La fin de la Chrétienté, de Chantal Delsol
Après dix ans d’une thèse d’État rédigée sous l’égide de Julien Freund – Tyrannie, dictature, despotisme : problèmes de la monocratie dans l’Antiquité –, Chantal Delsol a infléchi sa passion spéculative vers la pensée de la cité contemporaine, dans la lignée d’Hannah Arendt[1]. Elle en partage la dénonciation des systèmes totalitaires, et le goût des synthèses, sans en égaler la pertinence. Sa façon de tendre à la vérité et simultanément d’en redouter le prestige conduit cette « libérale-conservatrice », et s’affirmant telle, à trouver à l’agnosticisme relatif un charme inattendu, fauteur d’une sécurité bien incertaine.
Ayant reçu une éducation catholique dans le sérail favorisé du lyonnais, cette observatrice de nos semblables et de leurs tropismes sera un soutien fidèle pour des choix de société cruciaux tels que le refus du mariage pour tous, ou la dénonciation de l’effondrement général du niveau scolaire. Sous l’influence d’un père biologiste et maurrassien, elle agrée le cadre religieux de sa formation, redoute les prométhéens, mais revendique une démiurgie d’esprit affranchi. La tenue intellectuelle de ses travaux et sa carrière enviable de professeur des universités lui vaudront d’être élue, en 2009, à l’Académie des sciences morales et politiques. Disposant d’un crédit notable auprès des milieux catholiques soucieux de le rester, l’académicienne ainsi distinguée peut-elle à bon droit conserver ce public sans quelque mise en garde de celui-ci ? L’excellente réception de cette fin de la Chrétienté est étonnante, et même assez choquante, si l’on considère que ce drame sociétal sans précédent est ici confirmé comme une sanction historique sans appel, tout autant que dédramatisé dans ses conséquences prévisibles. Qu’est-ce que la Chrétienté ? « Il s’agit de la civilisation inspirée, ordonnée, guidée par l’Eglise ». Elle a duré seize siècles, de l’Édit de Milan à la dépénalisation de l’IVG. Elle est désormais défunte, pour avoir lassé les peuples qu’elle animait. Que s’est-il passé ? « Nous avons profané l’idée de vérité, à force de vouloir à tout prix identifier la Foi à un savoir » (p.125). Face à l’hybris, et la sanction immanente, ses yeux sont secs, et son cœur plus encore : « Renoncer à la Chrétienté n’est pas un sacrifice douloureux » (p. 170). Dont acte.
En clair, la Chrétienté serait morte de s’être prise trop au sérieux. L’harmonie entre l’Église et la cité terrestre n’aurait pas survécu à la tyrannie de la vérité, aggravée du refus radical de la Modernité. Cette thèse choyée des novateurs pourrait suffire à repousser l’ouvrage, si n’était en question le sens de ce nouvel assaut de la part d’une érudite passant pour proche des milieux traditionnels. À vrai dire, si la thèse n’est pas neuve, il n’était pas d’usage qu’elle soit applaudie jusque par ces derniers.
La destruction méthodique de la Chrétienté est la dominante politique de la seconde moitié du XXe siècle. Le litige n’est pas dans ce constat, mais dans sa cause instrumentale, d’une part, et dans son pronostic sociétal d’autre part. La vérité, instrumentalisée par le pouvoir, aurait perdu, après son auréole, sa puissance lumineuse. Un discrédit inexorable s’en serait suivi. Si la ciguë a nui (et encore) à Socrate, c’est par sa toxicité somatique notoire. Si Platon, dans le Critias, est prudent quant aux phénomènes ayant englouti l’Atlantide, une catastrophe naturelle en reste une cause plus probable qu’une indignité de ses habitants. À Sodome, selon la Genèse, c’est le feu du Ciel qui détruit la ville, et non les pratiques infâmes qui s’y donnaient libre cours. Il reste donc hautement improbable qu’au sein de l’ample Chrétienté un excès de confiance dans la légitimité de ses fondements ait à lui seul pour effet de les saper sans retour. À vrai dire, cette supposée sanction immanente de la démesure n’est pas sans analogie avec la promotion d’un « esprit du Concile » se chargeant de déconstruire la cité chrétienne que l’Esprit-Saint, le Paraclet, le Consolateur avait imprudemment suscitée par voie ecclésiale, sans s’aviser que le Christ n’y aurait pas été honoré. Tout en dénonçant l’abstraction et la sophistique de l’implosion par abus de vérité, on peut remarquer que la politologue se pare d’un aplomb clérical quant à son affirmation contre-intuitive. La vérité n’est pas devenue la ciguë des nations chrétiennes. La faillite d’un monde tout entier mérite une Histoire à sa hauteur. La Chrétienté n’a pas cette chance, chez Chantal Delsol. Tout en la déclarant victime d’elle-même, punie à bon droit, l’académicienne reste sereine. Voyons cela !
