Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 154 : Guerre litur­gique ou guerre de sur­vie ?

Article publié le 22 Jan 2022 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La ques­tion de la suc­ces­sion du pape Fran­çois est posée depuis son hos­pi­ta­li­sa­tion en juin de l’année pas­sée. Il avait déjà lui-même évo­qué la pos­si­bi­li­té de se reti­rer, et fait allu­sion à la pré­pa­ra­tion d’un règle­ment sur le sta­tut inédit d’un émé­ri­tat papal, sans tou­te­fois être plus pré­cis sur ses propres inten­tions. Le jour­na­liste Mar­co Poli­ti pré­sen­tait ain­si récem­ment cette situa­tion : « Le para­doxe des manœuvres de pré-conclave, qui se déve­loppent tou­jours lorsqu’un pon­tife atteint un âge avan­cé, est que les oppo­sants à Fran­çois savent qu’ils ne pour­ront pro­ba­ble­ment pas comp­ter sur un pur conser­va­teur, tan­dis que les réfor­mistes savent qu’il n’y aura pas place pour un Fran­çois II[1]. » C’est sur ce fond évé­ne­men­tiel qu’il paraît néces­saire de com­prendre cer­tains faits, méthodes et manœuvres en vue d’un ave­nir qui se fait pro­chain et qui mobi­lise au plus haut point tous ceux qui ont pla­cé leur espoir de trans­for­ma­tion radi­cale de l’Église en Jorge Mario Ber­go­glio, et ce der­nier lui-même dans l’efficacité de ses efforts pour atteindre le même but.

C’est ain­si notam­ment que peut s’éclairer, au moins par­tiel­le­ment, l’affaire du motu pro­prio Tra­di­tio­nis cus­todes, du 16 juillet 2021, texte d’une bru­ta­li­té sou­daine ten­dant à mettre un terme à la situa­tion de coha­bi­ta­tion entre les litur­gies post-conci­liaires et la forme anté­rieure dite tri­den­tine, situa­tion qu’avait tem­po­rai­re­ment sta­bi­li­sée Benoît XVI avec son motu pro­prio Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum de juillet 2007. Ce der­nier était en har­mo­nie avec la dis­tinc­tion entre une « her­mé­neu­tique de la dis­con­ti­nui­té et de la rup­ture » et une « her­mé­neu­tique de la réforme dans la conti­nui­té », celle-ci étant pré­sen­tée comme syn­thèse entre le conte­nu et l’expression, au sens exten­sif, du dépôt révé­lé[2]. Mal­heu­reu­se­ment, il est dans la nature de toute her­mé­neu­tique de don­ner lieu à une diver­si­té insur­mon­table d’interprétations.

Le texte du motu pro­prio Tra­di­tio­nis cus­todes, qui vise à annu­ler le pré­cé­dent, est d’une for­mu­la­tion extrê­me­ment auto­ri­taire. Pré­pa­ré acti­ve­ment depuis un semestre au moins, et quoique hâtif dans sa rédac­tion[3], il a pour objec­tif de sau­ve­gar­der la rup­ture sym­bo­lique, litur­gique en l’occurrence, opé­rée, faut-il le rap­pe­ler, non pas en 1963 avec la consti­tu­tion conci­liaire Sacro­sanc­tum conci­lium, laquelle res­tait ouverte du fait d’une cer­taine ambi­guï­té sur l’ampleur des chan­ge­ments, mais six ans plus tard, avec ce que, de manière signi­fi­ca­tive, on a appe­lé com­mu­né­ment la « nou­velle messe ». En 1969, la défi­ni­tion ini­tiale du nou­vel ordo litur­gique for­mu­lée dans l’Ins­ti­tu­tio gene­ra­lis Mis­sa­lis roma­ni qui le pré­sen­tait avait alors sou­le­vé de nom­breuses dif­fi­cul­tés et entraî­né des réac­tions néga­tives à cause de la manière dont y étaient défi­nis l’acte litur­gique prin­ci­pal, sa nature et sa fina­li­té. Il avait en consé­quence été jugé néces­saire de pro­cé­der à une nou­velle rédac­tion de ce texte, en 1970. Déjà, donc, il appa­rais­sait qu’un cer­tain par­ti acti­viste ten­tait de radi­ca­li­ser la rup­ture avec le pas­sé dans ce domaine comme dans d’autres, tan­dis que Paul VI visait au contraire à atté­nuer les ten­sions afin d’élargir le consen­sus autour des dis­po­si­tions nou­velles qu’il vou­lait faire accep­ter sans sus­ci­ter d’oppositions. L’objectif final était peut-être le même – les his­to­riens peuvent en débattre – mais le tem­po bien dif­fé­rent. On sait tou­te­fois que la réa­li­té pra­tique fut plus désor­don­née que ce que Paul VI avait décla­ré vou­loir. Il en fut ain­si en rai­son de l’hostilité, alors très répan­due, au prin­cipe même d’une uni­ci­té stable de culte fon­dée sur le res­pect de « rubriques » défi­nis­sant avec pré­ci­sion le dérou­le­ment de la messe, débou­chant à l’inverse sur une grande « créa­ti­vi­té » et donc sur une non moins grande diver­si­té, encore accen­tuée par les expé­riences d’inculturation et la plu­ra­li­té des tra­duc­tions offi­cielles. Sous cet angle, lorsque le motu pro­prio de juillet 2021 com­mence par affir­mer que « [l]es livres litur­giques pro­mul­gués par les Saints Pon­tifes Paul VI et Jean-Paul II, confor­mé­ment aux décrets du Concile Vati­can II, sont la seule expres­sion de la lex oran­di du Rite Romain », il est en réa­li­té bien plus fait réfé­rence à un esprit qu’à une norme juri­dique unique.

