Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 156 : La fabrique des droits

Article publié le 29 Jan 2023 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’his­toire des droits de l’homme montre que, s’ils s’inspirent de l’esprit géné­ral des Lumières et de la phi­lo­so­phie moderne en géné­ral, ils sont sur­tout une construc­tion idéo­lo­gique, un assem­blage d’idées des­ti­né à étayer une pra­tique. Et cette construc­tion est un tra­vail qui témoigne des grandes étapes de la moder­ni­té. Bien que la pre­mière décla­ra­tion en forme solen­nelle des droits ait été celle de la Vir­gi­nie, en 1776, il semble fon­dé de voir dans la Décla­ra­tion de 1789, votée dès la pre­mière phase du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire fran­çais, un texte fon­da­teur. Rap­pe­lons que ce texte forme le pré­am­bule de l’actuelle Consti­tu­tion de la Ve Répu­blique. Il est impor­tant de s’arrêter sur le sens du mot « décla­ra­tion ». On peut évi­dem­ment lui don­ner celui d’une com­mu­ni­ca­tion d’intention, de l’officialisation d’un nou­vel état de choses por­té à la connais­sance de tous, un acte, donc, de publi­ca­tion. En ce pre­mier sens, la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen exprime effec­ti­ve­ment l’intention de faire res­pec­ter dans le régime nou­veau qu’ils ins­taurent cer­tains prin­cipes jugés fon­da­men­taux par ses auteurs, cer­taines valeurs com­munes cohé­rentes avec la concep­tion poli­tique et l’anthropologie du libé­ra­lisme phi­lo­so­phique des Lumières. S’en tenir à ce sens for­mel serait cepen­dant très insuf­fi­sant et ferait même omettre l’essentiel. Cet essen­tiel réside dans le carac­tère ins­ti­tuant de la Décla­ra­tion, pré­ten­dant rien moins que créer un nou­vel ordre de choses fon­dé sur l’idée moderne de la liber­té humaine, indi­vi­duelle ou col­lec­tive. Ce pré­sup­po­sé se retrouve dans la pre­mière par­tie du titre de la Décla­ra­tion, les droits de l’homme, en géné­ral ; l’essentiel, qui est tou­te­fois d’ordre poli­tique, est expli­ci­té dans la deuxième par­tie, les droits du citoyen. Cette dis­so­cia­tion abs­traite est à l’origine d’un double méca­nisme social, selon que l’accent est mis sur l’un ou l’autre des deux termes. Ain­si, la Décla­ra­tion com­porte un pré­am­bule, qui évoque pré­ci­sé­ment les « droits natu­rels », autre­ment dit ceux de l’homme indi­vi­duel : « Les repré­sen­tants du Peuple fran­çais, consti­tués en Assem­blée natio­nale, consi­dé­rant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des mal­heurs publics et de la cor­rup­tion des gou­ver­ne­ments, ont réso­lu d’exposer, dans une Décla­ra­tion solen­nelle, les droits natu­rels, inalié­nables et sacrés de l’Homme […]. » Mais de quels droits natu­rels s’agit-il ? Il ne fait aucun doute que les consti­tuants adhé­raient sans dis­cus­sion à la manière de les entendre déve­lop­pée dès l’aube de la pen­sée moderne, et admise en évi­dence depuis Hobbes, Locke et Rous­seau. « Le droit natu­rel », écrit le plus cynique des trois, Hobbes, dans le cha­pitre XIV du Lévia­than, « est la liber­té que cha­cun a d’user de sa propre puis­sance, comme il le veut lui-même pour la pré­ser­va­tion de sa propre nature, autre­ment dit de sa propre vie. » C’est le point de départ obli­gé du contrat social, expres­sion à prendre dans son sens strict, qui fait de la socié­té une option de la volon­té des indi­vi­dus, quitte à trou­ver, dit Rous­seau, « une forme d’association […] par laquelle cha­cun s’unissant à tous n’obéisse pour­tant qu’à lui-même et reste aus­si libre qu’auparavant ? Tel est le pro­blème fon­da­men­tal dont le contrat social donne la solu­tion[1] ». « Le prin­cipe de toute Sou­ve­rai­ne­té réside essen­tiel­le­ment dans la Nation », lit-on dans la pre­mière phrase de l’article 3 de la Décla­ra­tion. La sou­ve­rai­ne­té ain­si allé­guée cor­res­pond à l’autonomie de la volon­té, au sens kan­tien, mais plus encore à la col­lec­ti­vi­sa­tion de celle-ci, confor­mé­ment à la « solu­tion » de Rous­seau. Une autre sen­tence ren­force l’idée, dans la deuxième phrase de l’article 3 : « Nul corps, nul indi­vi­du ne peut exer­cer d’autorité qui n’en émane expres­sé­ment. » On remarque le carac­tère poten­tiel­le­ment illi­mi­té de l’affirmation, l’autorité, même indi­vi­duelle – du père sur les enfants, du chef sur les subor­don­nés… –, rele­vant ulti­me­ment de la volon­té col­lec­tive.