Contrairement à ce que d’aucuns se prennent à redouter, la fin de la chrétienté n’est, à l’en croire, ni le début du chaos ni la fin du monde. Le paganisme antique, que l’Église à subverti puis remplacé au IVe siècle, réalise de nos jours une subversion inverse. Cette inversion normative fait ressurgir le polythéisme, lequel, à l’en croire, devrait mériter le respect à défaut d’exiger l’adhésion. Car il fut l’état naturel des peuples durant quelques millénaires. Cette résurgence ne saurait créer l’effroi, sinon chez les incultes. Passé l’effet de dépaysement, et l’insécurité des repères obscurcis, un état probable des lieux futurs peut être anticipé sans panique. Pour l’académicienne, le christianisme va continuer d’exister. Certes, le discrédit du dogme, le détachement progressif des mœurs catholiques, l’éloignement de toute liturgie offerte au Dieu trinitaire, contribuent à vider les églises. Mais la culture chrétienne, celle des fêtes religieuses, du culte des défunts, du prestige des cathédrales et des sites où souffle l’Esprit, sans oublier les saints du calendrier, tout cela laisse perdurer la mémoire d’un temps de convictions communes, au titre, non du vrai, mais du beau. Le beau rapproche, sans contraindre. La culture recycle, une fois désarmée, une écologie hier coercitive, aujourd’hui oblative. L’heure est au partage décontracté, soit, mais de dépouilles opimes d’une valeur sans égale pour les catholiques. Osons donc la question : Chantal Delsol eut elle jamais un cœur à l’unisson ?
Incontestablement, l’académicienne est fascinée par le monde antique. Cet esthétisme la déconnecte du bien commun catholique. En connivence avec son père, agnostique, un positivisme de fait la conduit vers les joies philosophiques, celui qu’un talent d’intellection s’autorise sans rien devoir au clergé. Du même père, elle obtient de quitter son lycée confessionnel, excellent au demeurant (Chevreul), avant la Terminale, pour ne pas suivre des cours de philosophie « avec une bonne sœur », et intégrer un lycée laïc. Cette complicité avec son père est-elle à l’œuvre dans ce conservatisme qui admire et protège l’œuvre sans partager la foi de l’artisan, et fait cohabiter deux axiologies trop parallèles pour se rencontrer avant l’infini, ou l’heure du trépas ? Est-il pour quelque chose dans cette ambivalence troublante vis-à-vis de la vérité, vénérée comme quête personnelle, repoussée quand son éclat s’impose ? Mais quel maurrassien pourrait-il soutenir que renoncer à la Chrétienté n’est pas un sacrifice douloureux ? Aristotélicienne christianisée, Chantal Delsol reste profondément naturaliste, et non thomiste. Chez elle, la philosophie ne s’accomplit pas dans le service de la théologie, mais dans son affranchissement.
