Numéro 156 : La fabrique des droits
L’histoire des droits de l’homme montre que, s’ils s’inspirent de l’esprit général des Lumières et de la philosophie moderne en général, ils sont surtout une construction idéologique, un assemblage d’idées destiné à étayer une pratique. Et cette construction est un travail qui témoigne des grandes étapes de la modernité. Bien que la première déclaration en forme solennelle des droits ait été celle de la Virginie, en 1776, il semble fondé de voir dans la Déclaration de 1789, votée dès la première phase du processus révolutionnaire français, un texte fondateur. Rappelons que ce texte forme le préambule de l’actuelle Constitution de la Ve République. Il est important de s’arrêter sur le sens du mot « déclaration ». On peut évidemment lui donner celui d’une communication d’intention, de l’officialisation d’un nouvel état de choses porté à la connaissance de tous, un acte, donc, de publication. En ce premier sens, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen exprime effectivement l’intention de faire respecter dans le régime nouveau qu’ils instaurent certains principes jugés fondamentaux par ses auteurs, certaines valeurs communes cohérentes avec la conception politique et l’anthropologie du libéralisme philosophique des Lumières. S’en tenir à ce sens formel serait cependant très insuffisant et ferait même omettre l’essentiel. Cet essentiel réside dans le caractère instituant de la Déclaration, prétendant rien moins que créer un nouvel ordre de choses fondé sur l’idée moderne de la liberté humaine, individuelle ou collective. Ce présupposé se retrouve dans la première partie du titre de la Déclaration, les droits de l’homme, en général ; l’essentiel, qui est toutefois d’ordre politique, est explicité dans la deuxième partie, les droits du citoyen. Cette dissociation abstraite est à l’origine d’un double mécanisme social, selon que l’accent est mis sur l’un ou l’autre des deux termes. Ainsi, la Déclaration comporte un préambule, qui évoque précisément les « droits naturels », autrement dit ceux de l’homme individuel : « Les représentants du Peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme […]. » Mais de quels droits naturels s’agit-il ? Il ne fait aucun doute que les constituants adhéraient sans discussion à la manière de les entendre développée dès l’aube de la pensée moderne, et admise en évidence depuis Hobbes, Locke et Rousseau. « Le droit naturel », écrit le plus cynique des trois, Hobbes, dans le chapitre XIV du Léviathan, « est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie. » C’est le point de départ obligé du contrat social, expression à prendre dans son sens strict, qui fait de la société une option de la volonté des individus, quitte à trouver, dit Rousseau, « une forme d’association […] par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ? Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution[1] ». « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation », lit-on dans la première phrase de l’article 3 de la Déclaration. La souveraineté ainsi alléguée correspond à l’autonomie de la volonté, au sens kantien, mais plus encore à la collectivisation de celle-ci, conformément à la « solution » de Rousseau. Une autre sentence renforce l’idée, dans la deuxième phrase de l’article 3 : « Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » On remarque le caractère potentiellement illimité de l’affirmation, l’autorité, même individuelle – du père sur les enfants, du chef sur les subordonnés… –, relevant ultimement de la volonté collective.
Quelques autres articles pourraient être interprétés comme un renvoi à la notion de justice, qui dépasse le vouloir des individus : l’article 9 – « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi » ; ou encore l’article 13 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » Dans un sens analogue, l’article 17 affirme que « la propriété est un droit inviolable et sacré ». Mais dans tous ces cas, l’ambiguïté est levée par le contexte politique de l’époque, méfiant envers tout acte d’autorité autre que ce qui a été défini dans l’article 3, in fine, et de manière plus symbolique encore, dans la « liberté de conscience » posée dans l’article 10.
