Revue de réflexion politique et religieuse.

Her­vé Made­lin : La conspi­ra­tion ima­gi­naire. Brèves remarques sur la Révo­lu­tion

Article publié le 4 Mar 2023 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Agré­gé d’anglais, ancien pro­fes­seur en classes pré­pa­ra­toires, Her­vé Made­lin se pro­pose dans La conspi­ra­tion ima­gi­naire ** de livrer une réflexion géné­rale sur le phé­no­mène révo­lu­tion­naire moderne en par­tant d’un fait pré­cis, la condam­na­tion en 1794 pour conspi­ra­tion d’une famille de négo­ciants malouins, les Magon, qui doit per­mettre d’éclairer l’ « embal­le­ment des choses » (p. 9) qui conduit à la Ter­reur.

Dans les faits, l’ouvrage d’H. Made­lin est double, le rap­port entre l’étude du cas des Magon et les réflexions sur la signi­fi­ca­tion des révo­lu­tions modernes n’étant pas tou­jours évident. En s’appuyant prin­ci­pa­le­ment sur les tra­vaux d’érudition exis­tants, l’auteur recons­ti­tue l’itinéraire des membres des dif­fé­rentes branches de la famille Magon, deve­nue depuis le xviie siècle la famille la plus pres­ti­gieuse de l’élite mar­chande de Saint-Malo, alliée à la fin de l’Ancien Régime à d’anciens lignages de la noblesse bre­tonne. L’auteur res­ti­tue avec beau­coup de jus­tesse un milieu dis­pa­ru et met en évi­dence quelques figures atta­chantes comme la mar­quise de Saint-Pern, belle-mère d’Adrien Magon de La Balue (p. 46–47). Jean-Bap­tiste Magon de La Balue s’impose quant à lui comme un finan­cier incon­tour­nable. Si H. Made­lin dépeint une famille de négo­ciants labo­rieux, bien insé­rée dans la socié­té d’ordres et de corps et atta­chée à des mœurs et des concep­tions tra­di­tion­nelles, il rap­pelle qu’un révo­lu­tion­naire fameux en est issu : Marie-Jean Hérault de Séchelles, prin­ci­pal rédac­teur de la Consti­tu­tion répu­bli­caine de l’an I et membre du Comi­té de Salut public en 1793, naît en 1759 de Mar­gue­rite-Marie Magon de La Lande, mais, pré­co­ce­ment orphe­lin, est « pri­vé d’un envi­ron­ne­ment fami­lial nor­mal », ce qui pour­rait avoir faci­li­té son déta­che­ment des mœurs tra­di­tion­nelles (p. 53).

L’auteur s’attache à retra­cer l’itinéraire des membres de la famille pen­dant la Révo­lu­tion, dont ils éprouvent aus­si­tôt les vio­lences et les désordres. Dès le début défa­vo­rables à la régé­né­ra­tion révo­lu­tion­naire, par rejet de l’anarchie aus­si bien que du ren­ver­se­ment des prin­cipes anciens, les Magon espèrent un rapide retour à l’ordre, ce qui les empêche de prendre la mesure de la gra­vi­té de la situa­tion. Si deux offi­ciers font le choix de l’émigration pour s’enrôler dans l’armée des princes, la plu­part des membres de la famille se retirent sur leurs terres ou pour­suivent leurs acti­vi­tés éco­no­miques à Saint-Malo ; cer­tains, non sans rai­son, comptent sur la pro­tec­tion que leur pro­cure tout d’abord effi­ca­ce­ment Hérault (p. 87). En octobre 1793, à l’instigation de Louis-Julien Héron, agent du Comi­té de Sûre­té géné­rale ori­gi­naire des envi­rons de Saint-Malo, les Magon, dont la for­tune excite pro­ba­ble­ment la convoi­tise du Comi­té, sont dénon­cés comme conspi­ra­teurs et arrê­tés (p. 118–120). Trans­fé­rés à Paris en juin 1794, les Magon com­pa­raissent devant le Tri­bu­nal révo­lu­tion­naire, qui, sur la base de chefs d’accusation par­ti­cu­liè­re­ment incon­sis­tants, condamne à mort seize per­sonnes liées à la conspi­ra­tion sup­po­sée.

