Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 153 : Un État pro­fond pla­né­taire ?

Article publié le 10 Nov 2021 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’appa­ri­tion de la pan­dé­mie nous fait assis­ter à un chan­ge­ment d’époque, sanc­tion­né par une contrainte inat­ten­due et bru­tale dans la vie quo­ti­dienne de la plu­part des pays régis par un sup­po­sé État de droit, avec un régime d’exception sans cesse recon­duit, pre­nant congé d’un for­ma­lisme démo­cra­tique consi­dé­ré jusque-là comme « sacré », une emprise psy­chique sur les popu­la­tions d’une inten­si­té rare, et, pour cou­ron­ner le tout, la dis­pa­ri­tion presque com­plète de l’autorité spi­ri­tuelle de l’Église trans­for­mée en chambre d’écho des impé­ra­tifs de ce nou­vel ordre de choses. Mal­gré tout ce concours de réa­li­tés impres­sion­nant, il convien­drait de se méfier de l’idée que nous nous trou­ve­rions déjà dans un monde tota­le­ment nou­veau, lais­sant der­rière lui un monde d’avant entiè­re­ment caduc. Cette sim­pli­fi­ca­tion de pro­pa­gande ne rend pas compte de la réa­li­té, mais elle a pour effet de para­ly­ser d’avance toute forme de contes­ta­tion.

On est donc fon­dé à s’interroger sur les pou­voirs domi­nant le monde actuel, leurs condi­tions d’exercice et leurs moda­li­tés d’organisation, ain­si que sur les fins qu’ils pour­suivent. Ce tra­vail d’identification et de syn­thèse est ardu, et doit dépas­ser les simples intui­tions, sou­vent impru­dem­ment trans­for­mées en affir­ma­tions tran­chées non docu­men­tées, par­fois en délires ima­gi­na­tifs, nour­ris­sant alors par contre­coup une pro­pa­gande pro domo qui se déchaîne contre les « conspi­ra­tion­nistes » et leur amal­game tout effort plus sérieux pour com­prendre la réa­li­té pré­sente.

Pierre-André Taguieff résume à ce sujet la situa­tion : « […] si le com­plo­tisme se dif­fuse et répond à une demande sociale, il en va de même pour un dis­cours anti­com­plo­tiste sim­pliste, qui à son tour, en rai­son de son carac­tère mili­tant, de ses ana­lyses som­maires et de son ton polé­mique, sus­cite des réac­tions anti-anti­com­plo­tistes dans les études savantes, les­quelles semblent par­fois venir au secours de cer­taines “théo­ries” com­plo­tistes[1]. » On pour­rait ajou­ter que les affir­ma­tions contra­dic­toires suc­ces­sives des gou­ver­ne­ments et de leurs experts ne peuvent que ren­for­cer la dif­fi­cul­té d’atteindre la véri­té, et le doute uni­ver­sel qui en résulte. Qui croire : ceux qui élu­cubrent, ou ceux qui mentent[2] ?

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Ce cli­mat touche essen­tiel­le­ment aux caté­go­ries de l’information et de la « com­mu­ni­ca­tion publique », autre­ment dit à un domaine dans lequel véri­té et pro­pa­gande tendent à se confondre. Mais depuis un cer­tain nombre d’années la ques­tion est rame­née à un niveau plus géné­ral, avec le sen­ti­ment per­sis­tant que les gou­ver­ne­ments dits démo­cra­tiques ne sont pas les gou­ver­ne­ments réels, et qu’à l’abri des formes consti­tu­tion­nelles appa­rentes s’installe ou s’est déjà ins­tal­lé un sys­tème paral­lèle res­tant dans l’ombre mais déte­nant le pou­voir effec­tif à l’intérieur de chaque État et plus encore dans les orga­ni­sa­tions supra­na­tio­nales et inter­na­tio­nales. Telle est la pro­blé­ma­tique de l’État pro­fond, expres­sion anté­rieu­re­ment réser­vée aux cher­cheurs en science poli­tique, reprise main­te­nant dans un public plus large pour dési­gner un phé­no­mène dont il faut s’efforcer d’appréhender la nature.