Ainsi vont les droits de l’homme. Mais il y a aussi les droits du citoyen, c’est-à-dire, dans le contexte de la fondation du régime nouveau, de ceux qui entendent se partager l’exercice du pouvoir. Si la Déclaration témoigne clairement d’un point d’arrivée de la philosophie politique moderne, qui s’exprime sous la forme d’une affirmation d’ordre général (les droits de l’homme), elle a surtout, du point de vue pratique, le sens d’une convention, d’accord fondateur d’un nouveau régime, sur la base de quelques « piliers », une sorte de programme commun : celui-ci vient évidemment en application des principes anthropologiques déjà mentionnés, et en constitue l’application au domaine, très concret, du pouvoir et de son partage. Si la souveraineté appartient à la Nation, il faut bien en expliciter les modalités entre maîtres du jeu politique : la propriété absolutisée, la sûreté et la résistance à l’oppression, termes associés qui légitiment d’avance l’ordre policier autant que son contraire. C’est autour de ces quelques principes que s’établit, à l’été 1789, un consensus entre tous ceux qui aspirent à se libérer du joug de la royauté et du principe philosophique et théologique sur lequel celle-ci s’appuie, la référence initiale à l’Être suprême (mais qui est-il ?) ayant, en regard, un caractère dérisoire[2].
La Déclaration rend manifeste l’opinion commune dominant désormais au sein de l’élite intellectuelle, aristocratique, bourgeoise et, partiellement du moins, ecclésiastique, résultant de la longue et progressive imprégnation des idées philosophiques élaborées et mises en forme dans les décennies précédentes, répandues dans des foyers de diffusion allant des loges maçonniques et des salons mondains aux circuits de diffusion de grossiers libelles dans le peuple. Vue ainsi, la Déclaration représente le terme d’un véritable mécanisme social. Mais elle en ouvre aussi la voie à un autre, du fait de son exemplarité, du fait aussi des modifications inéluctables des rapports de force dans la définition des termes du consensus qui lui a permis de naître. En France, les déclarations de droits n’ont ainsi cessé de muer au gré des changements politiques. La période révolutionnaire française a battu des records en ce domaine, en nombre de textes et en accélération. Dès le commencement, le sort de la Déclaration du 27 août 1789 se voit ébranlé par le processus révolutionnaire dont elle a été l’une des premières étapes inaugurales. Elle disparaît après le 10 août 1792, reparaît dans la forme révolutionnaire rédigée par Condorcet en mai 1793, amendée et durcie par les jacobins de la « Montagne », et alors inscrite en tête de la Constitution du 24 juin suivant, pour ne tenir cependant que jusqu’à la mort de Robespierre. La nouvelle Constitution « thermidorienne » (22 août 1795) « droitise » la version de 1789 en y introduisant des devoirs. Bien d’autres versions ont été produites par la suite, comme celle de la République cisalpine (22 août 1797), celle de la IIe République (4 novembre 1848), aux accents encore plus modérés et, un siècle plus tard, le préambule de la Constitution de la IVe République, du 27 octobre 1946, avant d’en revenir en 1958 au texte initial de 1789, servant désormais de préambule à la Constitution actuellement en vigueur[3]. La lecture de tous ces textes montre à quel point la nature politico-juridique de multiples proclamations demeure foncièrement la même au-delà des différences tenant à la succession des conjonctures politiques.
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La formulation en termes de droits de l’homme et (surtout) du citoyen, demeure constante en France jusqu’aujourd’hui, mais une autre formulation est cependant apparue dans le langage politique en termes plus généraux de droits humains, correspondant aux « droits de l’homme » posés en base philosophique de la Déclaration de 1789. Cette acception s’est principalement diffusée sous l’influence de Locke plutôt que de Rousseau, et prétend à l’universalité.
