Numéro 155 : Politique, après la postmodernité
Les dernières décennies du XXe siècle devaient marquer l’entrée dans une ère de paix universelle, annoncée comme imminente par Francis Fukuyama, auteur de La fin de l’histoire et le dernier homme[1] — prophétie heureuse promettant la disparition des idéologies, la fin des conflits majeurs et le triomphe universel de la liberté dans une société postpolitique. Plutôt que de voir dans la période présente un accident de parcours dans la réalisation de cette annonce, ne pourrions-nous plutôt y trouver l’écho de ce qu’avait entrevu Max Weber au lendemain de la Première Guerre mondiale : « En tant que système économique, le capitalisme est devenu un système contraignant, une “cage d’acier”. Nul ne sait encore qui, à l’avenir, habitera la cage, ni si, à la fin de ce processus gigantesque, apparaîtront des prophètes entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance des penser et des idéaux anciens, ou encore — au cas où rien de cela n’arriverait — une pétrification mécanique, agrémentée d’une sorte de vanité convulsive. En tout cas, pour les “derniers hommes” de ce développement de la civilisation, ces mots pourraient se tourner en vérité : “spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce [5] néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là”[2]. »
La politique moderne a revêtu les nouveaux habits de la postmodernité, mais la nature de cette dernière appelle son propre dépassement par une nouvelle figure, un au-delà venant achever avec une violence de Léviathan la destruction de l’ordre politique, en même temps qu’il met à nu la vérité profonde du mythe moderne.
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L’abandon de la version « forte » de la modernité[3] n’a pas été soudain. La crise morale de l’Occident est comme un grand fleuve souterrain qui a tout simplement suivi le développement des effets sociaux de la philosophie moderne en action, effets multipliés et accélérés en tous domaines par le bond en avant de la technique — instrument et méthode -, particulièrement dans la guerre et dans l’économie, conduisant à ébranler ce qui demeurait stable dans les sociétés occidentales, sur les plans démographique, culturel, géographique. L’apparition pratiquement subite de l’homme-masse (selon le vocable créé par Ortega y Gasset) coupé de ses racines spatiotemporelles est l’effet direct de ce complexe de conditions favorables. La désarticulation des survivances de la société traditionnelle, le heurt des « religions séculières » — communisme, américanisme … -, l’irruption de la manipulation collective érigée au rang de science pratique et mise en œuvre dans la guerre comme dans la paix, enfin l’expansion de la société de consommation[4] ont permis l’apparition d’une nouvelle figure de la modernité. Parallèlement, l’ossification du régime soviétique a manifesté la crise interne du communisme [6] dans sa forme étatique unitaire, et la nouvelle « philosophie de la jeunesse » hédoniste surgissant en mai 1968 a pris la relève, achevant de créer les conditions du basculement[5]. D’un côté la crise morale a affaibli les défenses traditionnelles encore actives, de l’autre les dénonciations lucides de ce nouveau cours des choses ont été progressivement réduites au silence, quand ce ne sont pas elles-mêmes qui se sont tues ; sous ce dernier rapport, la tentative avortée de « dialogue » avec le monde effectuée au moment du concile Vatican II s’est soldée par un échec retentissant, là où la voix prophétique de l’Église aurait sans doute pu avoir un meilleur écho, surtout si elle s’était appuyée sur une analyse de la situation réelle plutôt que sur des interprétations sujettes à caution.