Dix ans avant le présent opus, en 2011, Chantal Delsol avait publié L’âge du renoncement, aux éditions du Cerf. Autant les 170 pages du « livre de confinement » sont d’une lecture fluide, nonobstant les saillies irritantes, autant les trois cents pages denses et exigeantes de l’essai antérieur requièrent une concentration soutenue. Précieux à ses yeux, ce travail donne-t-il accès à la pensée profonde de sa conceptrice ? On comprend qu’elle a besoin d’évoluer dans un monde spéculatif où son aisance se déploie. Dans la Caverne, elle étouffe. Dès lors que l’élitisme d’une aristocratie pensante l’avait agréée et cooptée deux ans plus tôt, on peut former l’hypothèse que l’âge de la consécration pouvait être l’âge du choix, et donc du renoncement : on ne peut pas tenir indéfiniment deux fils d’Ariane. Si l’on note encore que, sur une île déserte, c’est Fragments d’un Paradis, de Jean Giono, qui lui suffirait, un puissant besoin d’affranchissement s’affirme, privilégiant la quête plutôt que la prise, la chasse à la capture. Mais là encore, elle nous laisse à nos conjectures.
On peut admirer le rôle fédérateur des rituels religieux païens tels que décrits par Fustel de Coulanges dans La cité antique, en 1864, l’année du Syllabus, autre chef‑d’œuvre. Mais on ne peut occulter la dimension impérative de ces rituels, ni les intraitables oukases païens. L’abandon de la vérité contraignante pourrait bien être de courte durée, et se voir remplacer par une doxa éprouvante, qui n’aura pas les lumières de ce qu’elle prétend périmer. Le propos de Chantal Delsol est rendu troublant par la convergence qui la rapproche des déconstructeurs, qu’ils s’inspirent des Cyniques de l’Antiquité ou d’un Foucault contemporain. À force de dédramatiser l’apostasie générale, en refermant sans vergogne la parenthèse constantinienne, et de vouer l’Église à la condition minoritaire, sanction de ses maladresses, nous mesurons l’immense lacune de cette mise en bière désaffectivée.
Il s’agit de l’oubli (!) du Salut des âmes, raison d’être de la civilisation animée par l’Église. Aplanir les sentiers du Rédempteur vers les fidèles, et des fidèles vers l’Église, voilà qui ne tient aucune place dans la cosmologie de l’académicienne. Le Ciel est absent de son discours. Il est tenu, semble-t-il, dans la même méfiance que l’autorité du vrai, ce qui, pour être regrettable, n’est pas illogique. Désormais sous la Coupole, elle peut dénigrer sans risque la puissance de l’Église d’hier, car elle y fut précédée par un conférencier funeste, Mgr Pierre Haubtmann, oublié de nos jours, mais mandaté à l’époque, en tant que corédacteur de Gaudium et spes, devant les illustrissimes. Le 14 novembre1966, et la Documentation catholique » (n. 2492, 17juin 2012, pp. 585–590) en fait foi, le Concile Vatican II imposait à l’Église le reniement de son passé : l’Église, désormais, se désengage de la politique, rompt avec le triomphalisme et ne se reconnaît plus d’ennemi. En clair, l’Église du Christ n’a pas été vaincue, elle s’est rendue au monde, selon le mot exact de Maurice Clavel.
La fin de la Chrétienté n’est pas la lente, mais inexorable, agonie intime que décrète Chantal Delsol. Encore bien vivace jusqu’en 1960, comme en atteste l’historien Guillaume Cuchet, la Chrétienté a été sabordée méthodiquement par le haut clergé, qui l’a laissée à ses rivaux historiques, pour une curée qui ne l’afflige pas plus que l’académicienne. Sous couvert d’un « esprit du Concile » dont les lutrins, à défaut des chaires dédaignées, nous rebattaient les oreilles. Sur ce point, rien n’a vraiment changé. Nonobstant le fiasco des promesses, et des « sacrifices » que l’Église imposait à ses rangs pour y drainer le monde, le Concile reste un bloc. On le reçoit comme tel, ou l’on endure la mort sociale au sein des diocèses. Le Concile incarne, pour le haut clergé, l’événement totémique, celui qui donne la vie nouvelle. Par corollaire, un intraitable tabou interdit d’en flétrir la moindre composante. Sur ce point, la Rome postconciliaire est aussi rigide qu’une cité antique ou qu’une société primitive.