Il est cer­tain que le domaine litur­gique, de par son carac­tère sym­bo­lique immé­dia­te­ment pal­pable dans le vie chré­tienne, consti­tue un ter­rain de pré­di­lec­tion pour les luttes qui ont jalon­né la vie interne de l’Église depuis le milieu du XXe siècle. On en a donc une nou­velle illus­tra­tion avec la cam­pagne menée au pre­mier semestre 2021 et s’achevant pro­vi­soi­re­ment avec Tra­di­tio­nis cus­todes. Ain­si serions-nous aujourd’hui devant un acte de reprise de pou­voir de litur­gistes consi­dé­rant d’un mau­vais œil la force d’attrait sur les géné­ra­tions les plus jeunes de fidèles, par­mi les­quels de nom­breux prêtres, d’une forme qu’ils avaient sou­hai­té voir défi­ni­ti­ve­ment enter­rée mais à laquelle Benoît XVI avait com­mis, à leurs yeux, la mal­adresse de redon­ner droit de cité. Il s’agirait alors de blo­quer cette régres­sion afin d’en reve­nir à la concep­tion « conci­liaire », plu­rale et évo­lu­tive, signe d’un nou­vel éon. On peut donc y voir un mes­sage à l’adresse des « conser­va­teurs » qui cher­che­raient à arrê­ter un pro­ces­sus sans fin, et cela bien au-delà du seul champ litur­gique. Vu sous cet aspect, Tra­di­tio­nis cus­todes consti­tue un acte à double effet, dans des condi­tions de pré­pa­ra­tion de la suc­ces­sion d’une phase ber­go­glienne consi­dé­rée comme une entre­prise de « réforme » de l’Église bien enta­mée, mais très inache­vée. Par la même occa­sion, der­rière la remise cause du com­pro­mis litur­gique éta­bli par Benoît XVI, c’est toute la recherche d’un apai­se­ment dont il a été le sym­bole le plus clair qui se voit atta­quée. Dans cette hypo­thèse, la cible prin­ci­pale n’est pas la mino­ri­té fidèle à la litur­gie tra­di­tion­nelle, dont le « dan­ger » n’est au demeu­rant qu’à terme loin­tain, que l’ensemble des « conser­va­teurs » qui freinent la pour­suite des trans­for­ma­tions enta­mées depuis bien­tôt neuf ans.

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Ce « par­ti du mou­ve­ment » va même plus loin, sem­blant par­fois redou­ter que son prin­ci­pal appui, le pape Fran­çois lui-même, ne soit plus en mesure d’affronter le dan­ger d’involution, à un moment où sa san­té phy­sique est mena­cée. Mas­si­mo Fag­gio­li, pro­fes­seur ita­lien ensei­gnant l’histoire de la théo­lo­gie aux États-Unis (Vil­la­no­va Uni­ver­si­ty, Penn­syl­va­nie) et inter­ve­nant actif dans les médias, consi­dère ain­si qu’un arrêt dans le pro­ces­sus de « réforme » est inter­ve­nu depuis la publi­ca­tion de l’exhortation Que­ri­da Ama­zo­nia, en jan­vier 2020, parce qu’elle n’a pas défi­ni­ti­ve­ment tran­ché en faveur du sacer­doce des femmes et du céli­bat des prêtres, au point de déce­voir ceux qui aspirent à ache­ver rapi­de­ment le pro­ces­sus[4].