De ces grands changements sociopolitiques est issue la postmodernité, dont une approche rapide consiste à dire qu’elle décompose la construction théorique et pratique élaborée dans la longue phase moderne qui la précède. Ainsi selon Jean-François Lyotard, grand introducteur de la notion dans le champ politique, « en simplifiant à l’extrême, on tient pour “postmoderne” l’incrédulité à l’égard des métarécits[6] ». La formule est effectivement simplificatrice, le premier des « métarécits » relevant de l’ordre pratique, de l’art de vivre si l’on peut dire, avec ses implications politiques. Or même s’il modifie beaucoup de ses traits, cet ensemble, non seulement demeure cohérent avec la phase moderne qui le précède, mais, bien plus, il s’épanouit. Gilles Lipovetsky a à ce propos critiqué l’utilisation du préfixe post, qui donne l’impression d’un classement sans suite. Mais la postmodernité n’est pas la fin de la modernité, elle est sa nouvelle expression. En se limitant à la seule compréhension sociologique du concept, Lipovetsky induit une compréhension philosophique de ce [7] passage d’une phase à l’autre. « La modernité ne se limite pas aux fameux “grands récits”. Au plus profond, elle est ce qui a inventé et développé à partir du XVIIIe siècle trois dispositifs majeurs : le modèle technoscientifique ; le modèle d’une économie autorégulée, le marché libéral, “la main invisible” dont parle Adam Smith ; la culture individualiste démocratique. Ce sont ces trois pôles qui constituent à proprement parler la modernité et qui ont généré un monde sans précédent. Cependant, on l’a vu, la modernité n’a pas été d’emblée jusqu’au bout d’elle-même. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, précisément, c’est à la levée de ces freins, avec pour effet une modernisation hypertrophique, exponentielle[7]. »
Il est possible de conserver l’usage commun de l’expression, mais sans oublier que la nature profonde de la postmodernité est celle qui vient d’être ainsi indiquée. Il s’agit d’un mouvement d’ensemble de désintégration des éléments de l’ancienne société ayant résisté au choc de la modernité dans sa version antérieure (identités régionales, famille, conscience nationale…), désintégration entraînant une grande confusion des valeurs et des comportements[8]. La crise du marxisme, avec son révisionnisme et en particulier l’élaboration théorique de Gramsci[9], a opéré une jonction, apparemment contre-nature, avec l’hédonisme de la société de consommation, clairement illustrée dans le mouvement de Mai 68, ouvrant la voie aux nouvelles formes de « récits », caractérisées par leur contenu essentiellement subversif, « déconstructif », entre autres en matière religieuse et morale. À la différence de celles du passé, la recherche de la prise du pouvoir par la révolution se transforme en action sociale subversive visant le consensus autour d’une nouvelle façon de concevoir la vie achevant [8] la décomposition des restes de la société traditionnelle. L’avant-garde révolutionnaire change alors sa base sociale, passant de l’encadrement des masses populaires par les partis et syndicats « prolétariens » à l’action sur et par les intellectuels, les artistes, une sorte d’élite promouvant les nouvelles valeurs. C’est sous ce rapport que le bouleversement des mœurs sanctionné en 1968 a constitué un véritable acte révolutionnaire en même temps qu’il a servi à renforcer le narcissisme si utile à l’efficacité du capitalisme en général.
Dans la même veine, l’attachement au sol, la conscience nationale, à la langue, aux traditions volent en éclats, et ce n’est pas l’apparente renaissance d’un regain d’intérêt pour le terroir, les langues locales, les recettes culinaires traditionnelles qui constitue une exception. La raison fondamentale en est que l’éclatement des grands récits fabriqués par la modernité sur les cendres des réalités traditionnelles s’est produit selon les modalités propres à l’exaltation, intrinsèque au projet moderne des origines, de l’individu et de sa libre volonté. Or, dans cette veine, il y a, certes, la possibilité de l’asocialité totale, mais aussi, et bien plus fréquemment, le désir de se constituer de petits cocons conformes à l’agrément de chacun : c’est ce que Michel Maffesoli a nommé les « tribus »[10], reprenant de fait l’analyse effectuée par Harvey Cox dans La cité séculière[11]. [9]
Ce phénomène « tribal » est d’une grande importance pour comprendre comment la massification des individus, autrement dit leur coupure d’avec les diverses formes de la sociabilité naturelle qui s’achèvent dans la communauté politique, se trouve facilitée par la création d’isolats. Et ceux-ci sont à leur tour considérablement multipliés par les moyens techniques (NTIC) permettant l’émergence des innombrables réseaux sociaux. Cette dernière expression est toutefois ambiguë, pouvant autant recouvrir le maintien de liens naturels, familiaux notamment, dans les conditions de dispersion imposées par l’évolution des modalités du travail, que la multiplication du phénomène « tribal » — cependant dans une disproportion manifeste au profit de celui-ci, et ce d’autant plus facilement que l’anonymat prévaut sur ces réseaux.