À l’origine, ces termes ne sont qu’une tra­duc­tion des mots turcs « derin dev­let ». Mike Lof­gren, auteur qui a par­ti­cu­liè­re­ment étu­dié le sujet en se limi­tant au cas des États-Unis, explique ain­si cette ori­gine en même temps qu’il en légi­time la trans­po­si­tion : « Le terme “État pro­fond” a été inven­té en Tur­quie et serait un sys­tème com­po­sé d’éléments de haut niveau au sein des ser­vices de ren­sei­gne­ment, de l’armée, de la sécu­ri­té, du sys­tème judi­ciaire et du crime orga­ni­sé. Dans le der­nier roman de l’auteur bri­tan­nique John le Car­ré, A deli­cate truth [Une véri­té si déli­cate], un per­son­nage décrit l’État pro­fond comme “le cercle tou­jours plus large d’experts non gou­ver­ne­men­taux issus du monde de la banque, de l’industrie et du com­merce, qui ont été auto­ri­sés à accé­der à des infor­ma­tions hau­te­ment confi­den­tielles dont ne dis­posent pas de larges pans de Whi­te­hall et West­mins­ter”. J’utilise donc ce terme pour dési­gner une asso­cia­tion hybride d’éléments du gou­ver­ne­ment et de per­sonnes issues de la finance et de l’industrie de haut niveau qui est effec­ti­ve­ment capable de gou­ver­ner les États-Unis sans se réfé­rer au consen­te­ment des gou­ver­nés tel qu’il est expri­mé sui­vant le pro­ces­sus poli­tique for­mel[3]. »

Cette défi­ni­tion est bien plus pré­cise que les slo­gans du Front popu­laire dénon­çant les « 200 familles » maî­tresses de l’économie fran­çaise. La réduc­tion déma­go­gique et l’utilisation de chiffres ronds cor­res­pondent à une com­mo­di­té idéo­lo­gique, mais ont aus­si rap­port à une réa­li­té inhé­rente à la domi­na­tion du libé­ra­lisme éco­no­mique et à la liai­son entre gros indus­triels et per­son­nel poli­tique[4].

Une façon plus pré­cise de com­prendre ce que signi­fie l’État pro­fond conduit à l’intérieur même de l’appareil poli­ti­co-admi­nis­tra­tif. Elle veut dési­gner et dénon­cer la pesan­teur admi­nis­tra­tive (minis­tères, police, états-majors des Armées…) venant frei­ner ou faire dévier les déci­sions du pou­voir cen­tral. Emma­nuel Macron y a fait une fois allu­sion lors d’un dis­cours « aux ambas­sa­deurs et ambas­sa­drices », le 27 août 2019 : « Nous avons nous aus­si un État pro­fond. » L’affirmation met­tait en cause les résis­tances oppo­sées par cer­tains hauts fonc­tion­naires à l’ouverture diplo­ma­tique à la Rus­sie[5]. Elle pour­rait aus­si être appli­quée à cer­tains sec­teurs éta­tiques fai­sant preuve de zèle intem­pes­tif, voire s’autonomisant en groupes de pres­sion internes, par exemple à par­tir de liens acquis lors de la fré­quen­ta­tion de grandes écoles, ou par affi­ni­tés idéo­lo­giques, s’appuyant éven­tuel­le­ment sur cer­taines orga­ni­sa­tions – le Syn­di­cat de la Magis­tra­ture consti­tuant le cas limite d’une asso­cia­tion intra-admi­nis­tra­tive ouver­te­ment néo­marxiste fonc­tion­nant comme groupe de pres­sion à l’intérieur de l’appareil d’État. Une remarque ana­logue peut bien sûr être faite à pro­pos des réseaux maçon­niques, et spé­cia­le­ment au tra­vers de la mul­ti­pli­ca­tion des recours aux experts sans sta­tut déter­mi­né[6]. Par « État pro­fond » on dési­gne­rait donc un cer­tain désordre fonc­tion­nel au sein de l’appareil d’État, résul­tant soit de ce type de rela­tions extra­s­ta­tu­taires, soit d’une vio­la­tion de la neu­tra­li­té impo­sée aux hauts fonc­tion­naires, échap­pant dans l’un et l’autre cas à l’ordre légal-consti­tu­tion­nel en cours. À la limite, cela devrait inclure la prise en compte de l’espionnage, ou de la cor­rup­tion dès lors qu’elle attein­drait un seuil cri­tique, ou à l’inverse, une forme d’opposition interne orga­ni­sée menée pour évi­ter les effets de déci­sions dan­ge­reuses pour le pays. Mais alors le terme « État » dans l’expression État pro­fond ne serait qu’une simple emphase venant dra­ma­ti­ser ce type de situa­tions, sans rap­port avec l’implantation d’un réel concur­rent de l’appareil offi­ciel. C’est à vers cet aspect rela­ti­ve­ment mineur de la ques­tion de l’État pro­fond – avec ou sans ce nom – qu’ont long­temps été orien­tées les ana­lyses, y com­pris dans le cas des États-Unis, où cepen­dant l’intrication entre pri­vé et public a de longue date favo­ri­sé l’apparition d’un fameux « com­plexe mili­ta­ro-indus­triel » asso­ciant les res­pon­sables de la diplo­ma­tie armée, les grandes com­pa­gnies indus­trielles, les think tanks et les médias par les­quels s’exerce leur influence, ain­si que la pos­ses­sion de gigan­tesques res­sources finan­cières[7]. L’image des rhi­zomes a été uti­li­sée pour décrire ces filières et accoin­tances inavouées. Avec une palette de nuances, on a alors dû se situer sur un autre plan, s’agissant en l’occurrence d’une sorte de qua­si-État paral­lèle. Le « com­plexe » jouis­sant de fac­to d’une auto­no­mie de défi­ni­tion des objec­tifs, et de la pos­si­bi­li­té d’être à cou­vert de déci­sions for­mel­le­ment légales[8] pour d’autres fins que celles qui sont offi­ciel­le­ment assi­gnées.