Mas­si­mo Fag­gio­li n’est pas le seul à assu­mer cette fonc­tion de conseiller pres­sant. Son col­lègue et com­pa­triote Andrea Grillo, pro­fes­seur de théo­lo­gie à Rome (Saint-Anselme), déploie quant à lui de nom­breux efforts avec beau­coup d’audace, en par­ti­cu­lier sous forme de confé­rences et de com­men­taires sur son blog Come se non[5]. Ce sont là des acteurs dont l’audience est assu­rée, s’exprimant avec une sûre­té de soi fri­sant l’arrogance, se mani­fes­tant par l’exposition d’une théo­lo­gie idéo­lo­gi­sée et béné­fi­ciant d’une forte pré­sence média­tique leur per­met­tant d’indiquer dans quel sens il faut (bien) pen­ser. Ce ne sont cepen­dant pas les seuls à s’activer au ser­vice de la même orien­ta­tion. D’autres sont plus dis­crets mais non moins actifs. Par exemple, la manière ten­dan­cieuse dont ont été triées les réponses au ques­tion­naire consul­ta­tif adres­sé par la Congré­ga­tion de la Foi aux évêques du monde entier, à pro­pos de l’application du motu pro­prio de Benoît XVI, fait appa­raître qu’au sein même de cette ins­ti­tu­tion, une fal­si­fi­ca­tion est inter­ve­nue pour accen­tuer le juge­ment néga­tif de cer­tains évêques et faire dis­pa­raître ou trans­for­mer les pro­pos tolé­rants ou favo­rables de cer­tains autres[6], une méthode qui rap­pelle celle qui avait été employée lors de la deuxième ses­sion du Synode sur la famille (2014–2015). Plus récem­ment, par sur­en­chère, le car­di­nal-vicaire Ange­lo De Dona­tis a pure­ment et sim­ple­ment pro­hi­bé l’ancien rite dans le dio­cèse de Rome pour la période du Tri­duum pas­cal 2022, et don­né une inter­pré­ta­tion radi­ca­le­ment res­tric­tive du récent motu pro­prio, sans la moindre forme de misé­ri­corde – si invo­quée par ailleurs – envers des fidèles qui n’en peuvent mais, pré­lude pos­sible à une ulté­rieure inter­dic­tion plus com­plète[7]. Des décla­ra­tions sem­blables se répètent au fil des jours. Ces trois modes d’intervention viennent appli­quer, ou ren­for­cer les dis­cours du pape Fran­çois empreints d’acrimonie à l’encontre des marques de pié­té, et plus géné­ra­le­ment de l’héritage du pas­sé, ce qui confère une cohé­rence cer­taine à l’ensemble[8].

 

L’intérêt de prendre connais­sance des décla­ra­tions d’intellectuels comme Andrea Grillo ou Mas­si­mo Fag­gio­li vient de la posi­tion fonc­tion­nelle qu’ils occupent, sans lien orga­nique, autre que pro­fes­sion­nel, avec la hié­rar­chie ecclé­siale, mais avec l’aura d’une com­pé­tence uni­ver­si­taire recon­nue. Ils tiennent ain­si une posi­tion d’avant-garde libre de s’exprimer sans entraves – et ils s’expriment, en effet ! On leur sait gré de ne pas enro­ber leurs inten­tions dans un lan­gage à double sens.