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Quel ébranlement des structures politiques accompagne-t-il, et cause-t-il à son tour une telle réalité ? Pour proposer une réponse, on pourra retenir trois aspects : la recomposition des « grands récits » plutôt que leur disparition annoncée, accompagnée d’une mutation du militantisme, la transformation de l’organe étatique et la complexification des lieux de pouvoir, enfin, la technicisation générale d’une vie collective entraînée dans un matérialisme sans issue.
Tout d’abord, la postmodernité politique voit l’effondrement des grands récits. Les vastes synthèses « scientifiques » explicatives du monde, au premier rang desquelles l’idéologie léniniste, ont vécu. Il peut rester des traces des anciennes constructions, mais elles sont vides de contenu, comme c’est le cas du républicanisme français, qui n’avait de sens quasi eschatologique qu’en relation directe avec l’idée de Nation. Lui survit le mythe de la laïcité, non sans difficultés de cohérence. Pour autant, l’idéologie comme méthode demeure, appliquée à des segments particuliers de la vie collective, dont la concomitance, factuelle ou délibérée, dépasse la fragmentation pour arriver finalement à un certain ensemble articulé et conquérant, publicité, complicités et surenchères démagogiques aidant. Si le contenu transmis sur le mode du discours est faible, fabriqué pour un temps, la praxis en est beaucoup plus prégnante. Elle s’opère dans une forme violemment [10] agressive, à partir de minorités d’agitation — féminisme révolutionnaire, revendications au nom de la diversité, activisme écologique, racisme antiblanc[12]. La multiplication des repentances verbales vient conforter ces bricolages idéologiques, non sans arrière-pensées[13]. Elle s’opère également sous la forme d’une imprégnation sociale plus silencieuse mais massive. Ainsi en va-t-il des slogans de la diversité ou de l’inclusion, la communication idéologique s’opérant alors plus par images que par discours construits, venant banaliser avec le sourire des thématiques objectivement révolutionnaires. Dans le même temps, l’ère postmoderne étant aussi, en politique, celle de la postvérité, la propagande électorale a suivi le même cours, vidant progressivement de toute substance intellectuelle programmes et slogans, jusqu’à atteindre un niveau proche du néant[14]. Au stade des masses, faute d’idéal conscient et dans les conditions d’isolement propres à l’ère du tribalisme numérique, il ne reste que l’inconsistance des jacqueries, quel qu’en soit le bien-fondé : n’est-ce pas l’une des leçons du mouvement des « gilets jaunes » apparu fin 2018, exprimant la concomitance de réactions individuelles et non l’action collective autour d’un projet précis ? L’épisode a ainsi révélé non seulement les effets de la délégitimation des « grands récits » idéologiques et la quasi-disparition subséquente des structures d’encadrement — syndicats et partis -, mais aussi l’effet de la dégradation de l’enseignement et celui du « massage » médiatique, l’une et l’autre mis en œuvre depuis plus d’un demi-siècle de déconstruction, retirant aux individus isolés le moyen d’interpréter leur situation et de formuler [11] des réponses à celle-ci. L’abstention électorale, surtout chez les plus jeunes qui n’ont connu que cette situation, est un signe très clair de cet état de choses. La démocratie postmoderne a achevé de détruire le peuple, dans le sens fort et organique de ce terme.
