Hervé Madelin : La conspiration imaginaire. Brèves remarques sur la Révolution
Agrégé d’anglais, ancien professeur en classes préparatoires, Hervé Madelin se propose dans La conspiration imaginaire ** de livrer une réflexion générale sur le phénomène révolutionnaire moderne en partant d’un fait précis, la condamnation en 1794 pour conspiration d’une famille de négociants malouins, les Magon, qui doit permettre d’éclairer l’ « emballement des choses » (p. 9) qui conduit à la Terreur.
Dans les faits, l’ouvrage d’H. Madelin est double, le rapport entre l’étude du cas des Magon et les réflexions sur la signification des révolutions modernes n’étant pas toujours évident. En s’appuyant principalement sur les travaux d’érudition existants, l’auteur reconstitue l’itinéraire des membres des différentes branches de la famille Magon, devenue depuis le xviie siècle la famille la plus prestigieuse de l’élite marchande de Saint-Malo, alliée à la fin de l’Ancien Régime à d’anciens lignages de la noblesse bretonne. L’auteur restitue avec beaucoup de justesse un milieu disparu et met en évidence quelques figures attachantes comme la marquise de Saint-Pern, belle-mère d’Adrien Magon de La Balue (p. 46–47). Jean-Baptiste Magon de La Balue s’impose quant à lui comme un financier incontournable. Si H. Madelin dépeint une famille de négociants laborieux, bien insérée dans la société d’ordres et de corps et attachée à des mœurs et des conceptions traditionnelles, il rappelle qu’un révolutionnaire fameux en est issu : Marie-Jean Hérault de Séchelles, principal rédacteur de la Constitution républicaine de l’an I et membre du Comité de Salut public en 1793, naît en 1759 de Marguerite-Marie Magon de La Lande, mais, précocement orphelin, est « privé d’un environnement familial normal », ce qui pourrait avoir facilité son détachement des mœurs traditionnelles (p. 53).
L’auteur s’attache à retracer l’itinéraire des membres de la famille pendant la Révolution, dont ils éprouvent aussitôt les violences et les désordres. Dès le début défavorables à la régénération révolutionnaire, par rejet de l’anarchie aussi bien que du renversement des principes anciens, les Magon espèrent un rapide retour à l’ordre, ce qui les empêche de prendre la mesure de la gravité de la situation. Si deux officiers font le choix de l’émigration pour s’enrôler dans l’armée des princes, la plupart des membres de la famille se retirent sur leurs terres ou poursuivent leurs activités économiques à Saint-Malo ; certains, non sans raison, comptent sur la protection que leur procure tout d’abord efficacement Hérault (p. 87). En octobre 1793, à l’instigation de Louis-Julien Héron, agent du Comité de Sûreté générale originaire des environs de Saint-Malo, les Magon, dont la fortune excite probablement la convoitise du Comité, sont dénoncés comme conspirateurs et arrêtés (p. 118–120). Transférés à Paris en juin 1794, les Magon comparaissent devant le Tribunal révolutionnaire, qui, sur la base de chefs d’accusation particulièrement inconsistants, condamne à mort seize personnes liées à la conspiration supposée.
Parallèlement à la reconstitution de la « conspiration Magon », l’ouvrage propose des considérations plus générales sur la Révolution, auxquelles la première est parfois rattachée assez artificiellement, par exemple lorsque l’auteur mentionne la lecture de Burke par Magon de La Balue (p. 151). Pour H. Madelin, qui situe ses interprétations dans la lignée de l’école dite révisionniste de François Furet, dans une version redéfinie par les travaux de Patrice Guenifey (p. 10), l’emballement révolutionnaire, loin d’être seulement conjoncturel comme le voudrait la théorie des circonstances dominante depuis Albert Mathiez dans l’historiographie française de la Révolution, procède du rejet de toute norme divine ou transcendante. Le transfert de la souveraineté du roi à la nation révolutionnaire qui s’opère à partir de 1789 s’accompagne, dans la lignée des écrits de Sieyès et de Mably, d’une élimination des limitations qu’imposaient au pouvoir royal les principes chrétiens contre lesquels il ne pouvait aller sans remettre en cause ses propres fondements (p. 173). H. Madelin commente à ce propos avec beaucoup de finesse les remontrances adressées par Malesherbes à Louis XV à l’occasion de la réforme de Maupeou : pour Malesherbes, qui prolonge malgré ses ambiguïtés les théoriciens de l’absolutisme, le service du roi implique le refus du despotisme, précisément en raison de l’origine divine du pouvoir (p. 174–175). L’auteur montre ainsi que l’affirmation de la nécessité d’une loi transcendante se trouve au cœur de la critique de la Révolution française par Burke, pour qui le contrat social doit unir non seulement les vivants, mais aussi les morts, les générations futures et le monde invisible, ce qui impose aux hommes des règles intangibles, condition indispensable de la confiance qui fonde le lien social (p. 177–179).
Au contraire, estime l’auteur, la conception rousseauiste de la volonté générale ne peut être exonérée de toute responsabilité dans le basculement terroriste de la Révolution. H. Madelin consacre ainsi des pages très intéressantes au rousseauisme révolutionnaire. Il se garde avec raison de voir dans la politique révolutionnaire une pure et simple application des doctrines de Rousseau, soumises à des réinterprétations qui les infléchissent considérablement jusqu’à les rendre parfois méconnaissables. Le rejet bien connu par les constituants du mandat impératif les sépare de la théorie de la volonté générale inaliénable exposée par Rousseau dans le Contrat social. De surcroît, des révolutionnaires comme Robespierre ou Saint-Just répudient ouvertement le contractualisme. Subsiste cependant de Rousseau, chez l’un comme chez l’autre, la « substitution du sentiment à la Révélation » (p. 186). Comme Rousseau, qui estime qu’il n’existe aucune loi que le souverain ne puisse enfreindre, la Révolution opère ainsi un « déplacement du sacré » (p. 190) en divinisant le souverain. Dépourvu de règle fixe, le pouvoir illimité attribué à la volonté générale ne peut aboutir qu’à la destruction du lien social et à un affrontement général. « Abdiquant toute velléité de jugement ou de volonté personnels, on cherchera sa survie dans une unanimité de commande au sein d’un peuple-dieu incarné par une faction momentanément dominante » (p. 193). H. Madelin montre ainsi la contradiction dans laquelle tombe l’analyse que livre Hannah Arendt du phénomène totalitaire lorsqu’elle salue dans la Déclaration des droits de 1789 l’émancipation de l’homme du commandement de Dieu : c’est précisément cette émancipation qui relativise inévitablement la protection que les droits sont censés procurer à l’homme (p. 198–199). Ce n’est donc pas un hasard si la politique religieuse de la Constituante, de la nationalisation des biens du clergé de novembre 1789 au décret du serment de novembre 1790, a ouvert la crise la plus lourde de conséquences de la décennie révolutionnaire : l’attentat aux propriétés, puis à la constitution même de l’Église a révélé l’affranchissement de toute loi supérieure en même temps qu’il l’a radicalisé en lui donnant un caractère irréversible.
Si l’ouvrage manque certainement d’unité, il réussit à allier une information historique rigoureuse à la réflexion philosophique pour ouvrir d’intéressantes pistes de réflexion sur le phénomène révolutionnaire moderne.
** Hervé Madelin, La conspiration imaginaire. Brèves remarques sur la Révolution, L’Harmattan, 2022, 245 p., 25 €