Quelques autres articles pour­raient être inter­pré­tés comme un ren­voi à la notion de jus­tice, qui dépasse le vou­loir des indi­vi­dus : l’article 9 – « Tout homme étant pré­su­mé inno­cent jusqu’à ce qu’il ait été décla­ré cou­pable, s’il est jugé indis­pen­sable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas néces­saire pour s’assurer de sa per­sonne doit être sévè­re­ment répri­mée par la loi » ; ou encore l’article 13 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contri­bu­tion com­mune est indis­pen­sable : elle doit être éga­le­ment répar­tie entre tous les citoyens, en rai­son de leurs facul­tés. » Dans un sens ana­logue, l’article 17 affirme que « la pro­prié­té est un droit invio­lable et sacré ». Mais dans tous ces cas, l’ambiguïté est levée par le contexte poli­tique de l’époque, méfiant envers tout acte d’autorité autre que ce qui a été défi­ni dans l’article 3, in fine, et de manière plus sym­bo­lique encore, dans la « liber­té de conscience » posée dans l’article 10.

Ain­si vont les droits de l’homme. Mais il y a aus­si les droits du citoyen, c’est-à-dire, dans le contexte de la fon­da­tion du régime nou­veau, de ceux qui entendent se par­ta­ger l’exercice du pou­voir. Si la Décla­ra­tion témoigne clai­re­ment d’un point d’arrivée de la phi­lo­so­phie poli­tique moderne, qui s’exprime sous la forme d’une affir­ma­tion d’ordre géné­ral (les droits de l’homme), elle a sur­tout, du point de vue pra­tique, le sens d’une conven­tion, d’accord fon­da­teur d’un nou­veau régime, sur la base de quelques « piliers », une sorte de pro­gramme com­mun : celui-ci vient évi­dem­ment en appli­ca­tion des prin­cipes anthro­po­lo­giques déjà men­tion­nés, et en consti­tue l’application au domaine, très concret, du pou­voir et de son par­tage. Si la sou­ve­rai­ne­té appar­tient à la Nation, il faut bien en expli­ci­ter les moda­li­tés entre maîtres du jeu poli­tique : la pro­prié­té abso­lu­ti­sée, la sûre­té et la résis­tance à l’oppression, termes asso­ciés qui légi­ti­ment d’avance l’ordre poli­cier autant que son contraire. C’est autour de ces quelques prin­cipes que s’établit, à l’été 1789, un consen­sus entre tous ceux qui aspirent à se libé­rer du joug de la royau­té et du prin­cipe phi­lo­so­phique et théo­lo­gique sur lequel celle-ci s’appuie, la réfé­rence ini­tiale à l’Être suprême (mais qui est-il ?) ayant, en regard, un carac­tère déri­soire[2].

