Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 155 : Poli­tique, après la post­mo­der­ni­té

Article publié le 2 Sep 2022 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les der­nières décen­nies du XXe siècle devaient mar­quer l’en­trée dans une ère de paix uni­ver­selle, annon­cée comme immi­nente par Fran­cis Fukuya­ma, auteur de La fin de l’his­toire et le der­nier homme[1] — pro­phé­tie heu­reuse pro­met­tant la dis­pa­ri­tion des idéo­lo­gies, la fin des conflits majeurs et le triomphe uni­ver­sel de la liber­té dans une socié­té post­po­li­tique. Plu­tôt que de voir dans la période pré­sente un acci­dent de par­cours dans la réa­li­sa­tion de cette annonce, ne pour­rions-nous plu­tôt y trou­ver l’é­cho de ce qu’a­vait entre­vu Max Weber au len­de­main de la Pre­mière Guerre mon­diale : « En tant que sys­tème éco­no­mique, le capi­ta­lisme est deve­nu un sys­tème contrai­gnant, une “cage d’a­cier”. Nul ne sait encore qui, à l’a­ve­nir, habi­te­ra la cage, ni si, à la fin de ce pro­ces­sus gigan­tesque, appa­raî­tront des pro­phètes entiè­re­ment nou­veaux, ou bien une puis­sante renais­sance des pen­ser et des idéaux anciens, ou encore — au cas où rien de cela n’ar­ri­ve­rait — une pétri­fi­ca­tion méca­nique, agré­men­tée d’une sorte de vani­té convul­sive. En tout cas, pour les “der­niers hommes” de ce déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion, ces mots pour­raient se tour­ner en véri­té : “spé­cia­listes sans vision et volup­tueux sans cœur – ce [5] néant s’i­ma­gine avoir gra­vi un degré de l’hu­ma­ni­té jamais atteint jusque-là”[2]. »

La poli­tique moderne a revê­tu les nou­veaux habits de la post­mo­der­ni­té, mais la nature de cette der­nière appelle son propre dépas­se­ment par une nou­velle figure, un au-delà venant ache­ver avec une vio­lence de Lévia­than la des­truc­tion de l’ordre poli­tique, en même temps qu’il met à nu la véri­té pro­fonde du mythe moderne.

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L’a­ban­don de la ver­sion « forte » de la moder­ni­té[3] n’a pas été sou­dain. La crise morale de l’Oc­ci­dent est comme un grand fleuve sou­ter­rain qui a tout sim­ple­ment sui­vi le déve­lop­pe­ment des effets sociaux de la phi­lo­so­phie moderne en action, effets mul­ti­pliés et accé­lé­rés en tous domaines par le bond en avant de la tech­nique — ins­tru­ment et méthode -, par­ti­cu­liè­re­ment dans la guerre et dans l’é­co­no­mie, condui­sant à ébran­ler ce qui demeu­rait stable dans les socié­tés occi­den­tales, sur les plans démo­gra­phique, cultu­rel, géo­gra­phique. L’ap­pa­ri­tion pra­ti­que­ment subite de l’homme-masse (selon le vocable créé par Orte­ga y Gas­set) cou­pé de ses racines spa­tio­tem­po­relles est l’ef­fet direct de ce com­plexe de condi­tions favo­rables. La désar­ti­cu­la­tion des sur­vi­vances de la socié­té tra­di­tion­nelle, le heurt des « reli­gions sécu­lières » — com­mu­nisme, amé­ri­ca­nisme … -, l’ir­rup­tion de la mani­pu­la­tion col­lec­tive éri­gée au rang de science pra­tique et mise en œuvre dans la guerre comme dans la paix, enfin l’ex­pan­sion de la socié­té de consom­ma­tion[4] ont per­mis l’ap­pa­ri­tion d’une nou­velle figure de la moder­ni­té. Paral­lè­le­ment, l’os­si­fi­ca­tion du régime sovié­tique a mani­fes­té la crise interne du com­mu­nisme [6] dans sa forme éta­tique uni­taire, et la nou­velle « phi­lo­so­phie de la jeu­nesse » hédo­niste sur­gis­sant en mai 1968 a pris la relève, ache­vant de créer les condi­tions du bas­cu­le­ment[5]. D’un côté la crise morale a affai­bli les défenses tra­di­tion­nelles encore actives, de l’autre les dénon­cia­tions lucides de ce nou­veau cours des choses ont été pro­gres­si­ve­ment réduites au silence, quand ce ne sont pas elles-mêmes qui se sont tues ; sous ce der­nier rap­port, la ten­ta­tive avor­tée de « dia­logue » avec le monde effec­tuée au moment du concile Vati­can II s’est sol­dée par un échec reten­tis­sant, là où la voix pro­phé­tique de l’É­glise aurait sans doute pu avoir un meilleur écho, sur­tout si elle s’é­tait appuyée sur une ana­lyse de la situa­tion réelle plu­tôt que sur des inter­pré­ta­tions sujettes à cau­tion.