Dans L’âge du renoncement (Cerf, 2011), l’académicienne se résignait, non sans mal, à devoir choisir entre deux mondes : « Un choix, une option se décide aujourd’hui en faveur de la sagesse des hommes et au détriment de la folie de Dieu. » Il y a dix ans, le choix restait douloureux : « On a envie de comprendre avec indulgence les sociétés fatiguées par les excès de la vérité. Pourtant, les fous de la vérité sont peut-être les dépositaires d’une autre âme du monde, dont ils veillent la lueur captive. » Dix ans plus tard, le choix est fait, dont la tranquille assurance l’éloigne tragiquement de la fidélité catholique. La Coupole tient lieu pour elle de l’Olympe d’Épicure, dont le balcon d’indifférence n’honore ni l’introuvable sensus fidei, ni la compassion fraternelle vis-à-vis des baptisés, non moins absente. Lorsqu’elle affirme « Mais l’Église privée de son pouvoir temporel et civilisationnel ne sera pas pour autant empêchée de vivre » (p. 156), on se demande d’où provient cette assurance. Serait-elle en intelligence avec les vainqueurs ? Après avoir oublié son anticommunisme de toujours, et fustigé les alliances militaires destinées à protéger les terres d’Église menacées par ce fléau, quel rapport au réel peut-elle argumenter au présent ?
Jugez en : « La mission doit-elle être forcément synonyme de conquête ? On peut penser le christianisme sur le modèle des moines de Tibhirine plutôt que sur celui de Sepulveda » (p. 170). De profundis.
Philippe de Labriolle
[1] Chantal Delsol, La fin de la Chrétienté. L’inversion normative et le nouvel âge, Cerf, octobre 2021, 174 p., 16 €.
Note de la rédaction :
La position adoptée par Madame Chantal Delsol n’a pas varié depuis 1987, date de la publication de La politique dénaturée (PUF). Cet ouvrage avait fait l’objet d’un large commentaire dans un article du numéro 7 (avril 1988) de notre revue[1], dont nous donnons ici les extraits en rapport avec le sujet :
« Le retour au libéralisme est contemporain de la baisse de prestige du communisme soviétique, et par extension, de l’étatisme en général. En milieu chrétien, l’effet de ce retour de balancier est palpable, le vieux progressisme laissant la place à une nouvelle jonction avec le libéralisme[2]. Une parution récente confirme cette tendance. Elle n’émane pas du milieu théologique ni du militantisme chrétien reconnu, mais son auteur a été incontestablement marqué par l’évolution des mentalités catholiques. Il s’agit de La politique dénaturée (PUF, octobre 1987), de Chantal Millon-Delsol, ouvrage théorique qui prend acte du dépérissement des idéologies, et veut hâter le retour au réel[3].
Les ruines accumulées par la pratique de l’utopie sont loin de suffire à dessiller les yeux de tout le monde. La folle guerre d’extermination entre l’Iran et l’Irak, ou encore le terrorisme, en restent les témoins patents. Quant au vice intellectuel qui est au point de départ de ces folies, Chantal Millon-Delsol est sans doute trop optimiste lorsqu’elle célèbre son effacement, parce que ce vice est encore bien implanté dans les esprits. La manière de traiter la question du Sida, par exemple, ou la décadence [11] démographique, la bioéthique, l’immigration et beaucoup d’autres sujets, est là pour le prouver. Ce qu’il faut reconnaître, c’est que l’idéologie se porte moins bien que par le passé, que le doute et la gêne se sont insinués dans les plus grandes des grandes causes, doute et gêne d’ailleurs trop facilement conjurés par le repli dans le plus indifférent des égoïsmes. Des propos comme le suivant seraient par conséquent à nuancer : « Les temps sont mûrs pour un nouveau réalisme. (…) Le déclin des Systèmes devrait inaugurer en même temps le retour au réel et le retour des valeurs » (op. cit., pp. 284–285).