La Décla­ra­tion rend mani­feste l’opinion com­mune domi­nant désor­mais au sein de l’élite intel­lec­tuelle, aris­to­cra­tique, bour­geoise et, par­tiel­le­ment du moins, ecclé­sias­tique, résul­tant de la longue et pro­gres­sive impré­gna­tion des idées phi­lo­so­phiques éla­bo­rées et mises en forme dans les décen­nies pré­cé­dentes, répan­dues dans des foyers de dif­fu­sion allant des loges maçon­niques et des salons mon­dains aux cir­cuits de dif­fu­sion de gros­siers libelles dans le peuple. Vue ain­si, la Décla­ra­tion repré­sente le terme d’un véri­table méca­nisme social. Mais elle en ouvre aus­si la voie à un autre, du fait de son exem­pla­ri­té, du fait aus­si des modi­fi­ca­tions iné­luc­tables des rap­ports de force dans la défi­ni­tion des termes du consen­sus qui lui a per­mis de naître. En France, les décla­ra­tions de droits n’ont ain­si ces­sé de muer au gré des chan­ge­ments poli­tiques. La période révo­lu­tion­naire fran­çaise a bat­tu des records en ce domaine, en nombre de textes et en accé­lé­ra­tion. Dès le com­men­ce­ment, le sort de la Décla­ra­tion du 27 août 1789 se voit ébran­lé par le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire dont elle a été l’une des pre­mières étapes inau­gu­rales. Elle dis­pa­raît après le 10 août 1792, repa­raît dans la forme révo­lu­tion­naire rédi­gée par Condor­cet en mai 1793, amen­dée et dur­cie par les jaco­bins de la « Mon­tagne », et alors ins­crite en tête de la Consti­tu­tion du 24 juin sui­vant, pour ne tenir cepen­dant que jusqu’à la mort de Robes­pierre. La nou­velle Consti­tu­tion « ther­mi­do­rienne » (22 août 1795) « droi­tise » la ver­sion de 1789 en y intro­dui­sant des devoirs. Bien d’autres ver­sions ont été pro­duites par la suite, comme celle de la Répu­blique cis­al­pine (22 août 1797), celle de la IIe Répu­blique (4 novembre 1848), aux accents encore plus modé­rés et, un siècle plus tard, le pré­am­bule de la Consti­tu­tion de la IVe Répu­blique, du 27 octobre 1946, avant d’en reve­nir en 1958 au texte ini­tial de 1789, ser­vant désor­mais de pré­am­bule à la Consti­tu­tion actuel­le­ment en vigueur[3]. La lec­ture de tous ces textes montre à quel point la nature poli­ti­co-juri­dique de mul­tiples pro­cla­ma­tions demeure fon­ciè­re­ment la même au-delà des dif­fé­rences tenant à la suc­ces­sion des conjonc­tures poli­tiques.

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La for­mu­la­tion en termes de droits de l’homme et (sur­tout) du citoyen, demeure constante en France jusqu’aujourd’hui, mais une autre for­mu­la­tion est cepen­dant appa­rue dans le lan­gage poli­tique en termes plus géné­raux de droits humains, cor­res­pon­dant aux « droits de l’homme » posés en base phi­lo­so­phique de la Décla­ra­tion de 1789. Cette accep­tion s’est prin­ci­pa­le­ment dif­fu­sée sous l’influence de Locke plu­tôt que de Rous­seau, et pré­tend à l’universalité.

Ces droits humains peuvent avoir deux accep­tions. Ils ne repré­sentent pas une base pra­tique, un tronc com­mun de prin­cipes autour des­quels s’accordent les pro­ta­go­nistes du sys­tème né de la Révo­lu­tion

– l’essentiel étant pour eux la règle per­met­tant de se dis­tri­buer le pou­voir, un pacte fixant cer­tains freins au com­bat per­ma­nent entre fac­tions –, mais plu­tôt une concep­tion phi­lo­so­phique de l’être humain consi­dé­rée par eux comme acquise, et posée en sur­plomb des riva­li­tés par­ti­sanes. Cha­cun sait que c’est au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale que cette approche en termes phi­lo­so­phiques vou­lus comme uni­ver­sels est venue se super­po­ser au conte­nu des décla­ra­tions exis­tant jusque-là. Celles-ci sont cen­sées tra­duire les volon­tés col­lec­tives de chaque enti­té poli­tique, même si elles pré­sup­posent une concep­tion par­ti­cu­lière de l’être humain et de sa liber­té ; c’est d’ailleurs pour­quoi elles pré­cèdent phy­si­que­ment les textes consti­tu­tion­nels. Tan­dis que, à par­tir de la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme de 1948, la langue anglaise intro­duit plus clai­re­ment le glis­se­ment de sens : Human rights uni­ver­sal decla­ra­tion. Les décla­ra­tions liées aux consti­tu­tions des divers États, y com­pris les plus récentes, conti­nuent d’être des conven­tions ou des pactes entre forces poli­tiques, mais en amont viennent se pla­cer, depuis 1948, une, puis des conven­tions entre phi­lo­so­phies, reli­gions et idéo­lo­gies dis­tinctes ou oppo­sées, for­mu­lant, ou pré­ten­dant accep­ter une sorte de déno­mi­na­teur com­mun. Tel fut bien le cas de la Décla­ra­tion uni­ver­selle liée à la Charte des Nations Unies, sous­crite par l’ensemble des pays membre de l’ONU – sauf l’Arabie saou­dite et l’Afrique du Sud –, Jacques Mari­tain étant son prin­ci­pal pro­mo­teur. Ce der­nier avait dis­tin­gué entre les « jus­ti­fi­ca­tions ration­nelles », jugées, à juste titre, incon­ci­liables, et les « conclu­sions pra­tiques » pou­vant faire l’objet d’un accord pos­sible – au moins sur les mots. Tel fut l’esprit dans lequel a été rédi­gée la Charte[4].