Andrea Grillo est pré­cis dans ses ana­lyses cri­tiques. Son idéal est essen­tiel­le­ment pro­gres­siste, en ce sens qu’il récuse en toute occa­sion une vision sup­po­sée arrié­rée de l’Église, « blo­quée », enne­mie aveugle de tout chan­ge­ment, repliée dans son musée autour de ses trois blan­cheurs, « l’hostie, l’Immaculée et le pape »[9]. Cette posi­tion est de prin­cipe, pro­lon­geant et dur­cis­sant chez lui les idées de son ancien pro­fes­seur, dom Ghis­lain Lafont[10], mais qui trouve dans l’urgence actuelle une nou­velle vigueur, sans s’embarrasser de nuances super­flues. Par cohé­rence avec cette ligne de pen­sée, qui exprime en matière litur­gique la même aspi­ra­tion que la « fra­ter­ni­té » supra­con­fe­sion­nelle célé­brée à Abu-Dha­bi, le rejet de cer­taines ten­ta­tives concor­distes de Benoît XVI est néces­saire, et pas seule­ment en matière litur­gique. On le véri­fie par exemple, dans la lettre publique qu’a adres­sée Andrea Grillo à dom Pateau, abbé de Notre-Dame de Font­gom­bault, le 31 juillet 2021, qua­li­fiant l’idée de « deux formes d’un même rite », intro­duite par Benoît XVI, comme « quelque chose qui a été inven­té en 2007 par SP [Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum] et qui n’a aucun fon­de­ment dans le pas­sé ecclé­sial », pire, comme « une élu­cu­bra­tion sans fon­de­ment[11] ». Ce dis­cours, en un sens, ne dif­fère du prin­cipe de la « réforme dans la conti­nui­té » que par une nuance d’interprétation – la conti­nui­té dont il s’agit pour le pro­fes­seur de théo­lo­gie étant celle de la réforme conçue comme her­mé­neu­tique de la rup­ture, pour reprendre l’expression de Benoît XVI.

C’est donc sur ce fond théo­rique très cohé­rent avec l’évolution du pon­ti­fi­cat ber­go­glien et le désir d’en pro­lon­ger les effets qu’il faut com­prendre l’agitation actuelle, que celle-ci se situe sur le ter­rain des prin­cipes, de la dis­ci­pline litur­gique qui doit les expri­mer – et ne sup­porte donc aucune « concur­rence » – ou de la démo­cra­ti­sa­tion interne de l’Église – enjeu impli­cite du pro­chain synode sur la syno­da­li­té et du Syno­dale Weg alle­mand. Dans cette ambiance, la publi­ca­tion, en France, du rap­port Sau­vé et l’exploitation qui en est faite joue dans le même sens. Par ailleurs, sur un ter­rain plus pra­tique, il n’est peut-être pas sans uti­li­té de détour­ner l’attention, par le biais de cette subite agi­ta­tion, des pro­cès de cor­rup­tion au sein des bureaux du Vati­can et des manœuvres peu res­pec­tueuses de la pro­cé­dure pénale qui les affectent[12].

Sur un autre ter­rain, on devra tenir compte du fait que les rela­tions entre une par­tie de l’épiscopat amé­ri­cain et les ins­tances romaines de la période ber­go­glienne, ten­dues depuis plu­sieurs années, ont pris une tour­nure nou­velle. En 2019, Nico­las Senèze, jour­na­liste à La Croix, s’était per­mis de publier un livre inti­tu­lé Com­ment l’Amérique veut chan­ger de pape[13]. La ver­sion ita­lienne sor­tie l’année sui­vante aggra­vait ce titre, évo­quant un schisme : Lo scis­ma ame­ri­ca­no. Come l’America vuole cam­biare papa. La publi­ca­tion pre­nait pour pré­texte la prise de posi­tion « anti­ber­go­glienne » de l’archevêque et ancien nonce aux États-Unis, Mgr Car­lo Maria Viganò, qua­li­fiée, non sans emphase, de coup d’État. Nico­las Senèze fai­sait masse des catho­liques lut­tant contre l’avortement, des anti­com­mu­nistes tar­difs, des enthou­siastes du capi­ta­lisme, des néga­teurs du chan­ge­ment cli­ma­tique, etc., et dénon­çait la com­pli­ci­té avec eux d’une frac­tion impor­tante des évêques, en pre­mier lieu Mgr Cha­put, arche­vêque de Phi­la­del­phie jusqu’en 2020, bête noire du pro­gres­sisme local, ain­si que le car­di­nal Burke.