De ces grands chan­ge­ments socio­po­li­tiques est issue la post­mo­der­ni­té, dont une approche rapide consiste à dire qu’elle décom­pose la construc­tion théo­rique et pra­tique éla­bo­rée dans la longue phase moderne qui la pré­cède. Ain­si selon Jean-Fran­çois Lyo­tard, grand intro­duc­teur de la notion dans le champ poli­tique, « en sim­pli­fiant à l’ex­trême, on tient pour “post­mo­derne” l’in­cré­du­li­té à l’é­gard des méta­ré­cits[6] ». La for­mule est effec­ti­ve­ment sim­pli­fi­ca­trice, le pre­mier des « méta­ré­cits » rele­vant de l’ordre pra­tique, de l’art de vivre si l’on peut dire, avec ses impli­ca­tions poli­tiques. Or même s’il modi­fie beau­coup de ses traits, cet ensemble, non seule­ment demeure cohé­rent avec la phase moderne qui le pré­cède, mais, bien plus, il s’é­pa­nouit. Gilles Lipo­vets­ky a à ce pro­pos cri­ti­qué l’u­ti­li­sa­tion du pré­fixe post, qui donne l’im­pres­sion d’un clas­se­ment sans suite. Mais la post­mo­der­ni­té n’est pas la fin de la moder­ni­té, elle est sa nou­velle expres­sion. En se limi­tant à la seule com­pré­hen­sion socio­lo­gique du concept, Lipo­vets­ky induit une com­pré­hen­sion phi­lo­so­phique de ce [7] pas­sage d’une phase à l’autre. « La moder­ni­té ne se limite pas aux fameux “grands récits”. Au plus pro­fond, elle est ce qui a inven­té et déve­lop­pé à par­tir du XVIIIe siècle trois dis­po­si­tifs majeurs : le modèle tech­nos­cien­ti­fique ; le modèle d’une éco­no­mie auto­ré­gu­lée, le mar­ché libé­ral, “la main invi­sible” dont parle Adam Smith ; la culture indi­vi­dua­liste démo­cra­tique. Ce sont ces trois pôles qui consti­tuent à pro­pre­ment par­ler la moder­ni­té et qui ont géné­ré un monde sans pré­cé­dent. Cepen­dant, on l’a vu, la moder­ni­té n’a pas été d’emblée jus­qu’au bout d’elle-même. Ce à quoi nous assis­tons aujourd’­hui, pré­ci­sé­ment, c’est à la levée de ces freins, avec pour effet une moder­ni­sa­tion hyper­tro­phique, expo­nen­tielle[7]. »

Il est pos­sible de conser­ver l’u­sage com­mun de l’ex­pres­sion, mais sans oublier que la nature pro­fonde de la post­mo­der­ni­té est celle qui vient d’être ain­si indi­quée. Il s’a­git d’un mou­ve­ment d’en­semble de dés­in­té­gra­tion des élé­ments de l’an­cienne socié­té ayant résis­té au choc de la moder­ni­té dans sa ver­sion anté­rieure (iden­ti­tés régio­nales, famille, conscience natio­nale…), dés­in­té­gra­tion entraî­nant une grande confu­sion des valeurs et des com­por­te­ments[8]. La crise du mar­xisme, avec son révi­sion­nisme et en par­ti­cu­lier l’é­la­bo­ra­tion théo­rique de Gram­sci[9], a opé­ré une jonc­tion, appa­rem­ment contre-nature, avec l’hé­do­nisme de la socié­té de consom­ma­tion, clai­re­ment illus­trée dans le mou­ve­ment de Mai 68, ouvrant la voie aux nou­velles formes de « récits », carac­té­ri­sées par leur conte­nu essen­tiel­le­ment sub­ver­sif, « décons­truc­tif », entre autres en matière reli­gieuse et morale. À la dif­fé­rence de celles du pas­sé, la recherche de la prise du pou­voir par la révo­lu­tion se trans­forme en action sociale sub­ver­sive visant le consen­sus autour d’une nou­velle façon de conce­voir la vie ache­vant [8] la décom­po­si­tion des restes de la socié­té tra­di­tion­nelle. L’a­vant-garde révo­lu­tion­naire change alors sa base sociale, pas­sant de l’en­ca­dre­ment des masses popu­laires par les par­tis et syn­di­cats « pro­lé­ta­riens » à l’ac­tion sur et par les intel­lec­tuels, les artistes, une sorte d’é­lite pro­mou­vant les nou­velles valeurs. C’est sous ce rap­port que le bou­le­ver­se­ment des mœurs sanc­tion­né en 1968 a consti­tué un véri­table acte révo­lu­tion­naire en même temps qu’il a ser­vi à ren­for­cer le nar­cis­sisme si utile à l’ef­fi­ca­ci­té du capi­ta­lisme en géné­ral.

Dans la même veine, l’at­ta­che­ment au sol, la conscience natio­nale, à la langue, aux tra­di­tions volent en éclats, et ce n’est pas l’ap­pa­rente renais­sance d’un regain d’in­té­rêt pour le ter­roir, les langues locales, les recettes culi­naires tra­di­tion­nelles qui consti­tue une excep­tion. La rai­son fon­da­men­tale en est que l’é­cla­te­ment des grands récits fabri­qués par la moder­ni­té sur les cendres des réa­li­tés tra­di­tion­nelles s’est pro­duit selon les moda­li­tés propres à l’exal­ta­tion, intrin­sèque au pro­jet moderne des ori­gines, de l’in­di­vi­du et de sa libre volon­té. Or, dans cette veine, il y a, certes, la pos­si­bi­li­té de l’a­so­cia­li­té totale, mais aus­si, et bien plus fré­quem­ment, le désir de se consti­tuer de petits cocons conformes à l’a­gré­ment de cha­cun : c’est ce que Michel Maf­fe­so­li a nom­mé les « tri­bus »[10], repre­nant de fait l’a­na­lyse effec­tuée par Har­vey Cox dans La cité sécu­lière[11]. [9]

Ce phé­no­mène « tri­bal » est d’une grande impor­tance pour com­prendre com­ment la mas­si­fi­ca­tion des indi­vi­dus, autre­ment dit leur cou­pure d’a­vec les diverses formes de la socia­bi­li­té natu­relle qui s’a­chèvent dans la com­mu­nau­té poli­tique, se trouve faci­li­tée par la créa­tion d’i­so­lats. Et ceux-ci sont à leur tour consi­dé­ra­ble­ment mul­ti­pliés par les moyens tech­niques (NTIC) per­met­tant l’é­mer­gence des innom­brables réseaux sociaux. Cette der­nière expres­sion est tou­te­fois ambi­guë, pou­vant autant recou­vrir le main­tien de liens natu­rels, fami­liaux notam­ment, dans les condi­tions de dis­per­sion impo­sées par l’é­vo­lu­tion des moda­li­tés du tra­vail, que la mul­ti­pli­ca­tion du phé­no­mène « tri­bal » — cepen­dant dans une dis­pro­por­tion mani­feste au pro­fit de celui-ci, et ce d’au­tant plus faci­le­ment que l’a­no­ny­mat pré­vaut sur ces réseaux.