D’autres décla­ra­tions sont venues s’ajouter, au fil du temps, dans la même veine for­melle. C’est ain­si qu’a com­men­cé de se pro­duire un phé­no­mène de mul­ti­pli­ca­tion de textes de por­tée uni­ver­selle, supra­na­tio­nale ou sim­ple­ment natio­nale : la Décla­ra­tion des droits de l’enfant (Genève, 1924, ONU, 1959), la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme (1950), la Décla­ra­tion des droits des per­sonnes han­di­ca­pées (ONU, 1975), la Charte euro­péenne des langues régio­nales ou mino­ri­taires (1992), la Charte des droits fon­da­men­taux de l’UE (2000), la Charte (fran­çaise) de l’environnement (2004, consti­tu­tion­na­li­sée en 2005). Plus on prend connais­sance de ce genre de textes, plus on est frap­pé par leur carac­tère de géné­ra­li­té ouvrant la voie à une mul­ti­pli­ci­té d’interprétations, donc aus­si de conflits, d’autant plus qu’éclate aus­si leur forte impré­gna­tion idéo­lo­gique[5].

Ain­si, au fil du temps, se confirme la nature fac­tice des pro­cla­ma­tions en termes de droits humains, liées à la com­plexi­té des rela­tions inter­na­tio­nales, mais aus­si aux jeux des groupes de pres­sion au ser­vice d’intérêts inavoués. Et pour­tant là ne s’arrête pas le pro­ces­sus. Car après les droits de l’homme et du citoyen et les droits humains arrive main­te­nant, dans le der­nier ava­tar de la post­mo­der­ni­té, la reven­di­ca­tion des droits, sans autre fon­de­ment que l’affirmation d’un désir ou d’une volon­té sub­jec­tifs. Ain­si se pré­cise un méca­nisme social pro­por­tion­né à la com­plexi­té du régime post­mo­derne finis­sant, même s’il reste le même dans son prin­cipe : dif­fu­sion active d’idées ini­tia­le­ment éla­bo­rées en petits cercles, puis répan­dues par un mili­tan­tisme actif, finis­sant par créer les bases d’un mou­ve­ment d’opinion orches­tré par les médias, finan­ce­ment par des orga­nismes inté­res­sés plus ou moins direc­te­ment à la prise en compte col­lec­tive des thèmes ain­si intro­duits, jeu de sur­en­chères entre cliques et par­tis, fina­le­ment ins­crip­tion dans les textes de lois, ouver­ture d’un pro­ces­sus ulté­rieur pour autant que les moyens d’influence sociale le per­mettent, et ain­si de suite. Tout le monde connaît main­te­nant ce genre de méca­nisme, qui ne sau­rait s’arrêter sans rup­ture majeure dans le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel qui le porte.

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Les droits humains, dans le cli­mat rela­ti­viste et agnos­tique inhé­rent à la moder­ni­té, tendent alors à se muer en une forêt incon­trô­lable de droits, théo­ri­que­ment défi­nis et déli­mi­tés par chaque par­ti­cule élé­men­taire du corps social, et pra­ti­que­ment uti­li­sés comme ins­tru­ments de com­bat. Ce cli­mat, aujourd’hui per­çu par tous, ne consti­tue que l’un des aspects de la fabrique des droits[6].