En Europe et en France en par­ti­cu­lier, l’évolution géné­rale des struc­tures éta­tiques, leur décon­nexion d’avec une citoyen­ne­té fon­dée sur une appar­te­nance natio­nale ori­gi­naire, l’intégration mutuelle tou­jours plus pous­sée entre les ser­vices minis­té­riels et les organes pri­vés, natio­naux ou pas, la dés­in­té­gra­tion du modèle éta­tiste anté­rieur au der­nier tiers du XXe siècle, tout cela a favo­ri­sé la mon­tée en puis­sance d’une réa­li­té paral­lèle répon­dant à d’autres règles d’éthique et de res­pon­sa­bi­li­té que celles pré­vues par le droit com­mun. Ce modèle extra­lé­gal per­met toutes sortes d’actions délic­tueuses cen­sées ne jamais être accom­plies dans un État de droit. De l’action illé­gale pro­té­gée par le secret défense au glis­se­ment dans l’entreprise cri­mi­nelle, il peut n’y avoir qu’un pas. Voi­là qui per­met de par­ler alors d’hybri­da­tion, ce qui est le sens ini­tial du concept turc d’État pro­fond. Dans un ouvrage inti­tu­lé Théo­rie des hybrides, un haut fonc­tion­naire de la police, Jean-Fran­çois Gay­raud[9], s’intéresse aux orga­ni­sa­tions ter­ro­ristes isla­mistes. Mais ce qu’il écrit sur le fonc­tion­ne­ment et les rela­tions de ces milieux idéo­lo­gi­co-cri­mi­nels peut aus­si bien s’appliquer en un sens ana­lo­gique aux réa­li­tés aux­quelles nous nous inté­res­sons ici. Il dis­tingue trois niveaux d’hybridation entre groupes poli­tiques recou­rant au ter­ro­risme et orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles : la coopé­ra­tion, la conver­gence, la fusion. La pre­mière forme reste dis­crète et pru­dente, la seconde et la troi­sième ne sont pas réel­le­ment dis­tinctes, défi­nis­sant alors soit des États cri­mi­nels pro­pre­ment dits, soit des orga­ni­sa­tions mafieuses struc­tu­rées comme des États (l’auteur pense à l’Afghanistan, à l’UCK en Alba­nie, etc.). Il conclut que nombre d’hybrides sont des incar­na­tions de Janus, le dieu aux deux visages de l’antique pan­théon[10]. La liai­son entre crime orga­ni­sé et enti­tés poli­tiques ter­ro­ristes n’est peut-être qu’une figure ultime de l’État pro­fond, mais le prin­cipe reste le même, ain­si que le risque de pas­ser du stade de la dévia­tion fonc­tion­nelle de cer­tains corps admi­nis­tra­tifs à la gan­grène géné­ra­li­sée affec­tant un État dit de droit dont il ne res­te­rait que les appa­rences pré­sen­tables.