Ces droits humains peuvent avoir deux acceptions. Ils ne représentent pas une base pratique, un tronc commun de principes autour desquels s’accordent les protagonistes du système né de la Révolution
– l’essentiel étant pour eux la règle permettant de se distribuer le pouvoir, un pacte fixant certains freins au combat permanent entre factions –, mais plutôt une conception philosophique de l’être humain considérée par eux comme acquise, et posée en surplomb des rivalités partisanes. Chacun sait que c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que cette approche en termes philosophiques voulus comme universels est venue se superposer au contenu des déclarations existant jusque-là. Celles-ci sont censées traduire les volontés collectives de chaque entité politique, même si elles présupposent une conception particulière de l’être humain et de sa liberté ; c’est d’ailleurs pourquoi elles précèdent physiquement les textes constitutionnels. Tandis que, à partir de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la langue anglaise introduit plus clairement le glissement de sens : Human rights universal declaration. Les déclarations liées aux constitutions des divers États, y compris les plus récentes, continuent d’être des conventions ou des pactes entre forces politiques, mais en amont viennent se placer, depuis 1948, une, puis des conventions entre philosophies, religions et idéologies distinctes ou opposées, formulant, ou prétendant accepter une sorte de dénominateur commun. Tel fut bien le cas de la Déclaration universelle liée à la Charte des Nations Unies, souscrite par l’ensemble des pays membre de l’ONU – sauf l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud –, Jacques Maritain étant son principal promoteur. Ce dernier avait distingué entre les « justifications rationnelles », jugées, à juste titre, inconciliables, et les « conclusions pratiques » pouvant faire l’objet d’un accord possible – au moins sur les mots. Tel fut l’esprit dans lequel a été rédigée la Charte[4].
D’autres déclarations sont venues s’ajouter, au fil du temps, dans la même veine formelle. C’est ainsi qu’a commencé de se produire un phénomène de multiplication de textes de portée universelle, supranationale ou simplement nationale : la Déclaration des droits de l’enfant (Genève, 1924, ONU, 1959), la Convention européenne des droits de l’homme (1950), la Déclaration des droits des personnes handicapées (ONU, 1975), la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992), la Charte des droits fondamentaux de l’UE (2000), la Charte (française) de l’environnement (2004, constitutionnalisée en 2005). Plus on prend connaissance de ce genre de textes, plus on est frappé par leur caractère de généralité ouvrant la voie à une multiplicité d’interprétations, donc aussi de conflits, d’autant plus qu’éclate aussi leur forte imprégnation idéologique[5].
Ainsi, au fil du temps, se confirme la nature factice des proclamations en termes de droits humains, liées à la complexité des relations internationales, mais aussi aux jeux des groupes de pression au service d’intérêts inavoués. Et pourtant là ne s’arrête pas le processus. Car après les droits de l’homme et du citoyen et les droits humains arrive maintenant, dans le dernier avatar de la postmodernité, la revendication des droits, sans autre fondement que l’affirmation d’un désir ou d’une volonté subjectifs. Ainsi se précise un mécanisme social proportionné à la complexité du régime postmoderne finissant, même s’il reste le même dans son principe : diffusion active d’idées initialement élaborées en petits cercles, puis répandues par un militantisme actif, finissant par créer les bases d’un mouvement d’opinion orchestré par les médias, financement par des organismes intéressés plus ou moins directement à la prise en compte collective des thèmes ainsi introduits, jeu de surenchères entre cliques et partis, finalement inscription dans les textes de lois, ouverture d’un processus ultérieur pour autant que les moyens d’influence sociale le permettent, et ainsi de suite. Tout le monde connaît maintenant ce genre de mécanisme, qui ne saurait s’arrêter sans rupture majeure dans le système institutionnel qui le porte.
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Les droits humains, dans le climat relativiste et agnostique inhérent à la modernité, tendent alors à se muer en une forêt incontrôlable de droits, théoriquement définis et délimités par chaque particule élémentaire du corps social, et pratiquement utilisés comme instruments de combat. Ce climat, aujourd’hui perçu par tous, ne constitue que l’un des aspects de la fabrique des droits[6].
Cette dernière s’opère sous la forme d’une extension, voire d’une transformation du sens de la notion classique des droits privés subjectifs (créance, propriété, jouissance, etc.), progressivement étendus au droit public, c’est-à-dire aux rapports avec l’administration et avec l’appareil d’État en général. Dans la grande transformation postmoderne, le phénomène s’est considérablement étendu, donnant lieu à une nouvelle construction conceptuelle propre au droit public, la « subjectivation du droit[7] ». Ainsi sont apparus toutes sortes de droits sectoriels, depuis le droit au logement, le droit à la scolarisation en milieu ordinaire des enfants handicapés, le droit de comprendre les documents administratifs, le droit à un traitement adapté en matière de santé, le droit à l’égalité des chances (fondant l’inégalité de traitement, selon le principe américain de l’affirmative action)… Cette multiplication de droits s’harmonise, d’une part, avec la proclamation des droits humains déjà mentionnés, d’autre part avec le démantèlement postmoderne de l’organisation institutionnelle de la phase antérieure de la modernité.