Dans la même veine, Mas­si­mo Fag­gio­li, dont vient à peine de paraître Joe Biden e il cat­to­li­ce­si­mo negli Sta­ti Uni­ti[14], a publié le 26 octobre der­nier un article pour s’expliquer sur ce titre, dans le Huf­fing­ton­post, inti­tu­lé « Biden et le Pape. La liste noire de l’Église amé­ri­caine et l’avenir du catho­li­cisme[15] ». L’occasion était four­nie par la récep­tion pro­chaine du nou­veau pré­sident au Vati­can, trois jours plus tard. L’article est cen­tré sur la ques­tion de l’accès à la com­mu­nion eucha­ris­tique d’un homme public, et non des moindres, ouver­te­ment favo­rable à l’avortement, cas embar­ras­sant dès lors que ce mélange des genres sus­cite la nette condam­na­tion par une par­tie consé­quente de l’épiscopat des États-Unis. Mas­si­mo Fag­gio­li fait état de la lettre adres­sée par le pré­fet de la Congré­ga­tion de la foi, Luis Fran­cis­co Lada­ria, au pré­sident de la confé­rence épis­co­pale amé­ri­caine (USCCB), affir­mant qu’ « il serait trom­peur et réduc­teur de don­ner l’impression que l’avortement et l’euthanasie consti­tuent comme tels les seules ques­tions sérieuses de l’enseignement moral et social catho­lique qui néces­sitent l’intervention de l’Église[16] ». L’article conti­nue en affir­mant que « comme la majo­ri­té des évêques amé­ri­cains, les juges catho­liques conser­va­teurs de la Cour suprême expriment une culture théo­lo­gique à laquelle s’opposent ouver­te­ment, de dif­fé­rentes manières, le pré­sident Biden et le pape Fran­çois », la « culture théo­lo­gique » étant rame­née, dans le cas consi­dé­ré, à la condam­na­tion de l’avortement et à une absence d’enthousiasme pour l’accueil des Lgbtq. À l’inverse, l’auteur émet quelques craintes sur l’aptitude de Biden à par­ta­ger ce que Fran­çois consi­dère comme très impor­tant, le cli­mat, l’immigration et le mul­ti­la­té­ra­lisme. Mas­si­mo Fag­gio­li redoute que « l’opposition à la papau­té de Fran­çois, qui a son capi­tal poli­tique, média­tique et finan­cier aux États-Unis, puisse influen­cer le futur équi­libre du pou­voir dans l’Église au niveau mon­dial, avant même le pro­chain conclave ». La crainte ain­si expri­mée est que les nou­veaux car­di­naux, qui pro­viennent de toutes les par­ties du monde et n’ont pas pour la plu­part d’expérience du milieu romain, puissent être influen­cés, notam­ment par le fait d’être les obli­gés d’œuvres cha­ri­tables sou­te­nues et influen­cées par les « conser­va­teurs » amé­ri­cains, les­quels pour­raient donc peser sur leur choix le moment venu[17].

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Tels sont quelques aspects saillants de l’actualité de ce pré-conclave. Ils ont le mérite de faire appa­raître des réa­li­tés jusqu’à pré­sent res­tées en demi-teinte, mais aus­si comme consé­quence inévi­table de mani­fes­ter clai­re­ment l’impossibilité de main­te­nir indé­fi­ni­ment ce que le fon­da­teur de la com­mu­nau­té de Tai­zé avait appe­lé la « dyna­mique du pro­vi­soire ». La fin actuelle de la trêve litur­gique et, plus géné­ra­le­ment, l’impossibilité de main­te­nir plus long­temps une ambi­guï­té à pro­pos de l’idée de « réforme » de l’Église font clai­re­ment com­prendre qu’une étape déci­sive est en train de se fran­chir. La flam­bée idéo­lo­gique et dis­ci­pli­naire actuelle est certes liée à la cir­cons­tance entre­vue d’une démis­sion de Fran­çois, a for­tio­ri de son éven­tuel décès. Si l’appréciation de Mar­co Poli­ti rap­por­tée au début est fon­dée, avec sa dis­tinc­tion en trois groupes, deux « extrêmes » et entre eux, un espace modé­ré, il est cepen­dant impen­sable que le cours des choses reste en l’état. Le par­ti idéo­lo­gique qui a pla­cé ses attentes en Jorge Mario Ber­go­glio joue sa sur­vie. S’il devait l’emporter, il nous entraî­ne­rait dans une ten­ta­tive de rup­ture aggra­vée, visant l’avènement d’une autre Église que celle fon­dée par Jésus-Christ. Il reste que la vio­lence dont ils usent jouent contre eux. La part de chré­tien­té qui s’avère être la plus fidèle, long­temps béné­fi­ciaire du sta­tut d’attente éta­bli par un Benoît XVI main­te­nant ouver­te­ment déni­gré, et quelle que soit d’ailleurs l’option litur­gique vers laquelle elle s’est por­tée, for­me­ra alors le point d’appui d’une conti­nui­té vivante. Les « conser­va­teurs » ne pour­ront pas pour­suivre indé­fi­ni­ment dans la voie de l’immobilisme ou des demi-mesures, dans un monde tou­jours plus oppres­sant, tan­dis que le peuple chré­tien vivo­tant en cohé­rence avec cette atti­tude conti­nue­rait de s’étioler. Ain­si nul ne fera l’économie d’une redé­fi­ni­tion théo­lo­gique et pra­tique de son propre sta­tut. En défi­ni­tive, la crise actuelle aura donc le grand mérite de per­mettre une sor­tie de l’indétermination.

