informatique en nuage : mettez de côté le patriot act, penchez-vous sur fisaa ! », qui détaille les moyens quasi illimités dont dispose les services d’intelligence économique des Etats-Unis.
[9]. J.-F. Gayraud, Théorie des hybrides. Terrorisme et crime organisé, CNRS éditions, 2017.
[10]. Ibid, pp. 46–48. Il est piquant, bien que complémentaire en réalité, de voir la Fondation Jean-Jaurès (socialiste) placer sur son site un éloge de l’hybridité – le métissage en tous domaines –, par Gabrielle Halpern, qui a par ailleurs publié un livre dans le même sens placé sous la figure du centaure. Cf. https://www.jean-jaures.org/publication/en-finir-avec-lhomogeneite/
[11]. P.-A. Taguieff (op. cit., p. 16) donne un exemple : « Les rumeurs complotistes les plus répandues sont toutes des variations sur un même thème : les responsables de la pandémie seraient les grandes firmes pharmaceutiques désireuses d’écouler leurs stocks ou de répondre à la demande mondiale d’urgence de vaccins qu’elles auraient provoquée pour leur seul profit, avec ou sans la complicité de certains États. »
[12]. Il doppio Stato, Rubbettino, Soveria Mannelli, 2001. Cf. l’entretien avec l’auteur, publié peu avant la parution du livre, dans Catholica n. 69 (automne 2000), pp. 50–52. Le même thème a été abordé notamment par Zaki Laïdi (l’État « fractal », l’État « mondialisé »), Helmut Willke (l’État « ironique »).
[13]. T. Klitsche de La Grange, « L’État de droit a vécu », Catholica n. 69, automne 2000, pp. 50–51.
[14]. Armand Colin, 2007.
[15]. Ibid., p. 86. La même idée est exprimée ainsi dans Gouverner par le chaos, publié en 2000 par le « Comité invisible » chez Max Milo, page 43 : « Construire la dépolitisation de l’humanité, construire le “oui” à tout, le consentement global, passe donc par un abaissement provoqué de sa maturité psychique moyenne et son retour dans une espèce de giron maternel étendu au monde entier. » Le terme « provoqué » suggère l’idée de complot, mais peut aussi tout simpement s’entendre comme un effet cohérent de l’implantation sociale de la pensée faible, qui est avant tout une forme d’épuisement (postmoderne) de la philosophie moderne.
[16]. Op. cit., pp. 170–179.
[17]. L’expression « gouvernance polycentrique », utilisée par Elinor Ostrom lors de son discours de Stockholm (2009), conviendrait parfaitement pour définir cette situation, dans laquelle s’entrecroisent des intérêts et tendances de toutes sortes, mais ayant en commun la possession de moyens considérables de s’imposer potentiellement au monde entier.
[18]. Max Weber, Le savant et le politique (1919), disponible sur http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.html, p. 22.