Revue de réflexion politique et religieuse.

Église en sor­tie, sor­tie de l’Église ? (n. 156)

Article publié le 30 Jan 2023 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[En rai­son d’une erreur d’im­pres­sion, nous publions ici cet article du numé­ro 156 de la revue au for­mat inté­gral]

Dom Giu­lio Meiat­ti­ni, osb, est moine de l’abbaye Madon­na del­la Sca­la, située à Noci, près de Bari. Il est éga­le­ment pro­fes­seur de théo­lo­gie fon­da­men­tale à l’Athénée pon­ti­fi­cal Saint-Anselme (Rome) ain­si qu’à la Facul­té théo­lo­gique des Pouilles (Mol­fet­ta). Il s’est notam­ment inté­res­sé à l’apport spi­ri­tuel d’un jésuite et prêtre-ouvrier belge néer­lan­do­phone, auquel il a consa­cré un petit ouvrage inti­tu­lé Evan­ge­liz­zare con l’amicizia. Mis­ti­ca e mis­sione in Egied van Broeck­ho­ven. Il était donc bien pla­cé pour répondre aux ques­tions que nous lui avons posées, concer­nant la dérive consta­tée tou­jours plus dans l’Église tou­chant sa mis­sion fon­da­men­tale de faire connaître et aimer le Christ Jésus, qui tend aujourd’hui à se réduire à la recherche de « l’amitié » avec le monde hos­tile contem­po­rain, en met­tant sous le bois­seau « l’évangélisation ».

Catho­li­ca – Dans une étude sur la rela­tion entre moder­ni­té et sécu­la­ri­sa­tion à l’époque vic­to­rienne, un uni­ver­si­taire ange­vin, Jean-Michel Yvard, reprend la thèse de Mar­cel Gau­chet dans Le désen­chan­te­ment du monde[1], celle d’une « reli­gion de la sor­tie de la reli­gion », concrè­te­ment, d’une récu­pé­ra­tion laïque du chris­tia­nisme, spé­cia­le­ment dans les œuvres de cha­ri­té.

Dom Giu­lio Meiat­ti­ni – La thèse de Mar­cel Gau­chet sur le chris­tia­nisme comme « reli­gion de la sor­tie de la reli­gion » n’est pas entiè­re­ment nou­velle. Le phi­lo­sophe mar­xiste Ernst Bloch, comme le sug­gère expli­ci­te­ment le titre d’un de ses livres – Atheis­mus im Chris­ten­tum, 1968[2] –, avait déjà consi­dé­ré la révé­la­tion biblique, et en par­ti­cu­lier l’Incarnation, comme le début d’un mou­ve­ment visant à vider le Ciel au pro­fit de la terre des hommes. L’identification johan­nique de Jésus au Père – « le Père et moi, nous sommes un » – repré­sen­te­rait, selon lui, un tour­nant dans la vision reli­gieuse du monde : Dieu se fai­sant homme, l’homme devient Dieu. Ain­si, les attri­buts divins sont dépla­cés au sein de l’anthropologie, et au lieu d’une reli­gion du Père, c’est une reli­gion du Fils (comme Freud l’avait déjà sug­gé­ré) qui com­mence, cen­trée sur l’être humain, sur le « fils de l’homme » ame­né à sa plé­ni­tude. Tel serait, pour Bloch, le germe athée inhé­rent à la révé­la­tion chré­tienne, ain­si qu’à une cer­taine mys­tique de l’essence (par exemple la mys­tique de Maître Eck­hart) qui tend à faire coïn­ci­der le fond de l’âme avec l’essence divine, et vice ver­sa. Il pou­vait ain­si pré­tendre que la trans­for­ma­tion de la théo­lo­gie en anthro­po­lo­gie par Feuer­bach n’était rien d’autre que la véri­té de la reli­gion de l’Incarnation. Le mar­xisme athée de Bloch se vou­lait ain­si, après tout, non pas comme un simple rejet de la foi chré­tienne, mais comme une récu­pé­ra­tion her­mé­neu­tique radi­cale de celle-ci afin de la dépas­ser de l’intérieur.