Ensuite, la postmodernité est aussi l’époque de la transmutation de l’État. Il est fréquent d’entendre dire que celui-ci, avec l’unité fonctionnelle qui le caractérise, recule au profit de la « société civile » dans sa diversité, et qu’il se trouve concurrencé par les multinationales à même de s’imposer à lui. Il serait plus judicieux de dire que la politique — au sens premier de la promotion du bien commun des communautés humaines — recule, mais que l’État, en tant qu’appareil de pouvoir, délié de ses obligations politiques, se maintient plus que jamais. Cette évolution se comprend dans un contexte plus général, celui de la multiplication des puissances financières globales et des nombreuses instances transnationales, publiques ou privées ; nous trouvons là l’un des aspects les plus typiques de la postmodernité « liquide » chère à Zygmunt Bauman, passant du défini à l’indéfini. L’appareil d’État conserve néanmoins son statut de détenteur du monopole de la violence légitime, comme la définissait Max Weber. S’il reprend les fonctions classiques de l’État-gendarme, c’est toutefois dans un cadre bien différent de celui du XIXe siècle. L’appareil d’État postmoderne est bien loin d’être faible, et cela pour deux séries de raisons.
D’une part, si l’État postnational s’est effectivement désengagé de pans entiers de l’activité « régalienne » au profit d’entreprises privées, par un recours massif à l’externalisation qui touche tous les domaines, y compris la définition des propres missions étatiques, ce désengagement doit être relativisé par la très forte porosité qui existe désormais entre secteurs public et privé. Cette porosité est à double sens : si elle signifie la soumission de l’ensemble des activités étatiques aux logiques de marché (et se manifeste en particulier par la concurrence entre les différentes composantes de l’État), elle se traduit aussi par une « étatisation » massive des acteurs économiques, non seulement parce qu’ils sont soumis au respect de cahiers des charges administratifs précis, mais parce qu’ils dépendent, pour une part toujours croissante, des commandes et soutiens directs étatiques. En [12] outre, le relatif affaiblissement de ses moyens d’action est largement compensé par sa technicisation : il dispose de ressources accrues pour renforcer son emprise sur la société, entre autres en matière de surveillance et de police, le perfectionnement des techniques de contrôle social compensant, en grande partie, le délestage de ses forces traditionnelles.
D’autre part, au-delà, les modalités d’action de l’appareil d’État légal-constitutionnel ainsi réorienté, ses moyens parallèles sont en fait très élargis, par fusion avec des instances de nature diverse, organisations transnationales, groupes de pression (ONG) servant souvent de paravents à des jeux d’influence et de corruption, puissances financières, l’ensemble utilisant des vecteurs pour lesquels le fait de relever juridiquement d’un État au sens classique n’a pas d’importance. Par ce biais, la puissance étatique exercée selon ses modalités antérieures devient subsidiaire : elle s’appuie, outre sur la contrainte physique et légale, sur la pression psychique[15]. Si l’on ajoute à cela que l’institution étatique s’affranchit toujours plus de ses liens initiaux avec la Nation (au sens moderne du terme), son nouvel aménagement est toujours plus opaque, mais tout sauf faible.
Cet aspect n’est pas réellement nouveau, sinon par son ampleur. La localisation des centres de décision en régime moderne a toujours été complexe au sein même de l’État-nation. Autre, en effet, est l’ordre constitutionnel formel, avec sa séparation des pouvoirs, ses règles dûment définies, son formalisme et le juridisme toujours croissant du modèle de l’État de droit (Rule of Law, Rechtsstaat) autrement dit sa « transparence », autre la réalité parallèle des conseils, rencontres [13] en loges, négociations entre partis, inégalité de traitement en fonction de leurs jeux, de relations établies dans le cadre privé, de processus de corruption formant la trame du fonctionnement réel du ou des pouvoirs qualifiés de « politiques » par convention de langage. Cette dualité entre le légal et le réel est propre, de fait, à la modernité, du moins dans sa constance et ses proportions, parce que celle-ci repose sur le terreau de la guerre civile à l’intérieur d’une oligarchie[16]. Dans les faits, le modèle de l’État de droit, avec son juridisme pointilleux, est censé demeurer l’instrument d’exercice du pouvoir du peuple souverain, pouvoir lui-même délégué aux représentants, c’est-à-dire aux membres des partis et des fractions les composant, qui se livrent à une continuelle guerre intestine et sont censés contrôler un exécutif qui, en fait d’exécuter les missions qui lui sont attribuées, est lui-même en lutte permanente pour conquérir son autonomie d’action. Il arrive que tel ou tel secteur de l’administration mène sa propre politique, ce qui est propice à la corruption, et c’est cela qu’on a initialement appelé l’État profond. Mais l’expression a pris une tout autre