Mais ce jugement, servant à peu près de conclusion à Chantal Million-Delsol, a derrière lui une doctrine cohérente qui précise sa portée. Ce retour au réel consiste en une redécouverte de l’humilité, mot qui chez l’auteur a un sens fortement iconoclaste. Aucune ambition collective, à moins d’être « minuscule » (p. 246), ne résiste à cette étrange vertu. Il en est ainsi de la recherche de la justice sociale, du sacrifice pour la patrie, de l’esprit communautaire. Quand Chantal Millon-Delsol s’en prend à la [12] « nostalgie de l’unité », elle prétend ne viser que l’hitlérisme, tout en usant de termes qui conviendraient, en tout bien tout honneur, à toute nation en général : « La société doit redevenir une communauté ; car dans son principe et son origine, elle est une communauté. On l’a mise en pièces par hasard. Le vase brisé ne se décrit pas comme un émiettement de morceaux de porcelaine, mais comme un vase éclaté. Il a perdu sa fonction, non son essence. Il en va ainsi de la communauté sociale » (pp. 166–167)[4].
L’humilité, dans cette acception très particulière, rejoint le vieil utilitarisme philosophique, qui a toujours mis en doute des notions comme la gratuité du don, le sacrifice désintéressé, l’abnégation. Une phrase comme celle-ci, pour sentencieusement émise qu’elle soit, blessera sans doute plus de monde que ne le croit son auteur : « Les sociétés humaines ne vivent pas d’oriflammes claquants, ni de rêve du paradis, ni de course à l’empire universel » (p. 245). L’auteur affirme que « l’homme de tous les temps et de tous les lieux n’espère qu’une chose : mener sa vie privée comme il l’entend. Il n’est pas habité par la vengeance collective, ni par l’idée de millénarismes tapageurs » (p. 247). Mais l’histoire dément sans cesse de telles assertions, faisant état du trésor de générosité disponible jusque dans les consciences collectives les plus asservies — n’est-ce pas la leçon de la grande guerre patriotique dans laquelle Staline a pu lancer le peuple russe à partir de 1941 ? Les sentiments populaires sont sans doute très souvent manipulés, mais ils ne sont jamais complètement fabriqués. L’ordre des choses n’est pas dans l’humilité — l’égoïsme — chère à notre auteur. Bien sûr, « la patrie n’est pas une idée abstraite », et il est bien vrai d’affirmer que « si l’homme part à la guerre et s’il n’en revient pas, il n’offre pas ce sacrifice au concept de nation » (ibid.). Au concept, sûrement pas. Mais douter qu’il puisse l’offrir à la nation — l’ensemble idéalisé des siens, du présent, du passé, de l’avenir -, ce serait insulter à la mémoire des morts. Et cela parce que la communauté humaine que constitue cette nation lui apparait comme un bien supérieur digne de valoir jusqu’à son sacrifice suprême.
A la racine de la position adoptée par Chantal Millon-Delsol se trouve [13] un très grand pessimisme sur la nature humaine. Il s’exprime tout au long de La politique dénaturée, et se double d’un véritable manichéisme : bien et mal cohabiteraient par nécessité dans l’homme, sans espoir de voir se rompre l’équilibre. Les formules abondent L’injustice humaine est « éternelle ». Même le saint n’est pas parfait, mais seulement presque parfait. La nature humaine est déchue, pauvre et médiocre, diabolique même.
La première conséquence de cette sombre vision, c’est la vanité de tout effort de changement d’envergure :« On peut prétendre que le monde est hideux ou décevant. Mais cela ne changera rien. Il en a toujours été ainsi. Il en sera toujours ainsi » (p. 249). Et cela, parce que « chaque action, fût-ce celle du trône où brille la couronne, porte en elle le bien et le mal, parce que telle est l’humaine condition, et les incantations n’y changeront rien » (p. 253). De tels propos pourraient conduire au nihilisme, mais chez leur auteur, ils servent à justifier un régime politique, le régime du pouvoir partagé, dont le propre consiste à « assumer » l’imperfection congénitale de la race humaine, c’est-à-dire à la codifier. Le pouvoir démocratique ne doit avoir aucune ambition de grandeur, il doit se contenter de gérer la médiocrité, quitte à obtenir des progrès concrets sur des points de détail. « La politique ne doit pas artificiellement désigner d’autres aspirations que celles de l’existence quotidienne, mais leur permettre de s’épanouir » (p. 253). Son univers est celui du « réel », le pouvoir lui-même n’étant qu’un « pis-aller » qui consacre la victoire du principe de réalité sur le principe de plaisir[5], qui ne prétend pas transformer la société — des individus — en communauté, qui ne rend pas les hommes vertueux, qui se confine « dans l’univers du réel et du possible », par opposition aux grands-prêtres, seuls chargés du « soin des mythes » (p. 252).