Il résulte de cette tendance toujours plus confirmée une perplexité des juristes. Ainsi Jacques Chevallier, qui considère que « la culture des droits » est une « refondation de l’État de droit », passant d’une universalité des normes applicables également à tous sous la vigilance du juge, à l’opposabilité des revendications individuelles et communautaires aux mêmes règles. Dans un premier temps, le juriste n’hésite pas à parler d’une refondation du système normatif, mais il en voit surtout les conséquences à terme, à savoir que « la prolifération des droits subjectifs, inhérente à la culture des droits, a pour effet de les banaliser et aboutit à multiplier les conflits de droits ; quant aux conditions de concrétisation des droits, elles tendent à relativiser leur portée et à réduire leur prétention à l’universalité. Ferment de renouvellement de l’État de droit, l’État des droits peut être aussi, et paradoxalement, le signe avant-coureur de sa dégénérescence[8] ».
Le sort des droits de l’homme (en tant que philosophie générale du système dominant) est désormais toujours plus précaire, ce qui suscite la gêne de nombre de juristes, pris de court devant les conséquences sociopolitiques du passage à la postmodernité et à son au-delà imprévisible. La longue citation qui suit en donne bien la mesure. « Le mécanisme démocratique se retrouve, en effet, au cœur d’une tension entre revendications individuelles et revendications sectorielles aboutissant à une crise de la généralité. Surtout, cette marée montante des demandes se moule dans une logique de reconnaissance juridique, au sens propre, incluant donc leur dimension d’opposabilité judiciaire. On assiste, du coup, à une multiplication des droits, tantôt difficiles à traduire dans la norme générale, tantôt difficiles à rendre justiciables par des tribunaux. En épousant cette grammaire spécifique, l’émergence de nouveaux “droits” fragilise les vieilles catégories de la dogmatique, construites autour de l’idée de sujet de droit. Par rapport aux contre-pouvoirs institutionnels classiques, les référentiels d’analyse diffèrent. Ils s’identifient davantage aux aspirations de la “société civile” qu’aux volontés du peuple souverain ; ils ne se placent pas a priori sur les rails de l’intérêt général mais empruntent volontiers ceux des “intérêts sectoriels” ou “minoritaires”, entendus avant tout comme ceux des exclus, des non-représentés du système politique ; ils privilégient d’autres critères de légitimité que l’élection : le “terrain”, ou encore le vécu, l’expertise concrète. Le contrepoids au parti ou à la coalition majoritaire prend là un nouveau visage, moins dans une physique de l’équilibre ou de la limitation que comme une pointe hétérocentrique. Des groupements – plutôt que les “groupes” identifiés jadis par une certaine sociologie – sociaux apparaissent comme l’expression d’une citoyenneté active mais aussi dissidente, du moins du modèle électoral-représentatif traditionnel[9]. »
Cette gêne dans l’ordre de la doctrine juridique, et plus encore le doute sur la pérennité du mythe consensualiste de type habermassien, s’expriment sous des formes différentes chez d’autres auteurs.
Danièle Lochak[10] considère ainsi le caractère mutable du contenu des droits de l’homme, évoluant au gré des circonstances. Ce point de départ philosophique est capital pour venir démentir une universalité factice, reposant sur une conception purement pragmatique de l’ordre humain, sans référence à la métaphysique de l’être. L’ancienne militante de la Ligue des droits de l’homme confirme une vérité profonde : les droits de l’homme, de définition et d’extension mouvantes, sont par nature le moteur d’un mécanisme social de remise en question permanente. Elle remarque en conséquence que si, actuellement, prévaut l’idée de dignité humaine, celle-ci est tout aussi mal établie que les droits de l’homme de l’époque antérieure, et d’une facticité totale dans le kaléidoscope postmoderne des idées[11]. On notera que la tentative d’insertion du discours ecclésial dans la rhétorique des droits humains – posés comme constants et universels –à la suite du concile Vatican II, et l’insistance sur les « valeurs non négociables » que Benoît XVI croyait pouvoir faire accepter par tous, se sont soldées par un échec total. Cela n’a rien d’étonnant, l’insertion dans un jeu conceptuel par nature relativiste et champ d’une féroce lutte idéologique retire toute pertinence à la tentative.