Nous trou­vons une lec­ture très simi­laire chez un autre pen­seur fran­çais, plus récent, Jean-Luc Nan­cy. Dans son ouvrage Décons­truc­tion du chris­tia­nisme (Gali­lée, 2005), il sou­tient que le monde moderne – avec ses consé­quences non seule­ment athées, mais aus­si nihi­listes – n’est pas une dévia­tion du chris­tia­nisme, mais le chris­tia­nisme pous­sé dans ses ultimes consé­quences. Pour ce phi­lo­sophe (décé­dé en 2021), le chris­tia­nisme est le mou­ve­ment même de sa dis­so­lu­tion en tant que reli­gion, car son prin­cipe le plus pro­fond est pré­ci­sé­ment le geste d’une pure et simple « déclo­sion » en tant que telle – l’Incarnation comme extra­ver­sion de Dieu –, une ouver­ture indé­fi­nie et abso­lue. Le rap­port du chris­tia­nisme à lui-même serait donc celui d’une sor­tie indé­fi­nie de soi. Nan­cy cite expli­ci­te­ment Gau­chet, se décla­rant en plein accord avec la thèse de base du désen­chan­te­ment du monde.

Je vou­drais rap­pe­ler ici une autre œuvre, cette fois d’un célèbre pen­seur ita­lien. Il s’agit du livre Cre­dere di cre­dere (Gar­zan­ti, Milan, 1996), de Gian­ni Vat­ti­mo, le repré­sen­tant le plus connu de la « pen­sée faible ».  De la même manière que les auteurs déjà men­tion­nés, il part de la cen­tra­li­té de la cari­tas dans l’identité chré­tienne et de sa mani­fes­ta­tion à tra­vers l’acte kéno­tique du don de soi divin, l’évidement de soi de Dieu par amour. Le Deus-cari­tas accom­plit le suprême des renon­ce­ments, le renon­ce­ment à soi au nom de soi. Ce n’est pas l’homme qui pro­clame et déter­mine la « mort de Dieu », mais c’est Dieu lui-même qui, comme amour, meurt pour trans­for­mer l’homme de ser­vi­teur en ami, en égal de lui-même. Une fois encore, nous avons une her­mé­neu­tique du chris­tia­nisme comme une sor­tie de soi. La reli­gion de l’amour kéno­tique se réa­lise para­doxa­le­ment dans son affai­blis­se­ment maxi­mal, jusqu’à l’extinction du renon­ce­ment à toutes les véri­tés et iden­ti­tés dog­ma­tiques et ins­ti­tu­tion­nelles propres. Le chris­tia­nisme s’évapore.

À par­tir de ces quelques rap­pro­che­ments, on peut consta­ter que la thèse du socio­logue fran­çais est la variante d’une même idée de base que la pen­sée contem­po­raine a culti­vée sous diverses formes. De tout cela, on peut sai­sir un fait, élé­men­taire mais fon­da­men­tal : le lien pro­fond entre la crise de la culture occi­den­tale et la crise du chris­tia­nisme.

Le monde pro­tes­tant a sans doute été le pre­mier à connaître cette évo­lu­tion, mais le monde catho­lique ne connaît-il pas le même phé­no­mène, et tou­jours plus ?

Cela semble se pro­duire dans presque toutes les déno­mi­na­tions chré­tiennes et éga­le­ment dans le monde catho­lique, l’orthodoxie sem­blant moins expo­sée à ce phé­no­mène. D’autre part, la théo­lo­gie elle-même avait énon­cé ces idées depuis long­temps. La « théo­lo­gie de la sécu­la­ri­sa­tion », dans ses dif­fé­rents cou­rants, a ten­té de mon­trer la déri­va­tion chré­tienne de l’émancipation du monde moderne d’avec Dieu. Rap­pe­lez-vous les célèbres réflexions du der­nier Bon­hoef­fer dans ses lettres de pri­son. Il esquis­sait l’idée d’un Dieu qui, dans sa mort sur la croix, accepte d’être évin­cé du monde humain, afin que l’homme puisse atteindre son « âge adulte », sa matu­ri­té. D’où son appel à un chris­tia­nisme « non reli­gieux », simple variante de la sépa­ra­tion entre la foi et la reli­gion pro­mue par la théo­lo­gie dia­lec­tique. Un théo­lo­gien catho­lique comme J. B. Metz a pen­sé, bien que de manière plus modé­rée, à faire remon­ter les pré­sup­po­sés de la sécu­la­ri­sa­tion à la révé­la­tion biblique elle-même, qui serait à l’origine d’une concep­tion du monde comme domaine confié à l’homme et à sa liber­té, un « monde mon­da­ni­sé » et « homi­ni­sé » par la dis­po­si­tion de Dieu, et non un monde sacré, fixé par des lois immuables. Bien que Metz intro­duise le cor­rec­tif de la dis­tinc­tion entre « sécu­la­ri­té » (bonne) et le « sécu­la­risme » (mau­vais), ces idées montrent une cer­taine paren­té avec celles des auteurs men­tion­nés pré­cé­dem­ment.