Toutes ces formules correspondent parfaitement aux ambitions sans relief des démocraties occidentales dans leur configuration présente. Chantal Millon-Delsol se rend très bien compte qu’il y a dans un pareil discours quelque chose de profondément désolant. Etrangement, elle apporte elle-même les éléments de sa propre critique, lorsqu’elle admet [14] que « les sociétés imparfaites souvent se désespèrent de n’avoir rien à espérer, du moins de bien grand : un peu moins de chômage et un peu plus de loisirs, là s’arrête l’avenir » (p. 264). Elle cite un passage d’Histoire et utopie de Cioran, qui ne voit pas dans l’imperfection codifiée le triomphe du principe de réalité, mais plutôt de l’instinct de mort, et dénonce « la vulnérabilité des sociétés évoluées, masses amorphes, sans idoles ni idéaux, dangereusement dénuées de fanatisme ». « La démocratie, ajoute Cioran, est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple » (cité p. 266). On ne saurait mieux dire.
Chantal Millon-Delsol ne voudrait pas en rester là, car elle regrette cet état de fait. Martelant une fois de plus son refrain — « l’invariance du désir impossible de perfection dans un monde imparfait » (p. 272), elle admet cependant que dans le réel humain entre aussi l’aspiration au dépassement. Mais elle ne peut s’empêcher de situer cette aspiration dans le domaine du rêve, la réalité restant à ses yeux celle de l’inéluctable imperfection. Alors, ce qu’elle offre aux cœurs vides d’idéal, c’est seulement d’amender la médiocrité du monde.
Ne serait-il donc possible de choisir qu’entre la peste et le choléra ? Ne peut-on pas comprendre que l’idéologie est mortelle, mais répugner tout de même à ce prétendu réalisme à fort relent de désespoir ? Hélas ! Ce serait là une nouvelle tentation, l’illusion du tiers chemin, encore un rêve[6]…
Des affirmations aussi insistantes seraient inutiles si ceux qui les émettent n’avaient crainte de voir leur propre système s’effondrer. Car la « société tacitume » que nous propose finalement, même avec quelques regrets, Chantal Millon-Delsol (c’est elle qui emploie l’expression), est elle-même le fruit d’un manque de réalisme sur la nature véritable de l’homme, l’homme déchu, certes, à cause du péché originel, mais l’homme racheté, qui se voit proposer, par son Sauveur lui-même, les prémices du Royaume dès ici-bas[7]. Si la perfection est impossible en cette [15] vallée de larmes, alors, c’est que Dieu nous tente : puisqu’il nous commande d’être parfaits comme lui-même est parfait (Mt 5, 48)[8]. Mais Dieu est le Saint par excellence, qui nous donne les moyens d’accomplir ce qu’il nous commande. C’est par la Croix que nous pouvons accéder au bien, mais ce bien est possible.
Dans la rigueur de sa logique, Chantal Millon-Delsol n’apprécie pas les conversions qui ne sont pas des redditions inconditionnelles à l’idéologie libérale. D’anciens philo-marxistes sont revenus de leurs illusions — elle cite en exemple Jean-Marie Domenach, « autrefois ardent propagateur de l’idéologie au sein des élites catholiques ». Elle les approuve évidemment, parce qu’« ils ont compris que « l’utopie au pouvoir amène irrémédiablement la terreur ». Mais elle juge qu’« ils demeurent incapables d’assumer la société concrète » (op. cit., p. 232). On imagine alors ce qu’elle peut penser de tous ceux qui, à l’Est, refusent de se laisser enfermer dans l’alternative qu’elle présente avec tant de force persuasive. Ils sont pourtant les premiers autorisés à porter un jugement sur les ravages de l’utopie au pouvoir[9]. […] »
[1] Bernard Dumont, « L’appel au dépassement » (loc. cit., pages 9 à 15 pour les extraits donnés ici).