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Quel ébran­le­ment des struc­tures poli­tiques accom­pagne-t-il, et cause-t-il à son tour une telle réa­li­té ? Pour pro­po­ser une réponse, on pour­ra rete­nir trois aspects : la recom­po­si­tion des « grands récits » plu­tôt que leur dis­pa­ri­tion annon­cée, accom­pa­gnée d’une muta­tion du mili­tan­tisme, la trans­for­ma­tion de l’or­gane éta­tique et la com­plexi­fi­ca­tion des lieux de pou­voir, enfin, la tech­ni­ci­sa­tion géné­rale d’une vie col­lec­tive entraî­née dans un maté­ria­lisme sans issue.

Tout d’a­bord, la post­mo­der­ni­té poli­tique voit l’ef­fon­dre­ment des grands récits. Les vastes syn­thèses « scien­ti­fiques » expli­ca­tives du monde, au pre­mier rang des­quelles l’i­déo­lo­gie léni­niste, ont vécu. Il peut res­ter des traces des anciennes construc­tions, mais elles sont vides de conte­nu, comme c’est le cas du répu­bli­ca­nisme fran­çais, qui n’a­vait de sens qua­si escha­to­lo­gique qu’en rela­tion directe avec l’i­dée de Nation. Lui sur­vit le mythe de la laï­ci­té, non sans dif­fi­cul­tés de cohé­rence. Pour autant, l’i­déo­lo­gie comme méthode demeure, appli­quée à des seg­ments par­ti­cu­liers de la vie col­lec­tive, dont la conco­mi­tance, fac­tuelle ou déli­bé­rée, dépasse la frag­men­ta­tion pour arri­ver fina­le­ment à un cer­tain ensemble arti­cu­lé et conqué­rant, publi­ci­té, com­pli­ci­tés et sur­en­chères déma­go­giques aidant. Si le conte­nu trans­mis sur le mode du dis­cours est faible, fabri­qué pour un temps, la praxis en est beau­coup plus pré­gnante. Elle s’o­père dans une forme vio­lem­ment [10] agres­sive, à par­tir de mino­ri­tés d’a­gi­ta­tion — fémi­nisme révo­lu­tion­naire, reven­di­ca­tions au nom de la diver­si­té, acti­visme éco­lo­gique, racisme anti­blanc[12]. La mul­ti­pli­ca­tion des repen­tances ver­bales vient confor­ter ces bri­co­lages idéo­lo­giques, non sans arrière-pen­sées[13]. Elle s’o­père éga­le­ment sous la forme d’une impré­gna­tion sociale plus silen­cieuse mais mas­sive. Ain­si en va-t-il des slo­gans de la diver­si­té ou de l’in­clu­sion, la com­mu­ni­ca­tion idéo­lo­gique s’o­pé­rant alors plus par images que par dis­cours construits, venant bana­li­ser avec le sou­rire des thé­ma­tiques objec­ti­ve­ment révo­lu­tion­naires. Dans le même temps, l’ère post­mo­derne étant aus­si, en poli­tique, celle de la post­vé­ri­té, la pro­pa­gande élec­to­rale a sui­vi le même cours, vidant pro­gres­si­ve­ment de toute sub­stance intel­lec­tuelle pro­grammes et slo­gans, jus­qu’à atteindre un niveau proche du néant[14]. Au stade des masses, faute d’i­déal conscient et dans les condi­tions d’i­so­le­ment propres à l’ère du tri­ba­lisme numé­rique, il ne reste que l’in­con­sis­tance des jac­que­ries, quel qu’en soit le bien-fon­dé : n’est-ce pas l’une des leçons du mou­ve­ment des « gilets jaunes » appa­ru fin 2018, expri­mant la conco­mi­tance de réac­tions indi­vi­duelles et non l’ac­tion col­lec­tive autour d’un pro­jet pré­cis ? L’é­pi­sode a ain­si révé­lé non seule­ment les effets de la délé­gi­ti­ma­tion des « grands récits » idéo­lo­giques et la qua­si-dis­pa­ri­tion sub­sé­quente des struc­tures d’en­ca­dre­ment — syn­di­cats et par­tis -, mais aus­si l’ef­fet de la dégra­da­tion de l’en­sei­gne­ment et celui du « mas­sage » média­tique, l’une et l’autre mis en œuvre depuis plus d’un demi-siècle de décons­truc­tion, reti­rant aux indi­vi­dus iso­lés le moyen d’in­ter­pré­ter leur situa­tion et de for­mu­ler [11] des réponses à celle-ci. L’abs­ten­tion élec­to­rale, sur­tout chez les plus jeunes qui n’ont connu que cette situa­tion, est un signe très clair de cet état de choses. La démo­cra­tie post­mo­derne a ache­vé de détruire le peuple, dans le sens fort et orga­nique de ce terme.