Sans nier la vali­di­té de cer­taines des intui­tions pré­sentes dans ces points de vue, il faut se deman­der si une telle approche n’a pas l’air d’une jus­ti­fi­ca­tion ou d’une excuse tar­dive de la part de la théo­lo­gie face au reproche que la culture moderne oppose au chris­tia­nisme, à savoir d’être allé trop loin dans l’accentuation d’une pré­di­ca­tion axée sur l’autre monde, négli­geant la dimen­sion ter­restre de l’homme et sa libé­ra­tion des alié­na­tions d’ici-bas. Il semble bien que les chré­tiens, catho­liques inclus, soient affli­gés d’un com­plexe d’infériorité vis-à-vis de la moder­ni­té, d’une sorte de sen­ti­ment de culpa­bi­li­té. C’est comme si l’on vou­lait démon­trer à la socié­té d’aujourd’hui que c’est nous qui avons posé les pré­misses de l’émancipation actuelle du monde d’avec le sacré, que c’est la foi chré­tienne qui défend les valeurs de ce monde et qui s’emploie à libé­rer l’homme de l’ancien « Dieu sacral ».

On com­prend ici pour­quoi la pré­sen­ta­tion du chris­tia­nisme cen­trée sur l’exercice des œuvres de cha­ri­té finit par glis­ser vers une simple éthique sécu­la­ri­sée et com­pré­hen­sible par tous. Actuel­le­ment, l’Église semble consi­dé­rer que c’est la carte à jouer, le moyen le plus facile pour être accep­té et admis à peu près par tout le monde. Mais c’est comme cela que nous assis­tons en fait à la réduc­tion du chris­tia­nisme à une éthique uni­ver­selle, et non à l’évangélisation du monde.

Les médias, les dis­cours offi­ciels, tiennent dans leur très grande majo­ri­té des pro­pos pure­ment laï­ci­sés. Mais il semble tou­jours plus que la voix publique de l’Église leur emboîte le pas, en met­tant au pre­mier rang les mêmes « grandes causes » qu’eux – la « sau­ve­garde de la Pla­nète », « l’accueil des migrants », la paix entre les reli­gions, la juste dis­tri­bu­tion des richesses, et ain­si de suite –, tan­dis que la pro­cla­ma­tion au monde de la Bonne Nou­velle se fait plu­tôt dis­crète. Il en res­sort un dés­équi­libre res­sen­ti entre, d’un côté, une atti­tude « huma­niste », de l’autre, un dis­cours ins­ti­tu­tion­nel sans force de convic­tion. N’est-ce pas le cas ?

Le fait que le monde catho­lique, comme le monde chré­tien en géné­ral, s’aligne à ce point sur ce que vous appe­lez les « grandes causes » (soli­da­ri­té, tolé­rance, éco­lo­gie, éga­li­ta­risme, etc.) et en fasse sa ban­nière est l’exemple le plus clair du « chris­tia­nisme sor­ti de lui-même », du chris­tia­nisme sécu­la­ri­sé. À mon avis, cela dépend, au moins dans une cer­taine mesure, pré­ci­sé­ment du sen­ti­ment de culpa­bi­li­té que j’ai men­tion­né pré­cé­dem­ment et que les catho­liques ont inté­rio­ri­sé. Après avoir repro­ché à l’Église du pas­sé de nom­breuses erreurs, les catho­liques vivent aujourd’hui dans l’angoisse de se rache­ter, en fai­sant preuve de dévo­tion envers les lieux com­muns de la men­ta­li­té libé­rale poli­ti­que­ment cor­recte. Ils sont pas­sés de « ne pas condam­ner », afin que le monde puisse se sen­tir accueilli et enten­du, à « deman­der par­don ». Beau sal­tus mor­ta­lis !