Cette der­nière s’opère sous la forme d’une exten­sion, voire d’une trans­for­ma­tion du sens de la notion clas­sique des droits pri­vés sub­jec­tifs (créance, pro­prié­té, jouis­sance, etc.), pro­gres­si­ve­ment éten­dus au droit public, c’est-à-dire aux rap­ports avec l’administration et avec l’appareil d’État en géné­ral. Dans la grande trans­for­ma­tion post­mo­derne, le phé­no­mène s’est consi­dé­ra­ble­ment éten­du, don­nant lieu à une nou­velle construc­tion concep­tuelle propre au droit public, la « sub­jec­ti­va­tion du droit[7] ». Ain­si sont appa­rus toutes sortes de droits sec­to­riels, depuis le droit au loge­ment, le droit à la sco­la­ri­sa­tion en milieu ordi­naire des enfants han­di­ca­pés, le droit de com­prendre les docu­ments admi­nis­tra­tifs, le droit à un trai­te­ment adap­té en matière de san­té, le droit à l’égalité des chances (fon­dant l’inégalité de trai­te­ment, selon le prin­cipe amé­ri­cain de l’affir­ma­tive action)… Cette mul­ti­pli­ca­tion de droits s’harmonise, d’une part, avec la pro­cla­ma­tion des droits humains déjà men­tion­nés, d’autre part avec le déman­tè­le­ment post­mo­derne de l’organisation ins­ti­tu­tion­nelle de la phase anté­rieure de la moder­ni­té.

Il résulte de cette ten­dance tou­jours plus confir­mée une per­plexi­té des juristes. Ain­si Jacques Che­val­lier, qui consi­dère que « la culture des droits » est une « refon­da­tion de l’État de droit », pas­sant d’une uni­ver­sa­li­té des normes appli­cables éga­le­ment à tous sous la vigi­lance du juge, à l’oppo­sa­bi­li­té des reven­di­ca­tions indi­vi­duelles et com­mu­nau­taires aux mêmes règles. Dans un pre­mier temps, le juriste n’hésite pas à par­ler d’une refon­da­tion du sys­tème nor­ma­tif, mais il en voit sur­tout les consé­quences à terme, à savoir que « la pro­li­fé­ra­tion des droits sub­jec­tifs, inhé­rente à la culture des droits, a pour effet de les bana­li­ser et abou­tit à mul­ti­plier les conflits de droits ; quant aux condi­tions de concré­ti­sa­tion des droits, elles tendent à rela­ti­vi­ser leur por­tée et à réduire leur pré­ten­tion à l’universalité. Ferment de renou­vel­le­ment de l’État de droit, l’État des droits peut être aus­si, et para­doxa­le­ment, le signe avant-cou­reur de sa dégé­né­res­cence[8] ».

Le sort des droits de l’homme (en tant que phi­lo­so­phie géné­rale du sys­tème domi­nant) est désor­mais tou­jours plus pré­caire, ce qui sus­cite la gêne de nombre de juristes, pris de court devant les consé­quences socio­po­li­tiques du pas­sage à la post­mo­der­ni­té et à son au-delà impré­vi­sible. La longue cita­tion qui suit en donne bien la mesure. « Le méca­nisme démo­cra­tique se retrouve, en effet, au cœur d’une ten­sion entre reven­di­ca­tions indi­vi­duelles et reven­di­ca­tions sec­to­rielles abou­tis­sant à une crise de la géné­ra­li­té. Sur­tout, cette marée mon­tante des demandes se moule dans une logique de recon­nais­sance juri­dique, au sens propre, incluant donc leur dimen­sion d’opposabilité judi­ciaire. On assiste, du coup, à une mul­ti­pli­ca­tion des droits, tan­tôt dif­fi­ciles à tra­duire dans la norme géné­rale, tan­tôt dif­fi­ciles à rendre jus­ti­ciables par des tri­bu­naux. En épou­sant cette gram­maire spé­ci­fique, l’émergence de nou­veaux “droits” fra­gi­lise les vieilles caté­go­ries de la dog­ma­tique, construites autour de l’idée de sujet de droit. Par rap­port aux contre-pou­voirs ins­ti­tu­tion­nels clas­siques, les réfé­ren­tiels d’analyse dif­fèrent. Ils s’identifient davan­tage aux aspi­ra­tions de la “socié­té civile” qu’aux volon­tés du peuple sou­ve­rain ; ils ne se placent pas a prio­ri sur les rails de l’intérêt géné­ral mais empruntent volon­tiers ceux des “inté­rêts sec­to­riels” ou “mino­ri­taires”, enten­dus avant tout comme ceux des exclus, des non-repré­sen­tés du sys­tème poli­tique ; ils pri­vi­lé­gient d’autres cri­tères de légi­ti­mi­té que l’élection : le “ter­rain”, ou encore le vécu, l’expertise concrète. Le contre­poids au par­ti ou à la coa­li­tion majo­ri­taire prend là un nou­veau visage, moins dans une phy­sique de l’équilibre ou de la limi­ta­tion que comme une pointe hété­ro­cen­trique. Des grou­pe­ments – plu­tôt que les “groupes” iden­ti­fiés jadis par une cer­taine socio­lo­gie – sociaux appa­raissent comme l’expression d’une citoyen­ne­té active mais aus­si dis­si­dente, du moins du modèle élec­to­ral-repré­sen­ta­tif tra­di­tion­nel[9]. »