Ensuite, la post­mo­der­ni­té est aus­si l’é­poque de la trans­mu­ta­tion de l’É­tat. Il est fré­quent d’en­tendre dire que celui-ci, avec l’u­ni­té fonc­tion­nelle qui le carac­té­rise, recule au pro­fit de la « socié­té civile » dans sa diver­si­té, et qu’il se trouve concur­ren­cé par les mul­ti­na­tio­nales à même de s’im­po­ser à lui. Il serait plus judi­cieux de dire que la poli­tique — au sens pre­mier de la pro­mo­tion du bien com­mun des com­mu­nau­tés humaines — recule, mais que l’É­tat, en tant qu’ap­pa­reil de pou­voir, délié de ses obli­ga­tions poli­tiques, se main­tient plus que jamais. Cette évo­lu­tion se com­prend dans un contexte plus géné­ral, celui de la mul­ti­pli­ca­tion des puis­sances finan­cières glo­bales et des nom­breuses ins­tances trans­na­tio­nales, publiques ou pri­vées ; nous trou­vons là l’un des aspects les plus typiques de la post­mo­der­ni­té « liquide » chère à Zyg­munt Bau­man, pas­sant du défi­ni à l’in­dé­fi­ni. L’appareil d’É­tat conserve néan­moins son sta­tut de déten­teur du mono­pole de la vio­lence légi­time, comme la défi­nis­sait Max Weber. S’il reprend les fonc­tions clas­siques de l’É­tat-gen­darme, c’est tou­te­fois dans un cadre bien dif­fé­rent de celui du XIXe siècle. L’ap­pa­reil d’É­tat post­mo­derne est bien loin d’être faible, et cela pour deux séries de rai­sons.

D’une part, si l’É­tat post­na­tio­nal s’est effec­ti­ve­ment désen­ga­gé de pans entiers de l’ac­ti­vi­té « réga­lienne » au pro­fit d’en­tre­prises pri­vées, par un recours mas­sif à l’ex­ter­na­li­sa­tion qui touche tous les domaines, y com­pris la défi­ni­tion des propres mis­sions éta­tiques, ce désen­ga­ge­ment doit être rela­ti­vi­sé par la très forte poro­si­té qui existe désor­mais entre sec­teurs public et pri­vé. Cette poro­si­té est à double sens : si elle signi­fie la sou­mis­sion de l’en­semble des acti­vi­tés éta­tiques aux logiques de mar­ché (et se mani­feste en par­ti­cu­lier par la concur­rence entre les dif­fé­rentes com­po­santes de l’É­tat), elle se tra­duit aus­si par une « éta­ti­sa­tion » mas­sive des acteurs éco­no­miques, non seule­ment parce qu’ils sont sou­mis au res­pect de cahiers des charges admi­nis­tra­tifs pré­cis, mais parce qu’ils dépendent, pour une part tou­jours crois­sante, des com­mandes et sou­tiens directs éta­tiques. En [12] outre, le rela­tif affai­blis­se­ment de ses moyens d’ac­tion est lar­ge­ment com­pen­sé par sa tech­ni­ci­sa­tion : il dis­pose de res­sources accrues pour ren­for­cer son emprise sur la socié­té, entre autres en matière de sur­veillance et de police, le per­fec­tion­ne­ment des tech­niques de contrôle social com­pen­sant, en grande par­tie, le déles­tage de ses forces tra­di­tion­nelles.

D’autre part, au-delà, les moda­li­tés d’ac­tion de l’ap­pa­reil d’É­tat légal-consti­tu­tion­nel ain­si réorien­té, ses moyens paral­lèles sont en fait très élar­gis, par fusion avec des ins­tances de nature diverse, orga­ni­sa­tions trans­na­tio­nales, groupes de pres­sion (ONG) ser­vant sou­vent de para­vents à des jeux d’in­fluence et de cor­rup­tion, puis­sances finan­cières, l’en­semble uti­li­sant des vec­teurs pour les­quels le fait de rele­ver juri­di­que­ment d’un État au sens clas­sique n’a pas d’im­por­tance. Par ce biais, la puis­sance éta­tique exer­cée selon ses moda­li­tés anté­rieures devient sub­si­diaire : elle s’ap­puie, outre sur la contrainte phy­sique et légale, sur la pres­sion psy­chique[15]. Si l’on ajoute à cela que l’ins­ti­tu­tion éta­tique s’af­fran­chit tou­jours plus de ses liens ini­tiaux avec la Nation (au sens moderne du terme), son nou­vel amé­na­ge­ment est tou­jours plus opaque, mais tout sauf faible.