Dans les milieux d’Église, une cer­taine reli­gio­si­té du pas­sé a sou­vent été cri­ti­quée pour avoir trop favo­ri­sé la culpa­bi­li­té ou le sens du péché, pour avoir don­né une image dure et sévère de Dieu. On ne peut nier qu’il y ait une part de véri­té dans cette affir­ma­tion, mais l’aspect para­doxal est que le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té envers Dieu a été rem­pla­cé aujourd’hui par le sen­ti­ment (le plus sou­vent incons­cient) de culpa­bi­li­té envers la culture hégé­mo­nique. Il y a, pour ain­si dire, une crainte que le reproche fait aux catho­liques d’être ana­chro­niques et déra­ci­nés du monde, ou oppo­sés aux droits et aux liber­tés, ne sur­gisse encore et tou­jours de la part de la socié­té. D’où, je pense, l’effort pour se mon­trer com­plai­sants envers les lieux com­muns de l’éthique libé­rale aujourd’hui en cours. Le résul­tat est un chris­tia­nisme light, qui ne doit offen­ser per­sonne, au nom d’un amour qui n’a plus de contours clairs.

Il peut arri­ver ain­si que le res­pect de l’autre, en lui-même sacro-saint, conduise à jus­ti­fier tout com­por­te­ment, même immo­ral, et que le sou­ci de la san­té de la pla­nète fasse oublier l’écologie de l’âme et le res­pect de la nature humaine comme image indé­lé­bile de Dieu. En d’autres termes, on oublie le faire l’un sans omettre l’autre catho­lique et la juste hié­rar­chie que cela implique entre des aspects qui doivent être tenus ensemble.

On se demande com­ment une telle trans­mu­ta­tion de la cha­ri­té, qui est amour de Dieu et amour du pro­chain inti­me­ment liés, peut avoir lieu, en tout temps mais sur­tout aujourd’hui. En ce qui concerne les mis­sions, on a par­lé un temps d’un « apos­to­lat de simple pré­sence », main­te­nant on semble aller beau­coup plus loin, en consta­tant que sou­vent la cha­ri­té, dans les dis­cours et les actes de nom­breux catho­liques de tous rangs, se réduit à l’assistance cor­po­relle, à l’accueil, au dia­logue, etc. sans lien expli­cite avec l’expression de son motif ou de son expli­ci­ta­tion. Par­fois, cer­tains catho­liques se sentent même offen­sés s’ils sont soup­çon­nés d’évangéliser. Com­ment expli­quer cela soixante ans après le concile Vati­can II ?

Je pense que les rai­sons de cette « timi­di­té » dans la façon dont les chré­tiens et l’Église se pré­sentent dans le contexte actuel sont mul­tiples, et il est dif­fi­cile de for­mu­ler un diag­nos­tic adé­quat. C’est une atti­tude de renon­ce­ment, d’insécurité. On pour­rait appe­ler cela une forme de mimé­tisme, car en agis­sant de la sorte, on fait les mêmes choses et on pro­nonce les mêmes mots comme presque tout le monde pour­rait les faire et les dire aujourd’hui. Tout cela est cepen­dant tout à fait cohé­rent avec ce qui a été dit pré­cé­dem­ment sur la « reli­gion de la sor­tie de la reli­gion ».