dimension depuis le passage à la postmodernité, pour se noyer dans le flou institutionnel de la gouvernance, échappant alors de fait aux normes si pointilleuses de l’État de droit[17]. Comme celui-ci n’a pas encore été formellement déclassé, son existence théorique se double d’une sorte de réplique de fait qui en élargit la puissance et les moyens d’action. En ces temps postnationaux, à l’appareil constitutionnel de droit interne se joignent des instances idéologiques de contrôle — observatoires, think tanks, « initiatives issues [14] de la société civile » destinées à faire pression, surveiller, dénoncer, corrompre, formant un ensemble homogène, en symbiose avec des organes supranationaux et internationaux, publics ou privés. Cette nouvelle organisation du pouvoir sur la société est complexe, difficilement saisissable de ce fait, mais n’en est pas moins détentrice du monopole de la contrainte. Si à certains égards il est fondé de parler du déclin de l’État, ce n’est qu’en référence à une forme antérieure, moderne et non postmoderne, à base nationale et non globale. Tout au contraire, le nouvel appareil étatique sort plus puissant de la période de déstructuration que nous venons de connaître pendant un demi-siècle. Il est bien aisé de comprendre qu’il puisse être un instrument fort convoité.
Qui donc le convoite aujourd’hui ? Si dans la phase moderne antérieure le capitalisme industriel s’était efforcé de se l’approprier ou de le faire servir aux besoins de son développement, il est devenu clair que rien ne peut s’expliquer dans la période présente sans se tourner vers le monde de la finance, de longue date et désormais exclusivement transnational. L’essentiel de la vie « politique » se ramène aux mécanismes de production de monnaie[18] et de sa distribution dans une fuite en avant inflationniste sans limite apparente. Les innovations techniques impliquant des investissements considérables, par exemple susceptibles d’aider à lutter contre le réchauffement climatique, les compensations sous forme apparente de prêts aux entreprises bloquées par les contraintes sanitaires disproportionnées des dernières années, et tant d’autres initiatives purement spéculatives constituent l’objet principal de l’activité couverte par l’appareil étatique dans sa forme nouvelle. Il en résulte que sa fonction principale est d’aider un ensemble humain limité — les happy few d’une oligarchie qui est en réalité une ploutocratie — agissant selon un principe de fuite en avant perpétuelle, comme si celle-ci ne devait plus rencontrer d’obstacle. Sous ce rapport, le passage à la postmodernité prend l’aspect d’une prise [15] de risques insensée en même temps que de l’abandon de la moindre priorité accordée au maintien du bien collectif[19].
Enfin, un troisième aspect caractéristique de la politique postmoderne est l’irruption toujours plus poussée de la technique numérique dans la conduite des organes étatiques et dans leurs rapports avec les individus. Plusieurs motifs concourent à consolider cette tendance. Il s’agit tout d’abord d’une évolution interne de la technique elle-même qui, en suivant sa logique propre, offre des voies continuellement nouvelles dans beaucoup de domaines, en particulier militaire, financier, commercial et de contrôle social. Or l’appareil étatique, en France comme ailleurs, est traversé de très longue date par l’esprit saint-simonien, celui d’une technocratie d’experts, mis au service du capitalisme, privé ou public selon les périodes, apparemment désidéologisé et pratiquant le culte de l’efficacité. Pour ce qui concerne la France, après la théorisation initiale de Saint-Simon, d’Auguste Comte et de leurs disciples, on se souvient que le phénomène s’est développé de manière continue, spécialement depuis la dernière décennie avant le dernier conflit mondial, favorisé après cela par la période de guerre, par l’essor du socialisme, du gaullisme, du néolibéralisme, enfin par la « construction européenne ». A cette première grande vague de « modernisation » est donc venue s’ajouter la révolution technique qui, désormais, tend à tout englober, transformant au fur et à mesure l’homme en auxiliaire de la machine. Or cette évolution est l’appui le plus efficace apporté, sans bruit et jusqu’à présent, dans la fascination des foules, à une dépolitisation en profondeur, accentuant de surcroît la séparation entre les individus (isolés ou fictivement réunis dans leurs réseaux sociaux). Par le fait même, le régime représentatif perd pied comme le montre la recherche d’autres formes de participation que la « liturgie » électorale périodique dont l’oligarchie a eu jusqu’ici besoin tant pour maintenir sa position que pour stabiliser ses conflits. On se reporte alors sur la création de lieux de dialogue permettant d’assurer le consensus, dans [16] la ligne de la Diskursethik de Jürgen Habermas : « débats participatifs », « gouvernance participative », ou encore « consultations citoyennes en ligne », sans grand espoir toutefois de vivifier la participation indispensable à la légitimation du système20[20].