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L’extension actuelle du concept d’État pro­fond est due aux cir­cons­tances. Ce que reprochent les pour­fen­deurs du com­plo­tisme, c’est de pas­ser du constat d’un cer­tain nombre d’indices à une géné­ra­li­sa­tion, ou encore d’appliquer le prin­cipe qui veut que l’on cherche à qui pro­fite le crime pour lui en impu­ter sans plus attendre la res­pon­sa­bi­li­té[11]. Mais alors eux-mêmes fran­chissent un pas inverse en éli­mi­nant d’emblée la part des faits allé­gués sans vou­loir la consi­dé­rer sépa­ré­ment de l’interprétation hâtive. Dans un « camp » comme dans l’autre se pose donc une ques­tion de méthode, quoique de manière dif­fé­rente. Le fait de consi­dé­rer qu’il puisse exis­ter aujourd’hui un chan­ge­ment d’organisation poli­tique net­te­ment au-delà d’un simple pro­blème de dis­ci­pline à l’intérieur des ser­vices éta­tiques n’est pour­tant pas absurde. Il appelle plu­tôt un exa­men des inten­tions clai­re­ment expri­mées (par exemple, par des conseillers du prince comme Jacques Atta­li), des faits avé­rés (telle l’action sub­ver­sive effec­tuée à cou­vert d’organisations inter­na­tio­nales ou non gou­ver­ne­men­tales), des moyens nou­veaux de contrôle des popu­la­tions riches de menaces, notam­ment ren­dus pos­sibles par la maî­trise de nou­velles tech­niques de fichage, de sur­veillance, d’implantation de « nou­velles valeurs » à rebours du sens com­mun. À par­tir de tout cela il est au moins pos­sible d’approfondir les connexions pos­sibles.

Avant même, et à l’encontre de l’idée que nous nous trou­ve­rions devant un phé­no­mène entiè­re­ment nou­veau, il faut se rap­pe­ler que le régime démo­cra­tique moderne a tou­jours connu une dua­li­té consti­tu­tive : d’un côté, l’affirmation de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire exer­cée par les élec­tions, de l’autre la pos­ses­sion du pou­voir réel par une oli­gar­chie, tenue pério­di­que­ment d’obtenir la confir­ma­tion de son pou­voir grâce pré­ci­sé­ment aux élec­tions, mais libre le reste du temps d’agir à sa guise au mieux de ses inté­rêts variés. Teo­do­ro Klitsche de la Grange en avait étu­dié, dans Il dop­pio Sta­to (l’État double)[12], l’aspect juri­dique. « La recherche entre­prise, por­tant comme il le fal­lait sur les pré­sup­po­sés théo­riques des struc­tures et ins­ti­tu­tions de l’État moderne et sur le droit posi­tif, nous a fait consta­ter que le droit en vigueur n’est appli­qué qu’épisodiquement par l’appareil public, soit par manque d’efficacité, soit par mau­vaise volon­té ; que cette situa­tion est favo­ri­sée, et même en grande mesure créée par la classe diri­geante ; que le droit “for­mel” a pour fonc­tion de concou­rir, avec d’autres moyens mieux appro­priés à ses buts, à l’amélioration de l’image du pou­voir, et en même temps d’assurer la “garan­tie” des rap­ports socio­po­li­tiques et des pou­voirs cor­res­pon­dants. Tan­dis que le droit qui est le plus sou­vent appli­qué l’est de manière épi­so­dique, sou­vent comme ins­tru­ment de l’assise concrète et des inté­rêts du pou­voir[13]. » L’opportunité l’emporte sur le res­pect de la légis­la­tion. Les années écou­lées nous ont per­mis de véri­fier que le droit des uns n’est pas exac­te­ment iden­tique à celui des autres, et que le res­pect des textes est aléa­toire.