Cette gêne dans l’ordre de la doc­trine juri­dique, et plus encore le doute sur la péren­ni­té du mythe consen­sua­liste de type haber­mas­sien, s’expriment sous des formes dif­fé­rentes chez d’autres auteurs.

Danièle Lochak[10] consi­dère ain­si le carac­tère mutable du conte­nu des droits de l’homme, évo­luant au gré des cir­cons­tances. Ce point de départ phi­lo­so­phique est capi­tal pour venir démen­tir une uni­ver­sa­li­té fac­tice, repo­sant sur une concep­tion pure­ment prag­ma­tique de l’ordre humain, sans réfé­rence à la méta­phy­sique de l’être. L’ancienne mili­tante de la Ligue des droits de l’homme confirme une véri­té pro­fonde : les droits de l’homme, de défi­ni­tion et d’extension mou­vantes, sont par nature le moteur d’un méca­nisme social de remise en ques­tion per­ma­nente. Elle remarque en consé­quence que si, actuel­le­ment, pré­vaut l’idée de digni­té humaine, celle-ci est tout aus­si mal éta­blie que les droits de l’homme de l’époque anté­rieure, et d’une fac­ti­ci­té totale dans le kaléi­do­scope post­mo­derne des idées[11]. On note­ra que la ten­ta­tive d’insertion du dis­cours ecclé­sial dans la rhé­to­rique des droits humains – posés comme constants et uni­ver­sels –à la suite du concile Vati­can II, et l’insistance sur les « valeurs non négo­ciables » que Benoît XVI croyait pou­voir faire accep­ter par tous, se sont sol­dées par un échec total. Cela n’a rien d’étonnant, l’insertion dans un jeu concep­tuel par nature rela­ti­viste et champ d’une féroce lutte idéo­lo­gique retire toute per­ti­nence à la ten­ta­tive.

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D’un point de vue théo­rique, une telle situa­tion a l’avantage de révé­ler la vacui­té de la concep­tion moderne de la liber­té, défi­nie abs­trai­te­ment de toute fin. Impli­ci­te­ment, celle-ci conduit tout droit à la guerre de tous contre tous.

Pierre Manent avait abor­dé le sujet il y a quelques années dans La loi natu­relle et les droits de l’homme. Il s’arrêtait sur la prin­ci­pale pro­po­si­tion du libé­ra­lisme phi­lo­so­phique, dans sa ver­sion la plus contem­po­raine : « l’homme est l’être qui a des droits », à laquelle il en oppo­sait d’autres, telles « l’homme est la créa­ture de Dieu » ou « l’homme est un ani­mal poli­tique. »[12] Or, pour­sui­vait-il, en ren­voyant à l’article 1er de la Décla­ra­tion de 1789 – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » –, l’universalité de la for­mule implique l’indétermination des droits, en consé­quence de quoi « quels que soient les arran­ge­ments concrets que les hommes mettent en œuvre, ils sont d’avance expo­sés à une contes­ta­tion ou une reven­di­ca­tion qui n’a de limites ni du côté du sujet de droit ni du côté de la matière des droits[13] ».

La dérive actuelle ne révèle pas que ce constat théo­rique. Elle ouvre grandes les portes aux dévia­tions et aux mani­pu­la­tions.