Il y a quelques années, un théo­lo­gien bien connu, lors d’une confé­rence don­née dans une uni­ver­si­té pon­ti­fi­cale de Rome, avait décla­ré à un moment don­né : « Autre­fois, nous pen­sions davan­tage à l’homme en fonc­tion de Dieu, aujourd’hui nous pen­sons davan­tage à Dieu en fonc­tion de l’homme. Que cela soit légi­time ou non, qui le sait ? Je n’ose pas déci­der laquelle des deux pers­pec­tives est la meilleure. » Ce sont des mots qui font remon­ter à la sur­face une manière très répan­due de sen­tir et de vivre la foi : la théo­lo­gie et l’anthropologie peuvent inver­ser leur rela­tion, en subor­don­nant Dieu au bien-être et à l’épanouissement de l’homme, et le théo­lo­gien n’a rien à dire à ce sujet. Com­ment s’étonner alors que des croyants de bonne volon­té et des struc­tures ecclé­siales géné­reuses se mettent au ser­vice de la pau­vre­té socié­tale et humaine d’aujourd’hui et gardent le silence sur Dieu et Jésus-Christ ? Si l’important est de ser­vir l’homme, la pro­cla­ma­tion de l’Évangile devient ines­sen­tielle.

Le sujet devient tou­te­fois plus déli­cat, et néces­si­te­rait une étude beau­coup plus appro­fon­die, lorsque nous pen­sons à quelques exemples émi­nents de sain­te­té contem­po­raine qui, au contact de contextes non chré­tiens, ont adop­té une manière d’annoncer l’Évangile faite davan­tage de témoi­gnage que de pro­cla­ma­tion directe et expli­cite. Charles de Fou­cauld, par exemple, ne s’est pas enga­gé direc­te­ment dans une ten­ta­tive de conver­sion des musul­mans aux­quels il avait affaire, même si, au fond de lui, il vou­lait appor­ter le Christ à tous. Les longues années de son séjour par­mi les peuples isla­miques n’ont débou­ché sur aucune conver­sion. Il est sou­vent cité comme un exemple de cet apos­to­lat de la simple pré­sence que vous venez de men­tion­ner. Mère Tere­sa de Cal­cut­ta, elle aus­si, en appe­lant ses sœurs les Mis­sion­naires de la Cha­ri­té, a indi­qué un style par­ti­cu­lier de mis­sion, consis­tant à rendre pré­sent le visage de la cha­ri­té du Christ auprès des plus pauvres et des plus aban­don­nés[3], sans recou­rir à une annonce ver­bale expli­cite. Elle est allée jusqu’à dire : « J’ai tou­jours dit que nous aide­rions un hin­dou à deve­nir un meilleur hin­dou, un musul­man à deve­nir un meilleur musul­man, un catho­lique à deve­nir un meilleur catho­lique. »

Per­son­nel­le­ment, je n’aurais pas envie d’accepter com­plè­te­ment ces der­niers mots. Cepen­dant, deux choses sont à noter. Tout d’abord, ces deux exemples modernes de sain­te­té ont tou­jours mani­fes­té la cen­tra­li­té de Jésus-Christ dans leur vie et leur mis­sion, sans aucune incer­ti­tude. Ils étaient reli­gieux, leur vie était constam­ment orien­tée vers Dieu, la foi évan­gé­lique éma­nait de cha­cun de leurs gestes et de leur souffle, même sans avoir besoin de mots. Il était clair que leur vie ne pou­vait être expli­quée que par Jésus-Christ. Deuxiè­me­ment, je pense qu’ils ont mis en évi­dence un style pos­sible, mais pas le seul, de témoi­gnage de l’Évangile. Au sein de l’Église, on peut et on doit pro­cla­mer l’Évangile de diverses manières. Et la voie de l’annonce expli­cite ne peut jamais faire défaut, dans toute la vie de l’Église, si nous ne vou­lons pas contre­ve­nir à l’exemple et au com­man­de­ment de Jésus lui-même : en paroles et en actes, il a annon­cé le Royaume de Dieu et, en paroles et en actes, il a ordon­né aux dis­ciples de l’annoncer à leur tour.