Ce régime dual, long­temps main­te­nu à l’abri des luttes de par­tis à l’intérieur de la classe poli­tique, se situait dans le cadre de l’État-nation. Or nous avons chan­gé d’espace, ain­si que de régime. Il est pro­bable que nous appro­chons du dénoue­ment. Plu­sieurs nou­veau­tés le laissent devi­ner.

La plus immé­dia­te­ment visible est l’exception per­ma­nente déjà men­tion­née, impli­quant un nou­veau rap­port entre le sys­tème du pou­voir et le « peuple sou­ve­rain », objet d’une véri­table réédu­ca­tion, men­tale et com­por­te­men­tale (limi­ta­tion de la liber­té de se dépla­cer, pres­sion obses­sion­nelle autour de l’obligation vac­ci­nale, télé­tra­vail géné­ra­li­sé, fichage, etc.). Les rêves les plus insen­sés ima­gi­nant une socié­té cyber­né­tique ne sont sans doute pas réa­li­sables dès aujourd’hui, mais ils ne relèvent déjà plus de l’utopie. Or, du point de vue du sys­tème col­lec­tif et sur­tout de ceux qui le dirigent, une ges­tion en quelque sorte auto­ma­ti­sée de la popu­la­tion est dési­rable et serait beau­coup moins oné­reuse que l’obligation de déployer des efforts intenses et hasar­deux lors de chaque échéance élec­to­rale. Du moins peuvent-ils attendre du peuple sou­ve­rain ain­si déma­té­ria­li­sé une doci­li­té bien plus grande en faveur du sta­tu quo, ce qui don­ne­rait les mains libres à une mino­ri­té d’acteurs sans scru­pules. On note­ra la coïn­ci­dence entre l’exception per­ma­nente et l’aggravation de la confu­sion des valeurs, opé­rée par des voies mul­tiples mais abou­tis­sant aux mêmes effets de déra­ci­ne­ment, qu’il s’agisse de l’arsenal de lutte contre la famille, de la confu­sion des sexes, de l’implantation du modèle plu­rieth­nique. On constate que les deux pro­ces­sus sont, au moins de fait, simul­ta­nés.

Guy Her­met avait étu­dié ce pas­sage à une ère nou­velle du régime moderne dans un livre au titre très évo­ca­teur, publié il y a cinq ans, et qui appel­le­rait une relec­ture com­plète dans les condi­tions actuelles : L’hiver de la démo­cra­tie ou le nou­veau régime[14]. Ouvrage pré­mo­ni­toire, il pas­sait en revue à peu près tout ce qui a per­mis le saut qua­li­ta­tif que nous consta­tons aujourd’hui, sa pré­pa­ra­tion de fond, peut-on dire. L’auteur met­tait en par­ti­cu­lier l’accent sur un des fac­teurs faci­li­tant la tran­si­tion : la dés­édu­ca­tion de masse pri­vant les citoyens de la capa­ci­té d’identifier la nature exacte des évé­ne­ments, cette « pen­sée faible com­mu­ni­cable en trente secondes à la télé­vi­sion[15] ». Paral­lè­le­ment la nul­li­té des pro­grammes élec­to­raux, l’impossibilité de com­prendre en quoi ils dif­fèrent et la mul­ti­pli­ca­tion éhon­tée des affaires clas­sées sans suites ont abais­sé le taux de par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale à des niveaux tou­jours plus faibles. Guy Her­met en arri­vait ain­si à iden­ti­fier le retour à une nou­velle forme de régime cen­si­taire : d’un côté, le « popu­lisme » – la concep­tion arrié­rée de l’organisation col­lec­tive et la forme ins­ti­tu­tion­nelle cor­res­pon­dante –, de l’autre, la « Haute démo­cra­tie », par allu­sion, bien sûr, à la haute noblesse, d’implantation indé­ter­mi­née[16]. Dans la mesure où l’on constate de grandes simi­li­tudes de trans­for­ma­tion en ce sens entre les divers pays « démo­cra­tiques », où, d’autre part, cer­taines orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales et supra­na­tio­nales – ONU, OMS, UE… – connaissent le même type d’hybri­da­tion que ce que l’on peut consta­ter dans les États qui en sont membres, on est fon­dé à admettre que l’apparition d’un État pro­fond, si l’on veut uti­li­ser ce vocable sug­ges­tif, est effec­ti­ve­ment plus qu’une simple pré­somp­tion. Ain­si naît une super­struc­ture mon­diale, carac­té­ri­sée par sa résorp­tion du poli­tique dans l’économique, et tenant son uni­té rela­tive d’un appa­reil de gou­ver­nance bien plus flou que ne le serait un gou­ver­ne­ment mon­dial pro­pre­ment dit[17].