Ber­nard Dumont

[1]. « L’era dell’incertezza del pon­ti­fi­ca­to di Ber­go­glio e la supre­ma­zia del­la reli­gione fai-da-te » [L’ère de l’incertitude du pon­ti­fi­cat de Ber­go­glio et la supré­ma­tie de la reli­gion à la carte], 23 octobre 2021, sur https://www.ilfattoquotidiano.it/blog/mpoliti/. Mar­co Poli­ti est un vati­ca­niste recon­nu, invi­té pério­dique de France-Culture.

[2]. Benoît XVI, dis­cours à la Curie romaine, 22 décembre 2005. L’ancien pon­tife par­lait de « syn­thèse de fidé­li­té et de dyna­misme », et don­nait comme exemple, entre autres, la redé­fi­ni­tion de la doc­trine catho­lique tou­chant à l’ordre poli­tique, sur la base d’une accep­ta­tion de prin­cipe de la « coexis­tence ordon­née et tolé­rante » à l’exemple du modèle de la consti­tu­tion amé­ri­caine.

[3]. L’article 1er pose que « [l]es livres litur­giques pro­mul­gués par les saints pon­tifes Paul VI et Jean-Paul II, en confor­mi­té avec les décrets du concile Vati­can II, sont l’unique expres­sion de la lex oran­di du rite romain », mais les articles sui­vants éta­blissent les condi­tions dans les­quelles le Mis­sel anté­rieur  peut conti­nuer à être uti­li­sé. On note­ra que de temps à autre se voit dénon­cée la façon d’agir aju­ri­dique du pape Fran­çois, comme der­niè­re­ment (8 novembre 2021) par Andrea Gagliar­duc­ci sur Mon­day Vati­can, sous le titre « Pope Fran­cis, do (hid­den) means serve the end ? » (Les moyens cachés servent-ils la fin ?). L’auteur, jour­na­liste en poste au Vati­can, sou­lève entre autres la ques­tion sui­vante « Les choix du pape Fran­çois sont-ils trans­pa­rents et cohé­rents non seule­ment avec le droit cano­nique mais aus­si avec la doc­trine sociale de l’Église ? Dans cer­tains cas, la réponse semble être néga­tive. Mais elle “semble” parce qu’il n’y a pas de pos­si­bi­li­té d’analyse plus appro­fon­die, l’activité légis­la­tive étant tel­le­ment rapide, et l’activité consul­ta­tive si réduite ». Ce cli­mat joue évi­dem­ment beau­coup dans le contexte auquel nous nous inté­res­sons ici.

[4]. « Fran­cis­co, Biden e os radi­cais de direi­ta, um debate com Mas­si­mo Fag­gio­li », entre­tien accor­dé à l’Institut Huma­ni­tas Uni­si­nos (Uni­ver­si­té jésuite de Rio dos Sinos, Rio Grande do Sul, Bré­sil ), le 24 sep­tembre 2021. Ici, la réponse du confé­ren­cier à une ques­tion posée par un étu­diant : https://youtu.be/jud8ZqzOY9I. Le fait que Fran­çois tem­po­rise dans l’affaire de l’Amazonie comme dans celle du Syno­dale Weg alle­mand lui a valu récem­ment de rece­voir le prix du « miso­gyne de l’année », dans le numé­ro de novembre-décembre 2021 de la revue fémi­niste alle­mande Emma, por­tant en cou­ver­ture : « Der Pabst Sexist man alive » (le pape, un sexiste vivant). Ce n’est qu’un indi­ca­teur externe, mais tout de même signi­fi­ca­tif.