La pre­mière dévia­tion consta­table aujourd’hui est le ren­for­ce­ment du « gou­ver­ne­ment des juges », ten­ta­tion déjà exis­tante dans le cadre conflic­tuel cau­sé par la sépa­ra­tion des pou­voirs, aggra­vée dès lors que la jus­tice outre­passe sa fonc­tion consti­tu­tion­nelle. Anne-Marie Le Pou­rhiet note ain­si, à pro­pos des juges euro­péens : « Plus grave encore, sur le fon­de­ment d’un article de trai­té énu­mé­rant une suc­ces­sion de “valeurs” non reliées entre elles et dépour­vues de toute arti­cu­la­tion logique, ouvrant la porte à une inter­pré­ta­tion par­fai­te­ment sub­jec­tive, l’on en vient à condam­ner un État pour des lois consti­tu­tion­nelles ou ordi­naires pour­tant adop­tées par un gou­ver­ne­ment démo­cra­tique libre­ment choi­si. Les­dits juges recon­naissent d’ailleurs expli­ci­te­ment qu’ils n’interprètent pas le texte consti­tu­tion­nel ou conven­tion­nel en fonc­tion de la volon­té de ceux qui l’ont adop­té, mais en fonc­tion des “évo­lu­tions de la socié­té” qu’ils jugent bonnes. Il arrive même aux cours euro­péennes d’utiliser, pour leur inter­pré­ta­tion des trai­tés, des normes inter­na­tio­nales étran­gères au texte qu’elles doivent appli­quer, mais qu’elles jugent “per­ti­nentes”, alors même que l’État par­tie consi­dé­ré ne les a jamais rati­fiées. Les excès de pou­voir sont désor­mais le fait des juges eux-mêmes, qui mal­mènent en réa­li­té l’État de droit dont ils se réclament[14] ». Le glis­se­ment est favo­ri­sé par le nombre invrai­sem­blable des textes légis­la­tifs et régle­men­taires[15], et le vague de beau­coup d’entre eux par­mi les plus en lien avec les pos­sibles réin­ter­pré­ta­tions[16].

Au-delà de détour­ne­ments de la léga­li­té par les ins­tances légales-consti­tu­tion­nelles elles-mêmes, on constate l’implication directe des gou­ver­ne­ments dans l’incitation à reven­di­quer les (sup­po­sés) droits au gré de leurs enga­ge­ments extra-légaux. Les exemples se mul­ti­plient de cette sorte de sub­ver­sion d’État, qui est loin d’être nou­velle, sinon par son ampleur.

Le pas­sage des droits de l’homme et du citoyen aux droits humains, et de ceux-ci aux droits sub­jec­ti­ve­ment défi­nis conduit ain­si à déva­lo­ri­ser la notion même de droit.

 

* Le pré­sent texte reprend en par­tie une com­mu­ni­ca­tion pré­sen­tée le 22 octobre 2022 à Madrid, à l’occasion d’une jour­née d’étude ayant pour thème « le pro­blème des droits humains : his­toire, phi­lo­so­phie, poli­tique et droit », orga­ni­sée sous la direc­tion de Miguel Ayu­so, pro­fes­seur de science poli­tique et droit consti­tu­tion­nel à l’Université pon­ti­fi­cale de Comil­las et membre du comi­té scien­ti­fique de notre revue.

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[1] Jean-Jacques Rous­seau, Du contrat social, I, 6.

 

[2] Le pré­am­bule de la Décla­ra­tion se conclut en ces termes : « En consé­quence, l’Assemblée natio­nale recon­naît et déclare, en pré­sence et sous les aus­pices de l’Être suprême, les droits sui­vants de l’homme et du citoyen. »

[3] Cf. Fré­dé­ric Rou­villois, Les décla­ra­tions des droits de l’homme (Champs clas­sique, 2009), ras­sem­blant trente textes de décla­ra­tions et autres chartes, aux­quels il a ajou­té – on peut en dis­cu­ter l’opportunité, sauf d’un point de vue for­mel – la Grande Charte (1215) et le Bill of Rights (1689). Ce pan­op­tique montre à quel point la Décla­ra­tion de 1789 fut « matri­cielle », comme l’écrit l’auteur, même si elle fut pré­cé­dée de la décla­ra­tion des droits de Vir­gi­nie (1776) et de la Consti­tu­tion du Mas­sa­chu­setts (1780).

[4] Cf. Jacques Mari­tain, « Sur la phi­lo­so­phie des droits de l’homme » in Les droits de l’homme, UNESCO, 25 juillet 1948, repris in Ensei­gne­ment des droits de l’homme, vol. IV, UNESCO, 1985, pp. 8–10. Il est curieux de retrou­ver là une dicho­to­mie, emprun­tée par Charles Maur­ras à Auguste Comte, entre doc­trines de convic­tion et doc­trines de consta­ta­tion.