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D’un point de vue théorique, une telle situation a l’avantage de révéler la vacuité de la conception moderne de la liberté, définie abstraitement de toute fin. Implicitement, celle-ci conduit tout droit à la guerre de tous contre tous.
Pierre Manent avait abordé le sujet il y a quelques années dans La loi naturelle et les droits de l’homme. Il s’arrêtait sur la principale proposition du libéralisme philosophique, dans sa version la plus contemporaine : « l’homme est l’être qui a des droits », à laquelle il en opposait d’autres, telles « l’homme est la créature de Dieu » ou « l’homme est un animal politique. »[12] Or, poursuivait-il, en renvoyant à l’article 1er de la Déclaration de 1789 – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » –, l’universalité de la formule implique l’indétermination des droits, en conséquence de quoi « quels que soient les arrangements concrets que les hommes mettent en œuvre, ils sont d’avance exposés à une contestation ou une revendication qui n’a de limites ni du côté du sujet de droit ni du côté de la matière des droits[13] ».
La dérive actuelle ne révèle pas que ce constat théorique. Elle ouvre grandes les portes aux déviations et aux manipulations.
La première déviation constatable aujourd’hui est le renforcement du « gouvernement des juges », tentation déjà existante dans le cadre conflictuel causé par la séparation des pouvoirs, aggravée dès lors que la justice outrepasse sa fonction constitutionnelle. Anne-Marie Le Pourhiet note ainsi, à propos des juges européens : « Plus grave encore, sur le fondement d’un article de traité énumérant une succession de “valeurs” non reliées entre elles et dépourvues de toute articulation logique, ouvrant la porte à une interprétation parfaitement subjective, l’on en vient à condamner un État pour des lois constitutionnelles ou ordinaires pourtant adoptées par un gouvernement démocratique librement choisi. Lesdits juges reconnaissent d’ailleurs explicitement qu’ils n’interprètent pas le texte constitutionnel ou conventionnel en fonction de la volonté de ceux qui l’ont adopté, mais en fonction des “évolutions de la société” qu’ils jugent bonnes. Il arrive même aux cours européennes d’utiliser, pour leur interprétation des traités, des normes internationales étrangères au texte qu’elles doivent appliquer, mais qu’elles jugent “pertinentes”, alors même que l’État partie considéré ne les a jamais ratifiées. Les excès de pouvoir sont désormais le fait des juges eux-mêmes, qui malmènent en réalité l’État de droit dont ils se réclament[14] ». Le glissement est favorisé par le nombre invraisemblable des textes législatifs et réglementaires[15], et le vague de beaucoup d’entre eux parmi les plus en lien avec les possibles réinterprétations[16].
Au-delà de détournements de la légalité par les instances légales-constitutionnelles elles-mêmes, on constate l’implication directe des gouvernements dans l’incitation à revendiquer les (supposés) droits au gré de leurs engagements extra-légaux. Les exemples se multiplient de cette sorte de subversion d’État, qui est loin d’être nouvelle, sinon par son ampleur.
Le passage des droits de l’homme et du citoyen aux droits humains, et de ceux-ci aux droits subjectivement définis conduit ainsi à dévaloriser la notion même de droit.
* Le présent texte reprend en partie une communication présentée le 22 octobre 2022 à Madrid, à l’occasion d’une journée d’étude ayant pour thème « le problème des droits humains : histoire, philosophie, politique et droit », organisée sous la direction de Miguel Ayuso, professeur de science politique et droit constitutionnel à l’Université pontificale de Comillas et membre du comité scientifique de notre revue.
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[1] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, I, 6.