Est-on alors encore fon­dé à par­ler d’État à pro­pos de cette orga­ni­sa­tion de l’ombre, ou de la pénombre ? Et com­ment en conce­voir l’unité et la capa­ci­té de durer ?

Sur le pre­mier point, il ne semble pas exact de poser que l’émergence de la gou­ver­nance mon­diale signe le déman­tè­le­ment de tout appa­reil d’État, tout au contraire. Cet appa­reil est d’une grande uti­li­té en res­tant conforme à ce que Max Weber voyait en lui : « L’É­tat est l’ins­ti­tu­tion qui pos­sède, dans une col­lec­ti­vi­té don­née, le mono­pole de la vio­lence légi­time[18]. » Ce mono­pole per­met bien de choses, sur­tout s’il est pos­sible de l’exercer ou d’influer à dis­tance sur lui. Ain­si le fais­ceau de pou­voirs consti­tuant l’État pro­fond mon­dial cher­che­ra tou­jours plus à faire des appa­reils éta­tiques natio­naux les ins­tru­ments de ses entre­prises et notam­ment de son contrôle des popu­la­tions par tous moyens adé­quats.

Sur le second point – l’unité et la capa­ci­té de durer – nous sommes assu­ré­ment en phase ascen­dante de cette étrange ten­ta­tive de domi­na­tion de l’humanité entière, mais sans doute sur une base moins uni­fiée que l’imagination peut nous le sug­gé­rer. L’ave­nir radieux que nous entre­voyons est celui que saint Augus­tin décri­vait dans La Cité de Dieu (IV, 4) : « Que sont les empires sans la jus­tice, sinon de grandes réunions de bri­gands ? » Or que font les bri­gands entre eux, sinon une lutte de tous contre tous ? De plus il semble que si les pro­ta­go­nistes actuels ont su tirer habi­le­ment par­ti de la pan­dé­mie, s’ils uti­lisent sans ver­gogne les res­sources de la contrainte éta­tique, ils ont aus­si péché par témé­ri­té : les réac­tions qu’ils sus­citent, les obs­tacles juri­diques aux­quels ils se heurtent, les exper­tises scien­ti­fiques der­rière les­quelles ils se retranchent mal­gré la sus­pi­cion de par­tia­li­té qui les entourent sont autant d’obstacles à la réa­li­sa­tion rapide de leurs des­seins. Le « com­plot » est alors à ciel ouvert, et cela vaut mieux ain­si.

 

[1]. P.A. Taguieff, Les théo­ries du com­plot, Que Sais-je ?, mars 2021, p. 25. L’auteur indique que la « conspi­ra­cy theo­ry of socie­ty », qui nour­rit les jour­nées de diverses offi­cines actuelles, « a été intro­duite en 1945 par Karl Pop­per dans son livre La socié­té ouverte et ses enne­mis », des­ti­né à défendre et illus­trer la démo­cra­tie occi­den­tale à l’aube de la guerre froide (ibid., p. 16).

[2]. Un ouvrage der­niè­re­ment publié  dans la mou­vance éco­lo­giste s’intéresse aux « mar­chands de doute », c’est-à-dire aux scien­ti­fiques qui ont accep­té de se faire les garants des socié­tés qui fabriquent et dif­fusent des pro­duits répu­tés dan­ge­reux ou pol­luants. L’éditeur tient pré­ven­ti­ve­ment à affir­mer que « l’ouvrage en relève en rien du pam­phlet conspi­ra­tion­niste » (Erik M. Conway, Nao­mi Oreskes, Les mar­chands de doute, Le Pom­mier édi­tions, juillet 2021). Sur la post­vé­ri­té et ses effets, rap­pe­lons l’ouvrage de Jacques Baud, Gou­ver­ner par les fake news, ample­ment ana­ly­sé dans un pré­cé­dent numé­ro de la revue (B. Dumont, « Fran­chir le mur de la post­vé­ri­té », Catho­li­ca n.150, hiver 2021, pp. 4–16).