La décomposition sociale propre à la postmodernité, qui exalte le kaléidoscope des libertés, se traduit, comme on l’a déjà mentionné, par une crise profonde des repères, moraux, historiques, religieux. Mais vue du côté du pouvoir, cette crise est non seulement utile mais encouragée de maintes façons. La période faste de la société de consommation avait déjà connu ce glissement, mais la phase postmoderne qui a suivi est venue achever son effet d’ébranlement. Comme cela a déjà été mentionné, la masse a remplacé le peuple. Dès lors, quoi de plus naturel que de chercher à la contrôler par des moyens techniques adaptés, surtout si la « connexion » permanente des individus est techniquement assurée. La tentation « chinoise » est bien présente, et la logique de développement de la technique ne peut qu’y conduire. Les années Covid ont servi de test. Mais on va certainement plus loin dans la gestion avec la « gouvernementalité algorithmique » et l’argument mining permettant de confier aux machines le soin de prendre les décisions les plus adaptées aux situations et de fournir les discours de justification les plus appropriés[21].
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La modernité appliquée en politique avait permis, après maintes vicissitudes, de faire accepter le mécanisme oligarchique de la représentation, notamment en déclarant ouvert le chemin vers l’intégration à ses rangs de quiconque souhaiterait s’y affilier (dans la pratique, le [17] chemin était rempli d’embûches, sauf pour les « héritiers » décrits par Bourdieu et Passeron). En se développant dans le temps, la réalisation du projet initial a ébranlé ce processus, pour les raisons rappelées ci-dessus. Il reste à attendre que les conséquences en soient tirées. En ce sens, la postmodernité, avec son rêve de désirs individuels infinis, conduit à son propre dépassement. Au terme de cette évolution, on voit mal en effet comment on échapperait, sauf sursaut contre la Machine, comme au XIXe siècle, à la gouvernance par les nombres appliquée aux masses selon la désignation d’Alain Supiot[22], dont la gestion de la lutte contre le Covid-19 nous a fourni quelques signes avant-coureurs, et la Chine un début encore plus inquiétant.
Sous cet angle, la postmodernité apparaît comme une étape et une illusion. Une étape vers la régression totale du concept de politique, laissant place à un capitalisme de surveillance[23] au profit d’une « surhumanité » venant remplacer l’ancienne classe dirigeante. Et une illusion, puisque la plus grande liberté supposée des individus postmodernes naviguant dans le monde au gré de leurs désirs menace sérieusement de s’achever en esclavage.
[1] Version française : Flammarion, 1992.
[2] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964, p. 142.
[3] Précisons, pour éviter les confusions, que le terme « modernité » n’est pas pris ici dans un sens historique général, mais dans le sens particulier du système de pensée et de vie élaboré à partir du XVIe siècle, progressivement développé comme une conception d’ensemble de la vie et du monde.