[2] Le préambule de la Déclaration se conclut en ces termes : « En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen. »
[3] Cf. Frédéric Rouvillois, Les déclarations des droits de l’homme (Champs classique, 2009), rassemblant trente textes de déclarations et autres chartes, auxquels il a ajouté – on peut en discuter l’opportunité, sauf d’un point de vue formel – la Grande Charte (1215) et le Bill of Rights (1689). Ce panoptique montre à quel point la Déclaration de 1789 fut « matricielle », comme l’écrit l’auteur, même si elle fut précédée de la déclaration des droits de Virginie (1776) et de la Constitution du Massachusetts (1780).
[4] Cf. Jacques Maritain, « Sur la philosophie des droits de l’homme » in Les droits de l’homme, UNESCO, 25 juillet 1948, repris in Enseignement des droits de l’homme, vol. IV, UNESCO, 1985, pp. 8–10. Il est curieux de retrouver là une dichotomie, empruntée par Charles Maurras à Auguste Comte, entre doctrines de conviction et doctrines de constatation.
[5] La Charte française de l’environnement débute ainsi : « Article premier. Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Article 2. Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement. » La généralité de la rédaction ouvre la voie à la multiplicité des interprétations.
[6] Bruno Latour avait intitulé son ouvrage sur le Conseil d’État La fabrique du droit (La Découverte, 2002), mais dans le cas qui nous arrête ici, le pluriel s’impose.
[7] Ce néologisme recouvre « la multiplication des droits subjectifs des individus, conçus comme des pouvoirs d’exiger des autorités publiques une action ou une abstention en vue de garantir un intérêt ou une liberté juridiquement protégés, ou encore l’émergence de l’expression de “droits opposables” à l’État ou aux collectivités publiques » (Philippe Raimbault, « Quelle signification pour le mouvement de subjectivation du droit public ? », in Carlos Miguel Herrera, Stéphane Pinon, La démocratie, entre multiplication des droits et contre-pouvoirs sociaux, Kimé, 2012, p. 99).
[8] Jacques Chevallier, « Conclusion. État des droits versus État de droit », in Pierre-Yves Baudot, Anne Revillard, dir., L’État des droits. Politique des droits et pratique des institutions, Presses de Sciences Po, 2015, p. 255.
[9] Carlos Miguel Herrera et Stéphane Pinon, Introduction au volume La démocratie, entre multiplication des droits et contre-pouvoirs sociaux, cité supra, note 12.
[10] Danièle Lochak, Les droits de l’homme, La Découverte, 2002.
[11] Diane Roman, dans La cause des droits. Écologie, progrès social et droits humains (Dalloz, 2021, pp. 29 ss), estime qu’il convient mieux d’employer l’expression de droits humains, précisément parce qu’elle évite, selon elle, de poser la questions en termes philosophiques abstraits. Sur le même sujet : Nicolas Huten, « L’instrumentalisation de la dignité humaine dans le droit contemporain », in Bernard Dumont, Miguel Ayuso, Danilo Castellano, La dignité humaine. Heurs et malheurs d’un concept maltraité (Pierre-Guillaume de Roux, coll. « Philosophie Politique », 2020, chapitre 7).
[12] PUF, 2018, édition numérique, p. 48.
[13] Ibid., p. 59.
[14] Anne-Marie Le Pourhiet, « Gouvernement des juges et post-démocratie », Constructif, n. 61 (2022/1), p. 29.
[15] Parmi les critiques de cette inflation, voir Marie de Greef-Madelin, Frédéric Paya, Normes, réglementations… Mais laissez-nous vivre !, Plon, 2020 ; et pour une analyse des causes, Miguel Ayuso, De l’esprit à la lettre. Genèse de l’hypertrophie judiciaire, Hora Decima, 2008.
[16] On lira dans le présent numéro, infra, un entretien avec Cristina Parau au sujet des constats successifs dont elle a tiré un ouvrage, Transnational networking and elite self-empowerment. The making of judiciary in contemporary Europe and beyond (Oxford University Press, 2019). Ou aussi, de Gaëtan Cliquennois, European human right justices and privatisation.The growing influence of foreign private funds, Cambridge University Press, 2020, et notre entretien avec l’auteur : « L’appropriation de la Justice européenne par les fonds privés », Catholica, n. 153 (Automne 2021), pp. 26–34.