Cet aspect n’est pas réel­le­ment nou­veau, sinon par son ampleur. La loca­li­sa­tion des centres de déci­sion en régime moderne a tou­jours été com­plexe au sein même de l’É­tat-nation. Autre, en effet, est l’ordre consti­tu­tion­nel for­mel, avec sa sépa­ra­tion des pou­voirs, ses règles dûment défi­nies, son for­ma­lisme et le juri­disme tou­jours crois­sant du modèle de l’État de droit (Rule of Law, Rechtss­taat) autre­ment dit sa « trans­pa­rence », autre la réa­li­té paral­lèle des conseils, ren­contres [13] en loges, négo­cia­tions entre par­tis, inéga­li­té de trai­te­ment en fonc­tion de leurs jeux, de rela­tions éta­blies dans le cadre pri­vé, de pro­ces­sus de cor­rup­tion for­mant la trame du fonc­tion­ne­ment réel du ou des pou­voirs qua­li­fiés de « poli­tiques » par conven­tion de lan­gage. Cette dua­li­té entre le légal et le réel est propre, de fait, à la moder­ni­té, du moins dans sa constance et ses pro­por­tions, parce que celle-ci repose sur le ter­reau de la guerre civile à l’in­té­rieur d’une oli­gar­chie[16]. Dans les faits, le modèle de l’É­tat de droit, avec son juri­disme poin­tilleux, est cen­sé demeu­rer l’ins­tru­ment d’exer­cice du pou­voir du peuple sou­ve­rain, pou­voir lui-même délé­gué aux repré­sen­tants, c’est-à-dire aux membres des par­tis et des frac­tions les com­po­sant, qui se livrent à une conti­nuelle guerre intes­tine et sont cen­sés contrô­ler un exé­cu­tif qui, en fait d’exé­cu­ter les mis­sions qui lui sont attri­buées, est lui-même en lutte per­ma­nente pour conqué­rir son auto­no­mie d’ac­tion. Il arrive que tel ou tel sec­teur de l’ad­mi­nis­tra­tion mène sa propre poli­tique, ce qui est pro­pice à la cor­rup­tion, et c’est cela qu’on a ini­tia­le­ment appe­lé l’É­tat pro­fond. Mais l’ex­pres­sion a pris une tout autre dimen­sion depuis le pas­sage à la post­mo­der­ni­té, pour se noyer dans le flou ins­ti­tu­tion­nel de la gou­ver­nance, échap­pant alors de fait aux normes si poin­tilleuses de l’É­tat de droit[17]. Comme celui-ci n’a pas encore été for­mel­le­ment déclas­sé, son exis­tence théo­rique se double d’une sorte de réplique de fait qui en élar­git la puis­sance et les moyens d’ac­tion. En ces temps post­na­tio­naux, à l’ap­pa­reil consti­tu­tion­nel de droit interne se joignent des ins­tances idéo­lo­giques de contrôle — obser­va­toires, think tanks, « ini­tia­tives issues [14] de la socié­té civile » des­ti­nées à faire pres­sion, sur­veiller, dénon­cer, cor­rompre, for­mant un ensemble homo­gène, en sym­biose avec des organes supra­na­tio­naux et inter­na­tio­naux, publics ou pri­vés. Cette nou­velle orga­ni­sa­tion du pou­voir sur la socié­té est com­plexe, dif­fi­ci­le­ment sai­sis­sable de ce fait, mais n’en est pas moins déten­trice du mono­pole de la contrainte. Si à cer­tains égards il est fon­dé de par­ler du déclin de l’É­tat, ce n’est qu’en réfé­rence à une forme anté­rieure, moderne et non post­mo­derne, à base natio­nale et non glo­bale. Tout au contraire, le nou­vel appa­reil éta­tique sort plus puis­sant de la période de déstruc­tu­ra­tion que nous venons de connaître pen­dant un demi-siècle. Il est bien aisé de com­prendre qu’il puisse être un ins­tru­ment fort convoi­té.

Qui donc le convoite aujourd’­hui ? Si dans la phase moderne anté­rieure le capi­ta­lisme indus­triel s’é­tait effor­cé de se l’ap­pro­prier ou de le faire ser­vir aux besoins de son déve­lop­pe­ment, il est deve­nu clair que rien ne peut s’ex­pli­quer dans la période pré­sente sans se tour­ner vers le monde de la finance, de longue date et désor­mais exclu­si­ve­ment trans­na­tio­nal. L’es­sen­tiel de la vie « poli­tique » se ramène aux méca­nismes de pro­duc­tion de mon­naie[18] et de sa dis­tri­bu­tion dans une fuite en avant infla­tion­niste sans limite appa­rente. Les inno­va­tions tech­niques impli­quant des inves­tis­se­ments consi­dé­rables, par exemple sus­cep­tibles d’ai­der à lut­ter contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, les com­pen­sa­tions sous forme appa­rente de prêts aux entre­prises blo­quées par les contraintes sani­taires dis­pro­por­tion­nées des der­nières années, et tant d’autres ini­tia­tives pure­ment spé­cu­la­tives consti­tuent l’ob­jet prin­ci­pal de l’ac­ti­vi­té cou­verte par l’ap­pa­reil éta­tique dans sa forme nou­velle. Il en résulte que sa fonc­tion prin­ci­pale est d’ai­der un ensemble humain limi­té — les hap­py few d’une oli­gar­chie qui est en réa­li­té une plou­to­cra­tie — agis­sant selon un prin­cipe de fuite en avant per­pé­tuelle, comme si celle-ci ne devait plus ren­con­trer d’obs­tacle. Sous ce rap­port, le pas­sage à la post­mo­der­ni­té prend l’as­pect d’une prise [15] de risques insen­sée en même temps que de l’a­ban­don de la moindre prio­ri­té accor­dée au main­tien du bien col­lec­tif[19].