[4] « C’est en rendant possible un pouvoir d’achat discrétionnaire, en démultipliant l’offre marchande, en créant sans cesse de nouvelles tentations, qu’elle [la société de consommation] a réussi à ruiner les grandes religions séculières ainsi que l’emprise des pouvoirs traditionnels (famille, Eglise, parti politique) sur les vies individuelles » (Gilles Lipovetsky, « L’avénement de l’individu hypermoderne », entretien accordé à Elsa Godart, Cliniques méditerranéennes n. 98, 2018/2, p. 10).
[5] Sur l’ensemble de la période de l’après-1945 jusqu’aux lendemains de mai 1968, l’apport du philosophe Augusto Del Noce est essentiel, en particulier en ce qui concerne la crise du marxisme ; cf. notamment L’époque de la sécularisation (éditions des Syrtes, 2001), spécialement le chapitre « Notes pour une philosophie de la jeunesse » ; voir aussi du même auteur Gramsci ou le « suicide de la révolution » (Cerf, 2010).
[6] J.-F Lyotard, La condition postmoderne, Les éditions de Minuit, 1979, p. 3. Par métarécit, Lyotard entend le discours dominant (supposé accepté par tous) qui, selon lui, a éclaté et qu’il faut remplacer. Oui, mais par quoi ? II parle de contrats temporaires, de consensus locaux.
[7] « L’avénement de l’individu hypermoderne », loc. cit., p. 16.
[8] La description de ces mutations collectives a fait l’objet de nombreux travaux. Parmi ceux-ci, on pourra se reporter à la vaste étude de cas réalisée par l’historien britannique Matthew Fforde, à partir de l’analyse de la société britannique contemporaine : Desocialisation. The crisis of post-modernity (Gabriel, Cheadle Hulme, 2009). Édition française : La désocialisation. Crise de la postmodernité (Cerf, 2012), avec une préface très substantielle de Jean-Pierre Sironneau, anthropologue et spécialiste de l’étude des religions séculières.
[9] Cf. Augusto Del Noce, Gramsci ou le « suicide de la révolution », déjà cité, où le philosophe explique la reconversion du mythe révolutionnaire en contestation visant l’hégémonie culturelle.
[10] Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes (La Table Ronde, 1988). Le sociologue a tendance à voir positivement l’objet de son étude comme un certain retour à la Gemeinschaft (communauté traditionnelle) par opposition à la froide Gesellschaft (la société contractuelle moderne) là où il s’agirait plutôt d’une extension microsociale de l’individualisme moderne. Dans Logique de la domination (1976), il s’était montré plus négatif : « […] vivant dans une grégaire solitude, l’homme de la métropole ne peut se satisfaire de celle-ci que par l’intégration à un modèle où, dans une vie maussade et monotone, la relation sociale, la socialité, est remplacée par des “contacts sociaux” qui ne sont souvent qu’une mise en commun de misères individuelles. La soumission à ce surmoi abstrait ne crée qu’un “unanimisme” qui n’est qu’une parodie de la “communauté de vie et d’amitié” chère à Aristote, qui est même, ainsi qu’on l’a signalé, une manière cathartique de refuser la différence constitutive de la socialité » (op. cit., repris dans le recueil Après la modernité ?, CNRS éditions, 2008, p. 169).
[11] Harvey Cox, The secular city (Princeton University Press, 1965), trad. fr. La cité séculière. Essai théologique sur la sécularisation et l’urbanisation (Casterman, Tournai, 1965). Dans cet ouvrage, le théologien américain mettait en relief la décomposition des relations d’appartenance sociale centrées sur les liens traditionnels, au profit des relations interindividuelles librement choisies, favorisées par l’anonymat des grandes villes.
[12] Sur ce sujet : Yves Charles Zarka, « Le postcolonialisme ou le crime inexpiable de l’Occident », Cités n. 72, 2017/4, pp. 3–8. L’auteur montre que les théories indigénistes de haine indistincte se résumant à celle de l’homme blanc puisent dans leur ensemble dans les thèses de Foucault, Deleuze, Derrida, Gramsci et Heidegger.