 

L’« amé­ri­ca­nisme » jadis dénon­cé par le pape Léon XIII, vou­lant faire pri­mer l’action orga­ni­sée sur la contem­pla­tion, a mar­qué cer­tains moments du xxe siècle, en par­ti­cu­lier comme ten­ta­tion pour l’Action catho­lique. Il semble depuis quelque temps rega­gner du ter­rain sous une forme somme toute assez proche, avec la récu­pé­ra­tion de méthodes d’apostolat dont une par­tie du cler­gé attend un renou­veau, méthodes emprun­tées notam­ment aux évan­gé­liques amé­ri­cains. N’y a‑t-il pas quelque lien entre cette option, disons tech­ni­ciste, de l’apostolat, et la « reli­gion de la sor­tie de la reli­gion » ?

Je ne sais pas si l’américanisme de la fin du XIXe siècle pré­sente une ana­lo­gie pos­sible avec les phé­no­mènes plus actuels que vous avez men­tion­nés. Mon impres­sion, bien que je sois un moine vivant loin de l’action pas­to­rale pro­pre­ment dite, est qu’à ce stade de l’histoire de l’Église nous sommes confron­tés à quelque chose de nou­veau. Aujourd’hui, le fond du pro­blème est consti­tué par une for­mule qui porte l’impri­ma­tur. Je parle du « tour­nant pas­to­ral ». Cette for­mule nous accom­pagne depuis plu­sieurs décen­nies et est deve­nue la clé de voûte d’une réin­ter­pré­ta­tion géné­rale de la vie et de la mis­sion de l’Église. Tout est pas­sé au crible de la pers­pec­tive pas­to­rale, com­prise uni­la­té­ra­le­ment comme une « adap­ta­tion » aux condi­tions de l’homme contem­po­rain.

Il me semble cepen­dant que la pas­to­rale, dans ce sens par­ti­cu­lier, ne peut avoir ce rôle de pierre angu­laire dans l’architecture géné­rale de la vie ecclé­siale. Je me demande, par exemple, ce qu’est deve­nu le rap­pel constant, par Sacro­sanc­tum conci­lium, de l’unité ordon­née entre la glo­ri­fi­ca­tion de Dieu et le salut de l’homme, quand je constate que l’aspect doxo­lo­gique de la trans­cen­dance de Dieu a pra­ti­que­ment dis­pa­ru de la sen­si­bi­li­té spi­ri­tuelle de la majo­ri­té des prêtres et des fidèles. Je me demande aus­si ce qu’est deve­nue la pri­mau­té de l’écoute de la Parole de Dieu dans le sillage de la Tra­di­tion (Dei Ver­bum), quand je vois qu’elle est rem­pla­cée dans la pra­tique par l’écoute des « signes des temps », c’est-à-dire, en fait, des pra­tiques sociales, qui deviennent dans cer­tains cas le pre­mier lieu théo­lo­gique, jus­ti­fiant des écarts criants (comme dans le cas du synode alle­mand) par rap­port à l’enseignement tra­di­tion­nel de l’Église.

Cette façon de pra­ti­quer et de com­prendre le « tour­nant pas­to­ral », qui culmine dans le slo­gan de « l’Église en sor­tie », me semble rejoindre à bien des égards la thèse de Gau­chet sur la « reli­gion de la sor­tie de la reli­gion ». L’Église en sor­tie, en fait, se révèle tou­jours plus comme une sor­tie de l’Église. Ou, si l’on veut para­phra­ser Gau­chet, comme « l’Église de la sor­tie de l’Église ».

Pro­pos recueillis par Ber­nard Dumont

 

[1] Mar­cel Gau­chet, Le désen­chan­te­ment du monde. Une his­toire poli­tique de la reli­gion, Gal­li­mard, 2005. Cf. http://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/le-christianisme-commereligion-de-la-sortie-de-la-religion-modernite-et-secularisation-a-l-epoque-victorienne

[2] Tra­duc­tion fran­çaise : L’athéisme dans le chris­tia­nisme. La reli­gion de l’Exode et du Royaume, Gal­li­mard, 1978.

[3] Dans la ver­sion impri­mée du pré­sent texte, à la suite d’une erreur tech­nique, le pas­sage situé à la join­ture entre les pages 57 et 58, allant de « n’ont débou­ché » jusqu’à « plus pauvres », a été omis. Nous prions les lec­teurs de bien vou­loir accep­ter nos excuses pour cette erreur dont la cause reste non iden­ti­fiée.

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