[3]. Mike Lof­gren, « Essay : Ana­to­my of the Deep State », https://www.mikelofgren.net/2014/02/ ). Pour de plus amples détails sur cet auteur, lire plus avant dans le pré­sent numé­ro José Mese­guer, « Ori­gines et com­po­si­tion du Deep State amé­ri­cain », infra.

[4]. Celle-ci fut loin d’être ima­gi­naire. Voir, par exemple, sur ce point l’ouvrage fon­da­men­tal de Georges-Hen­ri Sou­tou, L’or et le sang. Les buts de guerre éco­no­miques de la Pre­mière Guerre mon­diale (Fayard, 1989).

[5]. La cri­tique met­tait en cause les résis­tances oppo­sées par cer­tains hauts fonc­tion­naires à l’ouverture à la Rus­sie : « Alors je sais que, comme diraient cer­tains théo­ri­ciens étran­gers, nous avons nous aus­si un État pro­fond. Et donc par­fois le Pré­sident de la Répu­blique dit des choses, se déplace et dit quelque chose, puis la ten­dance col­lec­tive pour­rait être de dire : “Il a dit ça, enfin nous on connaît la véri­té, on va conti­nuer comme on l’a tou­jours fait”. Je ne sau­rais vous recom­man­der de ne pas suivre cette voie. D’a­bord parce qu’elle est col­lec­ti­ve­ment inef­fi­cace puis­qu’elle décré­di­bi­lise la parole du Pré­sident de la Répu­blique et par voie de consé­quence elle décré­di­bi­lise la parole de celles et ceux qui les repré­sentent. Mais sur­tout elle nous enlève de la capa­ci­té à faire. Et donc dans cette capa­ci­té à repen­ser les grandes rela­tions il y a notre rela­tion avec la Rus­sie.

Je sais que beau­coup d’entre vous ont par­fois fait leur car­rière à conduire des dos­siers où tout les a conduit à avoir de la défiance à l’é­gard de la Rus­sie, par­fois à juste titre. Et nous, nous avons struc­tu­ré cette rela­tion depuis au fond la chute du mur de Ber­lin dans cette défiance par une suc­ces­sion de mal­en­ten­dus. Je n’ai aucune naï­ve­té en vou­lant revi­si­ter cette rela­tion. »

[6]. Cf. la thèse très exhaus­tive de Diane-Marie Pala­cio-Rus­so, sou­te­nue en décembre 2016 à l’université Paris II Pan­théon-Assas : L’influence de la franc-maçon­ne­rie sur l’élaboration de la norme sous la Vème Répu­blique. La conclu­sion du cha­pitre dédié à l’expertise de maçons à des­ti­na­tion du gou­ver­ne­ment et du pré­sident de la Répu­blique résume ain­si son étude : « Ce cha­pitre a mis en exergue une des tech­niques d’influence maçon­nique les moins connues : celle qui repose sur l’expertise des­ti­née au Pré­sident de la Répu­blique et au gou­ver­ne­ment. Sourde mais par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace, elle se dis­tingue net­te­ment de l’expertise à des­ti­na­tion du Par­le­ment, qui fera l’objet d’une ana­lyse ulté­rieure […]. En pre­mier lieu, il s’agit de l’expertise d’individus nour­ris par la maçon­ne­rie et non de l’expertise de la maçon­ne­rie. En effet, ce n’est pas le groupe dans son entier qui délivre son savoir ou son expé­rience, mais uni­que­ment des hommes y appar­te­nant, qui, dans les exemples choi­sis, se trouvent être des grands maîtres. En second lieu, elle est dis­crète puisqu’elle s’exerce dans l’enceinte des cabi­nets, au contraire des audi­tions publiques du groupe par les assem­blées. »

[7]. Dans une étude col­lec­tive exhaus­tive publiée en Alle­magne, l’un des codi­rec­teurs mesure l’extension consi­dé­rable de la pri­va­ti­sa­tion de nom­breux ser­vices éta­tiques amé­ri­cains (y com­pris armée et diplo­ma­tie), et chiffre à 20 000 le nombre d’agents de lob­bying et membres de cabi­nets de conseil réunis dans la seule cité de Washing­ton (Wer­ner Rüge­mer, « Die Pri­va­ti­sie­rung des Staates – das Vor­bild USA und sein Ein­fluss in der Europäi­schen Union » – La pri­va­ti­sa­tion de l’État. L’exemple des États-Unis et son influence dans l’Union euro­péenne », dans Ull­rich Mies, Jens Wer­nicke, Fas­sa­den­de­mo­kra­tie und Tie­fer Staat, Pro­me­dia Ver­lag, 2017, Intro­duc­tion, p. 6).