[5] La Charte fran­çaise de l’environnement débute ain­si : « Article pre­mier. Cha­cun a le droit de vivre dans un envi­ron­ne­ment équi­li­bré et res­pec­tueux de la san­té. Article 2. Toute per­sonne a le devoir de prendre part à la pré­ser­va­tion et à l’amélioration de l’environnement. » La géné­ra­li­té de la rédac­tion ouvre la voie à la mul­ti­pli­ci­té des inter­pré­ta­tions.

[6] Bru­no Latour avait inti­tu­lé son ouvrage sur le Conseil d’État La fabrique du droit (La Décou­verte, 2002), mais dans le cas qui nous arrête ici, le plu­riel s’impose.

[7] Ce néo­lo­gisme recouvre « la mul­ti­pli­ca­tion des droits sub­jec­tifs des indi­vi­dus, conçus comme des pou­voirs d’exiger des auto­ri­tés publiques une action ou une abs­ten­tion en vue de garan­tir un inté­rêt ou une liber­té juri­di­que­ment pro­té­gés, ou encore l’émergence de l’expression de “droits oppo­sables” à l’État ou aux col­lec­ti­vi­tés publiques » (Phi­lippe Raim­bault, « Quelle signi­fi­ca­tion pour le mou­ve­ment de sub­jec­ti­va­tion du droit public ? », in Car­los Miguel Her­re­ra, Sté­phane Pinon, La démo­cra­tie, entre mul­ti­pli­ca­tion des droits et contre-pou­voirs sociaux, Kimé, 2012, p. 99).

[8] Jacques Che­val­lier, « Conclu­sion. État des droits ver­sus État de droit », in Pierre-Yves Bau­dot, Anne Revil­lard, dir., L’État des droits. Poli­tique des droits et pra­tique des ins­ti­tu­tions, Presses de Sciences Po, 2015, p. 255.

[9] Car­los Miguel Her­re­ra et Sté­phane Pinon, Intro­duc­tion au volume La démo­cra­tie, entre mul­ti­pli­ca­tion des droits et contre-pou­voirs sociaux, cité supra, note 12.

[10] Danièle Lochak, Les droits de l’homme, La Décou­verte, 2002.

[11] Diane Roman, dans La cause des droits. Éco­lo­gie, pro­grès social et droits humains (Dal­loz, 2021, pp. 29 ss), estime qu’il convient mieux d’employer l’expression de droits humains, pré­ci­sé­ment parce qu’elle évite, selon elle, de poser la ques­tions en termes phi­lo­so­phiques abs­traits. Sur le même sujet : Nico­las Huten, « L’instrumentalisation de la digni­té humaine dans le droit contem­po­rain », in Ber­nard Dumont, Miguel Ayu­so, Dani­lo Cas­tel­la­no, La digni­té humaine. Heurs et mal­heurs d’un concept mal­trai­té (Pierre-Guillaume de Roux, coll. « Phi­lo­so­phie Poli­tique », 2020, cha­pitre 7).

[12] PUF, 2018, édi­tion numé­rique, p. 48.

[13] Ibid., p. 59.

[14] Anne-Marie Le Pou­rhiet, « Gou­ver­ne­ment des juges et post-démo­cra­tie », Construc­tif, n. 61 (2022/1), p. 29.

[15] Par­mi les cri­tiques de cette infla­tion, voir Marie de Greef-Made­lin, Fré­dé­ric Paya, Normes, régle­men­ta­tions… Mais lais­sez-nous vivre !, Plon, 2020 ; et pour une ana­lyse des causes, Miguel Ayu­so, De l’esprit à la lettre. Genèse de l’hypertrophie judi­ciaire, Hora Deci­ma, 2008.

 

[16] On lira dans le pré­sent numé­ro, infra, un entre­tien avec Cris­ti­na Parau au sujet des constats suc­ces­sifs dont elle a tiré un ouvrage, Trans­na­tio­nal net­wor­king and elite self-empo­werment. The making of judi­cia­ry in contem­po­ra­ry Europe and beyond (Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2019). Ou aus­si, de Gaë­tan Cli­quen­nois, Euro­pean human right jus­tices and privatisation.The gro­wing influence of forei­gn pri­vate funds, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2020, et notre entre­tien avec l’auteur : « L’appropriation de la Jus­tice euro­péenne par les fonds pri­vés », Catho­li­ca, n. 153 (Automne 2021), pp. 26–34.

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