[2] Nous avons déjà eu l’occasion de présenter dans celle revue le chemin parcouru par I‘Américain Michael Novak, très caractéristique de l’évolution de beaucoup d’esprits (Catholica, n° 4, septembre 1987).
[3] Chantal Millon-Delsol, épouse du député barriste Charles Millon, est issue d’une famille liée au catholicisme social lyonnais. Elle voudrait d’ailleurs placer sa thèse dans la postérité intellectuelle de Frédéric Le Play.
Un rapprochement pourrait être fait centre sa tentative et celle de Jean-Claude Barreau, qui vient de publier Du bon gouvernement (Odile Jacob, février 1988). Devenu inspecteur général de l’éducation nationale et chargé de mission à la présidence de la République, l’ancien vicaire de Saint-Honoré d’Eylau, réduit à l’état laïc, se montre partisan résolu d’une sorte de libéralisme social-démocrate, seul moyen empirique d’éviter le pire, symbolisé à ses yeux par Beyrouth-Ouest.
[4] Il faut renvoyer ici aux catégories, classiques cn sociologie politique, de F. Tonnies : Gesellschaft (société d’individus indépendants) et Gemeinschaft (communauté, volonté d’être cnscmblc). Sans aucun doute possible, la nation relève de cette dernière catégorie à forte connotation symbolique ; si la nation n’a pas de conscience collective, elle se dissout. Voir sur ce sujet Chris Southcott, « Au-delà de la conception politique de la nation », dans Communications, n° 45, Seuil 1987.
[5] Allusion aux deux principes censés régir, d’après Freud, la détermination du comportement humain.
[6] Jean-Paul II, rejetant une nouvelle fois — dans Sollicitudo rei socialis- le faux dilemme capitalisme-socialisme, a prévenu l’inévitable critique de la part des libéraux, en prenant le soin de préciser que « la doctrine sociale de l’Eglise n’est pas une troisième voie entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste » mais « une catégorie en soi ».
[7] Le Roumain d’expression française E.M. Cioran aura passé sa vie à exprimer avec un cynisme ahurissant le néant du monde contemporain, notamment dans son Précis de décomposition publié pour la première fois en 1949. C’est à lui que Chantal Millon-Delsol emprunte l’idée que l’homme est un animal paradoxal, une composition de désir irréalisable du bien et de corruption actuelle. D’où cette formule, qui ne laisse à l’homme spirituel aucune chance de dominer l’homme charnel, pour parler comme saint Paul : « Créé à l’image de Dieu, l’homme subit la déchéance du péché, et sa nature en sort marquée à jamais ; il rêve sans cesse du parfait et ne l’atteint à aucun moment » (La politique dénaturée, p. 275).
[8] Pie XII, en une circonstance particulièrement dramatique — il s’agit du message de Noël 1945 — avait déjà eu l’occasion d’affronter directement la mentalité réaliste, en tenant des propos d’un anachronisme criant au regard de celle-ci : « Il n’y a qu’un seul remède : retourner à l’ordre fixé par Dieu lui-même, dans les relations entre les Etats et les peuples ; revenir à un vrai christianisme dans l’Etat et entre les Etats. Qu’on ne dise pas que ce n’est pas là une politique réaliste, L’expérience aurait dû apprendre à tous que la politique orientée vers les réalités éternelles et les lois de Dieu est la plus réaliste et la plus concrète des politiques. Les politiciens réalistes qui pensent autrement ne créent que des ruines ».
[9] Cette formule a servi de titre à l’une des meilleures analyses du système soviétique : celle de Michel Heller et Aleksandr Nekrich, parue en 1982 et 1985 chez Calmann-Lévy.