  1. 8. Tel l’amendement dit USA Patriot Act adop­té par le Congrès un mois et demi après le 11 sep­tembre. Il y a pire, selon cer­tains : Oli­vier Bar­rat, « Infor­ma­tique en nuage : met­tez de côté le patriot act, pen­chez-vous sur fisaa ! », qui détaille les moyens qua­si illi­mi­tés dont dis­pose les ser­vices d’intelligence éco­no­mique des Etats-Unis.

[9]. J.-F. Gay­raud, Théo­rie des hybrides. Ter­ro­risme et crime orga­ni­sé, CNRS édi­tions, 2017.

[10]. Ibid, pp. 46–48. Il est piquant, bien que com­plé­men­taire en réa­li­té, de voir la Fon­da­tion Jean-Jau­rès (socia­liste) pla­cer sur son site un éloge de l’hybridité – le métis­sage en tous domaines –, par Gabrielle Hal­pern, qui a par ailleurs publié un livre dans le même sens pla­cé sous la figure du cen­taure. Cf. https://www.jean-jaures.org/publication/en-finir-avec-lhomogeneite/

[11]. P.-A. Taguieff (op. cit., p. 16) donne un exemple : « Les rumeurs com­plo­tistes les plus répan­dues sont toutes des varia­tions sur un même thème : les res­pon­sables de la pan­dé­mie seraient les grandes firmes phar­ma­ceu­tiques dési­reuses d’écouler leurs stocks ou de répondre à la demande mon­diale d’urgence de vac­cins qu’elles auraient pro­vo­quée pour leur seul pro­fit, avec ou sans la com­pli­ci­té de cer­tains États. »

[12]. Il dop­pio Sta­to, Rub­bet­ti­no, Sove­ria Man­nel­li, 2001. Cf. l’entretien avec l’auteur, publié peu avant la paru­tion du livre, dans Catho­li­ca n. 69 (automne 2000), pp. 50–52. Le même thème a été abor­dé notam­ment par Zaki Laï­di (l’État « frac­tal », l’État « mon­dia­li­sé »), Hel­mut Willke (l’État « iro­nique »).

[13]. T. Klitsche de La Grange, « L’État de droit a vécu », Catho­li­ca n. 69, automne 2000, pp. 50–51.

[14]. Armand Colin, 2007.

[15]. Ibid., p. 86. La même idée est expri­mée ain­si dans Gou­ver­ner par le chaos, publié en 2000 par le « Comi­té invi­sible » chez Max Milo, page 43 : « Construire la dépo­li­ti­sa­tion de l’humanité, construire le “oui” à tout, le consen­te­ment glo­bal, passe donc par un abais­se­ment pro­vo­qué de sa matu­ri­té psy­chique moyenne et son retour dans une espèce de giron mater­nel éten­du au monde entier. » Le terme « pro­vo­qué » sug­gère l’idée de com­plot, mais peut aus­si tout sim­pe­ment s’entendre comme un effet cohé­rent de l’implantation sociale de la pen­sée faible, qui est avant tout une forme d’épuisement (post­mo­derne) de la phi­lo­so­phie moderne.

[16]. Op. cit., pp. 170–179.

[17]. L’expression « gou­ver­nance poly­cen­trique », uti­li­sée par Eli­nor Ostrom lors de son dis­cours de Stock­holm (2009), convien­drait par­fai­te­ment pour défi­nir cette situa­tion, dans laquelle s’entrecroisent des inté­rêts et ten­dances de toutes sortes, mais ayant en com­mun la pos­ses­sion de moyens consi­dé­rables de s’imposer poten­tiel­le­ment au monde entier.

[18]. Max Weber, Le savant et le poli­tique (1919), dis­po­nible sur  http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.html, p. 22.

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