[13] Cf. à cet égard Christian Godin, « Excuses et attritions publiques : une nouvelle mode inquisitoriale », Cités n. 45, 20II/I, pp. 141–146. L’auteur s’est inspiré de la distinction théologique entre contrition, vrai regret d’avoir offensé Dieu, et attrition, ou contrition imparfaite fondée sur la seule crainte du châtiment. Ce n’est qu’une autre manière de « lâcher du lest », typique de la politique libérale face à une opposition criarde.
[14] Les slogans des candidats à la dernière élection présidentielle française ont atteint un plancher proche de l’enfouissement, le « Nous tous » du candidat Macron faisant, au mieux, une implicite allusion au film éponyme de célébration « multi-identitaire » de Pierre Pirard, au pire ne voulant rien dire du tout.
[15] « Les formes postmodernes de contrôle social, bien qu’elles se manifestent avec l’intention de créer un “homme nouveau”, ne peuvent cesser d’agir conformément à la nature d’un être rationnel. Par conséquent, dans la mesure où l’homme agit tant sous une motion extérieure qu’intérieure, les mécanismes de contrôle social se sont développés parallèlement. À la différence des formes modernes de pouvoir, centrées sur le contrôle externe, la postmodernité s’est tournée vers des formes internes sans abandonner pour autant les formes externes. Celles-ci ont été “dépersonnalisées” en étant assumées par des moyens de communication et non de façon explicite par le pouvoir visible » (Javier Barraycoa, « Dépersonnalisation et contrôle social dans la société postmoderne. Une approche sociologique », Catholica n. 135, printemps 2017, p. 19).
[16] Selon Dalmacio Negro Pavon, dans La loi de fer de l’oligarchie. Pourquoi le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple est un leurre (L’Artilleur, 2019 ;original : 2015), l’oligarchie est présente en tous régimes, l’aristocratie en étant la forme la plus digne et reconnue. Mais la démocratie étant pensée comme physique sociale et non comme régime réellement politique, œuvre de la vertu de prudence, l’oligarchie y est en même temps clandestine et sans loi.
[17] Pour une genèse et une analyse de ce terme, se reporter à Alain Supiot, La gouvernance par les nombres (Fayard, 2015), 1re partie, chap. 1, 3, « Du gouvernement à la gouvernance ». La nuance contractuelle accordée à ce mot français passé à l’anglais et revenu chargé d’un autre sens permet d’en élargir l’usage aussi bien à la direction des entreprises qu’à la tentative de création d’instances de démocratie locale tout autant qu’aux essais d’implantation d’un pouvoir mondial.
[18] Sur le sujet, voir Jean-Luc Gréau, Le secret néolibéral, Gallimard, coll. « Le Débat », 2020.
[19] Cf. Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, Seuil, coll. « La République des idées », 2006.
[20] Sur ces sujets, signalons un bon état de la question : Laurence Monnoyer-Smith, « La participation en ligne, révélateur d’une évolution des pratiques politiques ? », Participations, n. 1, 2011, pp. 156–185. « Les attentes, écrit-elle, exprimées par certains politistes d’une nouvelle ère de la participation qui viendrait endiguer l’érosion constante d’un électorat qui se détourne des urnes et revivifierait la vie démocratique ont, pour une large part, été déçues » (p. 156).
[21] Cf Samuel Cossette, « Logique, post-politique et automatisation : critique préventive de l’argumentation artificielle », Ticé&Société, vol. 15, 2021/1, pp. 69–96. Ce long article, accessible sur OpenEdition, est à lire avec la plus grande attention.
[22] Alain Supiot a quelques formules nettes sur le sujet, comme celle-ci : « Animée par l’imaginaire cybernétique, la gouvernance ne repose plus, contrairement au gouvernement, sur la subordination des individus, mais sur leur programmation » (op. cit., cf. note I3 supra).
[23] Cf José Meseguer, « Le cybercapitalisme », Catholica n. 148 (été 2020), pp. 30–49, à propos du livre de Shoshana Zuboff, The age of surveillance capitalism.