Enfin, un troi­sième aspect carac­té­ris­tique de la poli­tique post­mo­derne est l’ir­rup­tion tou­jours plus pous­sée de la tech­nique numé­rique dans la conduite des organes éta­tiques et dans leurs rap­ports avec les indi­vi­dus. Plu­sieurs motifs concourent à conso­li­der cette ten­dance. Il s’a­git tout d’a­bord d’une évo­lu­tion interne de la tech­nique elle-même qui, en sui­vant sa logique propre, offre des voies conti­nuel­le­ment nou­velles dans beau­coup de domaines, en par­ti­cu­lier mili­taire, finan­cier, com­mer­cial et de contrôle social. Or l’ap­pa­reil éta­tique, en France comme ailleurs, est tra­ver­sé de très longue date par l’es­prit saint-simo­nien, celui d’une tech­no­cra­tie d’ex­perts, mis au ser­vice du capi­ta­lisme, pri­vé ou public selon les périodes, appa­rem­ment dési­déo­lo­gi­sé et pra­ti­quant le culte de l’ef­fi­ca­ci­té. Pour ce qui concerne la France, après la théo­ri­sa­tion ini­tiale de Saint-Simon, d’Au­guste Comte et de leurs dis­ciples, on se sou­vient que le phé­no­mène s’est déve­lop­pé de manière conti­nue, spé­cia­le­ment depuis la der­nière décen­nie avant le der­nier conflit mon­dial, favo­ri­sé après cela par la période de guerre, par l’es­sor du socia­lisme, du gaul­lisme, du néo­li­bé­ra­lisme, enfin par la « construc­tion euro­péenne ». A cette pre­mière grande vague de « moder­ni­sa­tion » est donc venue s’a­jou­ter la révo­lu­tion tech­nique qui, désor­mais, tend à tout englo­ber, trans­for­mant au fur et à mesure l’homme en auxi­liaire de la machine. Or cette évo­lu­tion est l’ap­pui le plus effi­cace appor­té, sans bruit et jus­qu’à pré­sent, dans la fas­ci­na­tion des foules, à une dépo­li­ti­sa­tion en pro­fon­deur, accen­tuant de sur­croît la sépa­ra­tion entre les indi­vi­dus (iso­lés ou fic­ti­ve­ment réunis dans leurs réseaux sociaux). Par le fait même, le régime repré­sen­ta­tif perd pied comme le montre la recherche d’autres formes de par­ti­ci­pa­tion que la « litur­gie » élec­to­rale pério­dique dont l’o­li­gar­chie a eu jus­qu’i­ci besoin tant pour main­te­nir sa posi­tion que pour sta­bi­li­ser ses conflits. On se reporte alors sur la créa­tion de lieux de dia­logue per­met­tant d’as­su­rer le consen­sus, dans [16] la ligne de la Dis­kur­se­thik de Jür­gen Haber­mas : « débats par­ti­ci­pa­tifs », « gou­ver­nance par­ti­ci­pa­tive », ou encore « consul­ta­tions citoyennes en ligne », sans grand espoir tou­te­fois de vivi­fier la par­ti­ci­pa­tion indis­pen­sable à la légi­ti­ma­tion du système20[20].

La décom­po­si­tion sociale propre à la post­mo­der­ni­té, qui exalte le kaléi­do­scope des liber­tés, se tra­duit, comme on l’a déjà men­tion­né, par une crise pro­fonde des repères, moraux, his­to­riques, reli­gieux. Mais vue du côté du pou­voir, cette crise est non seule­ment utile mais encou­ra­gée de maintes façons. La période faste de la socié­té de consom­ma­tion avait déjà connu ce glis­se­ment, mais la phase post­mo­derne qui a sui­vi est venue ache­ver son effet d’é­bran­le­ment. Comme cela a déjà été men­tion­né, la masse a rem­pla­cé le peuple. Dès lors, quoi de plus natu­rel que de cher­cher à la contrô­ler par des moyens tech­niques adap­tés, sur­tout si la « connexion » per­ma­nente des indi­vi­dus est tech­ni­que­ment assu­rée. La ten­ta­tion « chi­noise » est bien pré­sente, et la logique de déve­lop­pe­ment de la tech­nique ne peut qu’y conduire. Les années Covid ont ser­vi de test. Mais on va cer­tai­ne­ment plus loin dans la ges­tion avec la « gou­ver­ne­men­ta­li­té algo­rith­mique » et l’argu­ment mining per­met­tant de confier aux machines le soin de prendre les déci­sions les plus adap­tées aux situa­tions et de four­nir les dis­cours de jus­ti­fi­ca­tion les plus appro­priés[21].

* * *

La moder­ni­té appli­quée en poli­tique avait per­mis, après maintes vicis­si­tudes, de faire accep­ter le méca­nisme oli­gar­chique de la repré­sen­ta­tion, notam­ment en décla­rant ouvert le che­min vers l’in­té­gra­tion à ses rangs de qui­conque sou­hai­te­rait s’y affi­lier (dans la pra­tique, le [17] che­min était rem­pli d’embûches, sauf pour les « héri­tiers » décrits par Bour­dieu et Pas­se­ron). En se déve­lop­pant dans le temps, la réa­li­sa­tion du pro­jet ini­tial a ébran­lé ce pro­ces­sus, pour les rai­sons rap­pe­lées ci-des­sus. Il reste à attendre que les consé­quences en soient tirées. En ce sens, la post­mo­der­ni­té, avec son rêve de dési­rs indi­vi­duels infi­nis, conduit à son propre dépas­se­ment. Au terme de cette évo­lu­tion, on voit mal en effet com­ment on échap­pe­rait, sauf sur­saut contre la Machine, comme au XIXe siècle, à la gou­ver­nance par les nombres appli­quée aux masses selon la dési­gna­tion d’A­lain Supiot[22], dont la ges­tion de la lutte contre le Covid-19 nous a four­ni quelques signes avant-cou­reurs, et la Chine un début encore plus inquié­tant.

Sous cet angle, la post­mo­der­ni­té appa­raît comme une étape et une illu­sion. Une étape vers la régres­sion totale du concept de poli­tique, lais­sant place à un capi­ta­lisme de sur­veillance[23] au pro­fit d’une « sur­hu­ma­ni­té » venant rem­pla­cer l’an­cienne classe diri­geante. Et une illu­sion, puisque la plus grande liber­té sup­po­sée des indi­vi­dus post­mo­dernes navi­guant dans le monde au gré de leurs dési­rs menace sérieu­se­ment de s’a­che­ver en escla­vage.

[1] Ver­sion fran­çaise : Flam­ma­rion, 1992.

[2] Max Weber, L’é­thique pro­tes­tante et l’es­prit du capi­ta­lisme, Plon, 1964, p. 142.