[5]. Blog accueilli sur la revue en ligne Mune­ra. Ses amis et lui-même, à la fin de l’année 2019, avaient pra­ti­que­ment dic­té le conte­nu de Tra­di­tio­nis cus­todes, dans le petit mani­feste col­lec­tif diri­gé par Andrea Grillo et Zeno Car­ra, Oltre Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum. Per una ricon­ci­lia­zione litur­gi­ca pos­si­bile (EDB, Bologne, 2021), pré­sen­té dans Ber­nard Dumont, « Litur­gie : la pierre d’achoppement » (Catho­li­ca n. 151, prin­temps 2021, pp. 26–29).

[6]. Rap­pe­lons que la Congré­ga­tion de la Foi avait lan­cé une consul­ta­tion auprès des évêques du monde entier, en 2020, au sujet de la pra­tique de l’ancien ordo mis­sae. Une fuite avait mis sur la place publique les réponses sup­po­sées four­nies par les évêques fran­çais, déjà lar­ge­ment épu­rées en vue de les dur­cir (cf. B. Dumont, « Litur­gie : la pierre d’achoppement », déjà cité). Depuis, une enquête menée par la jour­na­liste Diane Mon­ta­gna a révé­lé que, selon elle, deux tiers des évêques consul­tés avaient don­né des appré­cia­tions modé­rées ou favo­rables à la coha­bi­ta­tion des deux rites, citant les pro­pos d’évêques d’Italie, France, Angle­terre, États-Unis, Mexique et Phi­lip­pines (29 octobre 2021, https://www.lifesitenews.com/news/hidden-story-behind-traditionis-custodes-more-bishops-responses-on-the-latin-mass-revealed/).

[7]. Lettre du 7 octobre 2021. Cet écrit ne veut connaître que l’article 1er du motu pro­prio (les livres litur­giques post­con­ci­liaires sont l’unique expres­sion de la lex oran­di du rite romain) et inter­dit donc ce qui était en usage encore la veille. Texte dis­po­nible sur https://www.diocesidiroma.it/archivio/2021/cardinale/Lettera_di_attuazione_del_motu_proprio_Traditionis_Custodes_doc_980.pdf

[8]. Un exemple par­mi de nom­breux autres : l’homélie pour l’ouverture du Synode sur la syno­da­li­té contient la petite phrase sui­vante : « Mentre tal­vol­ta pre­fe­ria­mo ripa­rar­ci in rap­por­ti for­ma­li o indos­sare maschere di cir­cos­tan­za – lo spi­ri­to cle­ri­cale e di corte : sono più mon­sieur l’abbé che padre… » [Même si nous pré­fé­rons par­fois nous abri­ter dans des rela­tions for­melles ou por­ter un masque de cir­cons­tance – l’esprit clé­ri­cal ou de cour : je suis plus mon­sieur l’abbé que père]. L’insertion de l’expression fran­çaise dans le texte ita­lien paraît assez lourde de sens.

[9]. Andrea Grillo a tenu ce dis­cours dans un entre­tien à la RAI, le 13 jan­vier 2020, cri­ti­quant les posi­tions sou­te­nues dans le livre Dal pro­fon­do del nos­tro cuore, co-écrit par le car­di­nal Sarah et Joseph Ratzinge/Benoît XVI, alors à peine sor­ti en Ita­lie et en France. Les trois blan­cheurs sont une allu­sion à la vision reçue par saint Jean Bos­co le 30 mai 1862.

[10]. Dom Ghis­lain Lafont, béné­dic­tin de Sainte-Marie de la Pierre-qui-vire, est décé­dé en mai 2021. Son der­nier écrit fut très bref, un simple cha­pitre dans un numé­ro de la revue Mune­ra (2e tri­mestre 2020) inti­tu­lé « La Chie­sa che verrà » [l’Église qui vient]. On peut y lire que « Long­temps, l’Église latine a été défi­nie par une for­mule : Eccle­sia, id est fides et sacra­men­ta, l’Église, c’est la foi et les sacre­ments. Aujourd’hui, une for­mule plus large et plus intense résu­me­rait le che­min par­cou­ru et guide ce qu’il reste à accom­plir :  Eccle­sia, id est Evan­ge­lium et donum Spi­ri­tus Sanc­ti (l’Église, c’est-à-dire l’Évangile et le don du Saint-Esprit). Les mêmes idées sont déve­lop­pées dans Un cat­to­li­ce­si­mo diver­so (EDB, Bologne, 2019), dont l’éditeur résume quelques posi­tions : « La pre­mière concerne la révi­sion de l’idée du sacri­fice comme une pra­tique essen­tiel­le­ment liée à l’amour (et non au mal ou au péché). La seconde pré­sup­pose de repen­ser l’Eucharistie comme la “mémoire active” du sacri­fice “abso­lu­ment unique” du Christ, qui ne néces­site pas tout l’appareil rituel auquel nous sommes habi­tués. »