Paral­lè­le­ment à la recons­ti­tu­tion de la « conspi­ra­tion Magon », l’ouvrage pro­pose des consi­dé­ra­tions plus géné­rales sur la Révo­lu­tion, aux­quelles la pre­mière est par­fois rat­ta­chée assez arti­fi­ciel­le­ment, par exemple lorsque l’auteur men­tionne la lec­ture de Burke par Magon de La Balue (p. 151). Pour H. Made­lin, qui situe ses inter­pré­ta­tions dans la lignée de l’école dite révi­sion­niste de Fran­çois Furet, dans une ver­sion redé­fi­nie par les tra­vaux de Patrice Gue­ni­fey (p. 10), l’emballement révo­lu­tion­naire, loin d’être seule­ment conjonc­tu­rel comme le vou­drait la théo­rie des cir­cons­tances domi­nante depuis Albert Mathiez dans l’historiographie fran­çaise de la Révo­lu­tion, pro­cède du rejet de toute norme divine ou trans­cen­dante. Le trans­fert de la sou­ve­rai­ne­té du roi à la nation révo­lu­tion­naire qui s’opère à par­tir de 1789 s’accompagne, dans la lignée des écrits de Sieyès et de Mably, d’une éli­mi­na­tion des limi­ta­tions qu’imposaient au pou­voir royal les prin­cipes chré­tiens contre les­quels il ne pou­vait aller sans remettre en cause ses propres fon­de­ments (p. 173). H. Made­lin com­mente à ce pro­pos avec beau­coup de finesse les remon­trances adres­sées par Male­sherbes à Louis XV à l’occasion de la réforme de Mau­peou : pour Male­sherbes, qui pro­longe mal­gré ses ambi­guï­tés les théo­ri­ciens de l’absolutisme, le ser­vice du roi implique le refus du des­po­tisme, pré­ci­sé­ment en rai­son de l’origine divine du pou­voir (p. 174–175). L’auteur montre ain­si que l’affirmation de la néces­si­té d’une loi trans­cen­dante se trouve au cœur de la cri­tique de la Révo­lu­tion fran­çaise par Burke, pour qui le contrat social doit unir non seule­ment les vivants, mais aus­si les morts, les géné­ra­tions futures et le monde invi­sible, ce qui impose aux hommes des règles intan­gibles, condi­tion indis­pen­sable de la confiance qui fonde le lien social (p. 177–179).

Au contraire, estime l’auteur, la concep­tion rous­seauiste de la volon­té géné­rale ne peut être exo­né­rée de toute res­pon­sa­bi­li­té dans le bas­cu­le­ment ter­ro­riste de la Révo­lu­tion. H. Made­lin consacre ain­si des pages très inté­res­santes au rous­seauisme révo­lu­tion­naire. Il se garde avec rai­son de voir dans la poli­tique révo­lu­tion­naire une pure et simple appli­ca­tion des doc­trines de Rous­seau, sou­mises à des réin­ter­pré­ta­tions qui les inflé­chissent consi­dé­ra­ble­ment jusqu’à les rendre par­fois mécon­nais­sables. Le rejet bien connu par les consti­tuants du man­dat impé­ra­tif les sépare de la théo­rie de la volon­té géné­rale inalié­nable expo­sée par Rous­seau dans le Contrat social. De sur­croît, des révo­lu­tion­naires comme Robes­pierre ou Saint-Just répu­dient ouver­te­ment le contrac­tua­lisme. Sub­siste cepen­dant de Rous­seau, chez l’un comme chez l’autre, la « sub­sti­tu­tion du sen­ti­ment à la Révé­la­tion » (p. 186). Comme Rous­seau, qui estime qu’il n’existe aucune loi que le sou­ve­rain ne puisse enfreindre, la Révo­lu­tion opère ain­si un « dépla­ce­ment du sacré » (p. 190) en divi­ni­sant le sou­ve­rain. Dépour­vu de règle fixe, le pou­voir illi­mi­té attri­bué à la volon­té géné­rale ne peut abou­tir qu’à la des­truc­tion du lien social et à un affron­te­ment géné­ral. « Abdi­quant toute vel­léi­té de juge­ment ou de volon­té per­son­nels, on cher­che­ra sa sur­vie dans une una­ni­mi­té de com­mande au sein d’un peuple-dieu incar­né par une fac­tion momen­ta­né­ment domi­nante » (p. 193). H. Made­lin montre ain­si la contra­dic­tion dans laquelle tombe l’analyse que livre Han­nah Arendt du phé­no­mène tota­li­taire lorsqu’elle salue dans la Décla­ra­tion des droits de 1789 l’émancipation de l’homme du com­man­de­ment de Dieu : c’est pré­ci­sé­ment cette éman­ci­pa­tion qui rela­ti­vise inévi­ta­ble­ment la pro­tec­tion que les droits sont cen­sés pro­cu­rer à l’homme (p. 198–199). Ce n’est donc pas un hasard si la poli­tique reli­gieuse de la Consti­tuante, de la natio­na­li­sa­tion des biens du cler­gé de novembre 1789 au décret du ser­ment de novembre 1790, a ouvert la crise la plus lourde de consé­quences de la décen­nie révo­lu­tion­naire : l’attentat aux pro­prié­tés, puis à la consti­tu­tion même de l’Église a révé­lé l’affranchissement de toute loi supé­rieure en même temps qu’il l’a radi­ca­li­sé en lui don­nant un carac­tère irré­ver­sible.

Si l’ouvrage manque cer­tai­ne­ment d’unité, il réus­sit à allier une infor­ma­tion his­to­rique rigou­reuse à la réflexion phi­lo­so­phique pour ouvrir d’intéressantes pistes de réflexion sur le phé­no­mène révo­lu­tion­naire moderne.

** Her­vé Made­lin, La conspi­ra­tion ima­gi­naire. Brèves remarques sur la Révo­lu­tion, L’Harmattan, 2022, 245 p., 25 €

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