[3] Pré­ci­sons, pour évi­ter les confu­sions, que le terme « moder­ni­té » n’est pas pris ici dans un sens his­to­rique géné­ral, mais dans le sens par­ti­cu­lier du sys­tème de pen­sée et de vie éla­bo­ré à par­tir du XVIe siècle, pro­gres­si­ve­ment déve­lop­pé comme une concep­tion d’en­semble de la vie et du monde.

[4] « C’est en ren­dant pos­sible un pou­voir d’a­chat dis­cré­tion­naire, en démul­ti­pliant l’offre mar­chande, en créant sans cesse de nou­velles ten­ta­tions, qu’elle [la socié­té de consom­ma­tion] a réus­si à rui­ner les grandes reli­gions sécu­lières ain­si que l’emprise des pou­voirs tra­di­tion­nels (famille, Eglise, par­ti poli­tique) sur les vies indi­vi­duelles » (Gilles Lipo­vets­ky, « L’avénement de l’in­di­vi­du hyper­mo­derne », entre­tien accor­dé à Elsa Godart, Cli­niques médi­ter­ra­néennes n. 98, 2018/2, p. 10).

[5] Sur l’en­semble de la période de l’a­près-1945 jus­qu’aux len­de­mains de mai 1968, l’ap­port du phi­lo­sophe Augus­to Del Noce est essen­tiel, en par­ti­cu­lier en ce qui concerne la crise du mar­xisme ; cf. notam­ment L’é­poque de la sécu­la­ri­sa­tion (édi­tions des Syrtes, 2001), spé­cia­le­ment le cha­pitre « Notes pour une phi­lo­so­phie de la jeu­nesse » ; voir aus­si du même auteur Gram­sci ou le « sui­cide de la révo­lu­tion » (Cerf, 2010).

[6] J.-F Lyo­tard, La condi­tion post­mo­derne, Les édi­tions de Minuit, 1979, p. 3. Par méta­ré­cit, Lyo­tard entend le dis­cours domi­nant (sup­po­sé accep­té par tous) qui, selon lui, a écla­té et qu’il faut rem­pla­cer. Oui, mais par quoi ? II parle de contrats tem­po­raires, de consen­sus locaux.

[7] « L’a­vé­ne­ment de l’in­di­vi­du hyper­mo­derne », loc. cit., p. 16.

[8] La des­crip­tion de ces muta­tions col­lec­tives a fait l’ob­jet de nom­breux tra­vaux. Par­mi ceux-ci, on pour­ra se repor­ter à la vaste étude de cas réa­li­sée par l’his­to­rien bri­tan­nique Mat­thew Fforde, à par­tir de l’a­na­lyse de la socié­té bri­tan­nique contem­po­raine : Deso­cia­li­sa­tion. The cri­sis of post-moder­ni­ty (Gabriel, Cheadle Hulme, 2009). Édi­tion fran­çaise : La déso­cia­li­sa­tion. Crise de la post­mo­der­ni­té (Cerf, 2012), avec une pré­face très sub­stan­tielle de Jean-Pierre Siron­neau, anthro­po­logue et spé­cia­liste de l’é­tude des reli­gions sécu­lières.

[9] Cf. Augus­to Del Noce, Gram­sci ou le « sui­cide de la révo­lu­tion », déjà cité, où le phi­lo­sophe explique la recon­ver­sion du mythe révo­lu­tion­naire en contes­ta­tion visant l’hé­gé­mo­nie cultu­relle.

[10] Michel Maf­fe­so­li, Le temps des tri­bus. Le déclin de l’in­di­vi­dua­lisme dans les socié­tés post­mo­dernes (La Table Ronde, 1988). Le socio­logue a ten­dance à voir posi­ti­ve­ment l’ob­jet de son étude comme un cer­tain retour à la Gemein­schaft (com­mu­nau­té tra­di­tion­nelle) par oppo­si­tion à la froide Gesell­schaft (la socié­té contrac­tuelle moderne) là où il s’a­gi­rait plu­tôt d’une exten­sion micro­so­ciale de l’in­di­vi­dua­lisme moderne. Dans Logique de la domi­na­tion (1976), il s’é­tait mon­tré plus néga­tif : « […] vivant dans une gré­gaire soli­tude, l’homme de la métro­pole ne peut se satis­faire de celle-ci que par l’in­té­gra­tion à un modèle où, dans une vie maus­sade et mono­tone, la rela­tion sociale, la socia­li­té, est rem­pla­cée par des “contacts sociaux” qui ne sont sou­vent qu’une mise en com­mun de misères indi­vi­duelles. La sou­mis­sion à ce sur­moi abs­trait ne crée qu’un “una­ni­misme” qui n’est qu’une paro­die de la “com­mu­nau­té de vie et d’a­mi­tié” chère à Aris­tote, qui est même, ain­si qu’on l’a signa­lé, une manière cathar­tique de refu­ser la dif­fé­rence consti­tu­tive de la socia­li­té » (op. cit., repris dans le recueil Après la moder­ni­té ?, CNRS édi­tions, 2008, p. 169).

[11] Har­vey Cox, The secu­lar city (Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press, 1965), trad. fr. La cité sécu­lière. Essai théo­lo­gique sur la sécu­la­ri­sa­tion et l’ur­ba­ni­sa­tion (Cas­ter­man, Tour­nai, 1965). Dans cet ouvrage, le théo­lo­gien amé­ri­cain met­tait en relief la décom­po­si­tion des rela­tions d’ap­par­te­nance sociale cen­trées sur les liens tra­di­tion­nels, au pro­fit des rela­tions inter­in­di­vi­duelles libre­ment choi­sies, favo­ri­sées par l’a­no­ny­mat des grandes villes.