[11]. Andrea Grillo, « Cher Père Abbé… Sur la paix litur­gique : en dia­logue avec Dom Pateau » : https://www.cittadellaeditrice.com/munera/cher-pere-abbe-sur-la-paix-liturgique-en-dialogue-avec-dom-pateau/

[12]. Il fau­drait se repor­ter aux revues de presse pré­sen­tées sur le blog mul­ti­lingue Il Sis­mo­gra­fo, spé­cia­le­ment atten­tif à infor­mer et com­men­ter au jour le jour ces affaires (http://ilsismografo.blogspot.com/). Le vati­ca­niste Andrea Gagliar­duc­ci concluait pour sa part, le 22 novembre der­nier, son ana­lyse du trai­te­ment judi­ciaire de l’affaire Bec­ciù : « Le pro­cès semble main­te­nant chan­ger de visage et risque de se trans­for­mer en un for­mi­dable boo­me­rang pour la Jus­tice du pape. […] Il y a l’in­quié­tude des obser­va­teurs inter­na­tio­naux, qui ont iden­ti­fié les fai­blesses du pro­cès et n’ont pas man­qué de les sou­li­gner. Et puis, parce que les accu­sés eux-mêmes n’hé­si­te­ront sans doute pas à faire appel à Stras­bourg » (texte ori­gi­nal en anglais : http://www.mondayvatican.com/vatican/pope-francis-is-the-perception-of-the-season-of-justice-changing?fbclid=IwAR1IH7iH7UJtrb0iuptEZyNxRY478SaTQt6QeG_0p27pkre6hUYa_G8NJ2w

[13]. Bayard, 2019. Le jour­na­liste, qui fai­sait par­tie des invi­tés de presse lors du vol menant Fran­çois au Mozam­bique, en sep­tembre 2019, lui avait offert son livre, s’attirant la réponse éton­nante sui­vante : « Pour moi, c’est un hon­neur que les Amé­ri­cains m’attaquent ».

[14]. Scho­lè, Bres­cia, 2021. Tra­duc­tion fran­çaise : Joe Biden, un catho­lique face à l’Amérique (Bayard, sep­tembre 2021).

[15]. M. Fag­gio­li, « Biden e il Papa. La lis­ta nera del­la chie­sa Usa e il futu­ro del cat­to­li­ce­si­mo », sur https://www.huffingtonpost.it/entry/joe-biden-e-il-papa-in-cima-alla-lista-nera-della-chiesa-usa_it_61779ce5e4b03072d6fb18bf

[16]. Cet énon­cé, comme le reste de la lettre, ne tranche rien et se contente de deman­der que les évêques des États-Unis se mettent d’accord entre eux. Mais il s’inscrit en fait dans l’ancienne thé­ma­tique de la « consistent ethic of life », lan­cée en 1983 par le car­di­nal Ber­nar­din, aujourd’hui dis­pa­ru. Dans cet esprit, il s’agissait de dire aux oppo­sants à l’avortement : nous pren­drons en consi­dé­ra­tion vos argu­ments le jour où vous admet­trez qu’il y a un autre sujet auquel vous devriez vous oppo­ser, à savoir la peine de mort.

[17]. Mas­si­mo Fag­gio­li s’est expres­sé­ment inquié­té de ce « dan­ger », qu’il impute à un « petit groupe » d’agents d’influence (« The loo­ming conclave : Catho­lic popu­lists and the “dubia”. Why Pope Fran­cis urgent­ly needs to revise the pro­to­col that will regu­late the elec­tion of his suc­ces­sor », La Croix Inter­na­tio­nal, 20 juillet 2021).

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