[12] Sur ce sujet : Yves Charles Zar­ka, « Le post­co­lo­nia­lisme ou le crime inex­piable de l’Oc­ci­dent », Cités n. 72, 2017/4, pp. 3–8. L’au­teur montre que les théo­ries indi­gé­nistes de haine indis­tincte se résu­mant à celle de l’homme blanc puisent dans leur ensemble dans les thèses de Fou­cault, Deleuze, Der­ri­da, Gram­sci et Hei­deg­ger.

[13] Cf. à cet égard Chris­tian Godin, « Excuses et attri­tions publiques : une nou­velle mode inqui­si­to­riale », Cités n. 45, 20II/I, pp. 141–146. L’au­teur s’est ins­pi­ré de la dis­tinc­tion théo­lo­gique entre contri­tion, vrai regret d’a­voir offen­sé Dieu, et attri­tion, ou contri­tion impar­faite fon­dée sur la seule crainte du châ­ti­ment. Ce n’est qu’une autre manière de « lâcher du lest », typique de la poli­tique libé­rale face à une oppo­si­tion criarde.

[14] Les slo­gans des can­di­dats à la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle fran­çaise ont atteint un plan­cher proche de l’en­fouis­se­ment, le « Nous tous » du can­di­dat Macron fai­sant, au mieux, une impli­cite allu­sion au film épo­nyme de célé­bra­tion « mul­ti-iden­ti­taire » de Pierre Pirard, au pire ne vou­lant rien dire du tout.

[15] « Les formes post­mo­dernes de contrôle social, bien qu’elles se mani­festent avec l’in­ten­tion de créer un “homme nou­veau”, ne peuvent ces­ser d’a­gir confor­mé­ment à la nature d’un être ration­nel. Par consé­quent, dans la mesure où l’homme agit tant sous une motion exté­rieure qu’in­té­rieure, les méca­nismes de contrôle social se sont déve­lop­pés paral­lè­le­ment. À la dif­fé­rence des formes modernes de pou­voir, cen­trées sur le contrôle externe, la post­mo­der­ni­té s’est tour­née vers des formes internes sans aban­don­ner pour autant les formes externes. Celles-ci ont été “déper­son­na­li­sées” en étant assu­mées par des moyens de com­mu­ni­ca­tion et non de façon expli­cite par le pou­voir visible » (Javier Bar­ray­coa, « Déper­son­na­li­sa­tion et contrôle social dans la socié­té post­mo­derne. Une approche socio­lo­gique », Catho­li­ca n. 135, prin­temps 2017, p. 19).

[16] Selon Dal­ma­cio Negro Pavon, dans La loi de fer de l’o­li­gar­chie. Pour­quoi le gou­ver­ne­ment du peuple, par le peuple et pour le peuple est un leurre (L’Ar­tilleur, 2019 ;ori­gi­nal : 2015), l’o­li­gar­chie est pré­sente en tous régimes, l’a­ris­to­cra­tie en étant la forme la plus digne et recon­nue. Mais la démo­cra­tie étant pen­sée comme phy­sique sociale et non comme régime réel­le­ment poli­tique, œuvre de la ver­tu de pru­dence, l’o­li­gar­chie y est en même temps clan­des­tine et sans loi.

[17] Pour une genèse et une ana­lyse de ce terme, se repor­ter à Alain Supiot, La gou­ver­nance par les nombres (Fayard, 2015), 1re par­tie, chap. 1, 3, « Du gou­ver­ne­ment à la gou­ver­nance ». La nuance contrac­tuelle accor­dée à ce mot fran­çais pas­sé à l’an­glais et reve­nu char­gé d’un autre sens per­met d’en élar­gir l’u­sage aus­si bien à la direc­tion des entre­prises qu’à la ten­ta­tive de créa­tion d’ins­tances de démo­cra­tie locale tout autant qu’aux essais d’im­plan­ta­tion d’un pou­voir mon­dial.

[18] Sur le sujet, voir Jean-Luc Gréau, Le secret néo­li­bé­ral, Gal­li­mard, coll. « Le Débat », 2020.

[19] Cf. Daniel Cohen, Trois leçons sur la socié­té post-indus­trielle, Seuil, coll. « La Répu­blique des idées », 2006.

[20] Sur ces sujets, signa­lons un bon état de la ques­tion : Lau­rence Mon­noyer-Smith, « La par­ti­ci­pa­tion en ligne, révé­la­teur d’une évo­lu­tion des pra­tiques poli­tiques ? », Par­ti­ci­pa­tions, n. 1, 2011, pp. 156–185. « Les attentes, écrit-elle, expri­mées par cer­tains poli­tistes d’une nou­velle ère de la par­ti­ci­pa­tion qui vien­drait endi­guer l’é­ro­sion constante d’un élec­to­rat qui se détourne des urnes et revi­vi­fie­rait la vie démo­cra­tique ont, pour une large part, été déçues » (p. 156).

[21] Cf Samuel Cos­sette, « Logique, post-poli­tique et auto­ma­ti­sa­tion : cri­tique pré­ven­tive de l’ar­gu­men­ta­tion arti­fi­cielle », Ticé&Société, vol. 15, 2021/1, pp. 69–96. Ce long article, acces­sible sur Ope­nE­di­tion, est à lire avec la plus grande atten­tion.

[22] Alain Supiot a quelques for­mules nettes sur le sujet, comme celle-ci : « Ani­mée par l’i­ma­gi­naire cyber­né­tique, la gou­ver­nance ne repose plus, contrai­re­ment au gou­ver­ne­ment, sur la subor­di­na­tion des indi­vi­dus, mais sur leur pro­gram­ma­tion » (op. cit., cf. note I3 supra).

[23] Cf José Mese­guer, « Le cyber­ca­pi­ta­lisme », Catho­li­ca n. 148 (été 2020), pp. 30–49, à pro­pos du livre de Sho­sha­na Zuboff, The age of sur­veillance capi­ta­lism.

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