Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 157 : La machine et les rouages

Article publié le 29 Août 2023 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les 16 et 17 février der­niers, un col­loque a été tenu à notre ini­tia­tive, avec l’aide bien­veillante de l’Ins­ti­tut catho­lique d’é­tudes supé­rieures (ICES), à son siège de La Roche-sur-Yon, et de quelques-uns de ses col­la­bo­ra­teurs et ensei­gnants[1]. Le thème de cette ren­contre était ain­si libel­lé : « La machine et les rouages. Muta­tions dans le domaine du pou­voir en période “post post­mo­derne” ». Il fai­sait ain­si allu­sion directe au titre d’un livre de l’his­to­rien dis­si­dent russe Michel Hel­ler, qui, étant alors ins­tal­lé en France et ensei­gnant en Sor­bonne, avait publié une ana­lyse par­ti­cu­liè­re­ment sai­sis­sante du sys­tème sovié­tique et des trans­for­ma­tions anthro­po­lo­giques qu’il avait pour fina­li­té de pro­duire, et qu’il a effec­ti­ve­ment pro­duites en son temps : La machine et les rouages. La for­ma­tion de l’homme sovié­tique[2]. L’ou­vrage était très sys­té­ma­tique, pas­sant en revue les dif­fé­rents moyens de des­truc­tion de l’homme natu­rel et reli­gieux pour le trans­for­mer en bon homo sovie­ti­cus.

Lors­qu’on lit com­ment cette opé­ra­tion a été réa­li­sée depuis 1917, on peut pen­ser que la méthode employée rele­vait d’une mon­tée aux extrêmes de la moder­ni­té dans sa ver­sion mar­xiste révo­lu­tion­naire, bru­tale et sys­té­ma­tique, aujourd’­hui relé­guée dans le pas­sé, et de toute manière non appli­cable à l’i­den­tique en Occi­dent.

Pour­tant bien des choses nous poussent, au-delà des dif­fé­rences nom­breuses d’idéologie, de struc­tures et de moyens, à admettre une forte ana­lo­gie avec la situa­tion que nous consta­tons aujourd’hui en ce temps de dépas­se­ment de la post­mo­der­ni­té. Dans le sys­tème sovié­tique, expli­quait Hel­ler, « on frappe la reli­gion, la famille, la mémoire his­to­rique, la langue. La socié­té est sys­té­ma­ti­que­ment, métho­di­que­ment, ato­mi­sée, l’individu se voit pri­vé des liens qu’il s’était choi­sis, au pro­fit d’autres, éta­blis pour lui et approu­vés par l’État. L’homme se retrouve abso­lu­ment seul face au lévia­than de l’État. Il ne lui reste qu’à se “fondre dans le col­lec­tif ”, à deve­nir une “goutte dans la masse”, s’il veut se sau­ver d’une soli­tude qui le ter­ri­fie[1] ».

L’État de droit finis­sant n’a peut-être pas encore exac­te­ment le visage du Lévia­than hob­bé­sien, cha­cun res­tant en prin­cipe assez libre de suivre ou non la pente domi­nante, fût-ce, le cas échéant, au prix d’un effort sen­sible. Encore faut-il que l’intelligence de cette situa­tion et la volon­té de la dépas­ser soient en éveil et capables de s’exercer, sur­tout si à la pres­sion légale s’associe une pres­sion sociale insi­nuante à laquelle il est dif­fi­cile de résis­ter, notam­ment par défaut d’aptitude à en sai­sir les don­nées exactes et la noci­vi­té.

C’est dans le but de faire un pre­mier point sur le sujet que le col­loque dont nous ren­dons compte a été orga­ni­sé. Son pro­pos était de déga­ger quelques angles d’approche de cette réa­li­té en évo­lu­tion, abor­dant cer­tains aspects signi­fi­ca­tifs du cadre ins­ti­tu­tion­nel, des moyens d’emprise sociale et des consé­quences anthro­po­lo­giques en résul­tant et deve­nant à leur tour condi­tion de pos­si­bi­li­té de l’évolution consta­tée. Sur cha­cun de ces ter­rains, il a fal­lu faire des choix, ce qui oblige à consi­dé­rer l’effort consen­ti comme une modeste contri­bu­tion à une approche d’ensemble, une étape sur le che­min d’une réflexion plus éten­due et plus appro­fon­die.

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La moder­ni­té, en géné­ral, et la moder­ni­té poli­tique en par­ti­cu­lier se sont déve­lop­pées à la manière d’un flux[2]. Cela est inhé­rent au prin­cipe phi­lo­so­phique ini­tial, qui est celui d’une rup­ture avec l’ordre natu­rel et d’une ten­ta­tive de construc­tion déployée dans le temps. Par le fait même, ce flux connaît une suite de chan­ge­ments d’intensité variable, selon les résis­tances ou les condi­tions favo­rables qu’il ren­contre, telles que l’état moral des socié­tés, les moyens tech­niques dis­po­nibles, l’équilibre des forces au sein de la guerre per­pé­tuelle entre ses propres pro­ta­go­nistes.

Si cette évo­lu­tion se pro­duit par glis­se­ments suc­ces­sifs, leur dérou­le­ment ne pro­cède pas ordi­nai­re­ment par suc­ces­sion d’étapes net­te­ment cloi­son­nées, comme l’alignement d’une série de situa­tions clai­re­ment dis­tinctes, telles que révo­lu­tion, démo­cra­tie par­le­men­taire à base natio­nale, confu­sion post­mo­derne… De telles étapes ne peuvent être dis­tin­guées qu’avec le temps, mais dans le court ou le moyen terme ce n’est pas ain­si que les choses se passent, y com­pris en période stric­te­ment révo­lu­tion­naire. Le chan­ge­ment s’opère bien plu­tôt selon un mou­ve­ment com­plexe, une hys­té­ré­sis qui connaît la per­sis­tance d’un phé­no­mène quand dis­pa­raissent les causes qui l’ont pro­duit.

On peut citer ici Guy Her­met, dans un entre­tien qu’il nous avait accor­dé en 2008 à pro­pos de son livre L’hiver de la démo­cra­tie ou le nou­veau régime (Armand Colin 2007), et répon­dant à une ques­tion sur la méta­phore de l’hiver et des « germes » qui lui sont asso­ciés. Nous ne pou­vons que le citer ici lon­gue­ment : « C’est la volon­té ou la ten­dance à abo­lir la supré­ma­tie de la poli­tique au béné­fice d’une sorte de pri­va­ti­sa­tion de la ges­tion de nos socié­tés avan­cées qui implique l’hiver de la démo­cra­tie, autre­ment dit l’épuisement de sa tra­jec­toire. Mais au départ, j’ai pris l’idée d’hiver comme une figure de style, pas tota­le­ment inno­cente cepen­dant. Je venais de relire L’Ancien Régime et la Révo­lu­tion. Toc­que­ville y consi­dère que dans les années 1780, les gens vivaient déjà dans un autre régime, les idées avaient com­plè­te­ment chan­gé, beau­coup de méca­nismes de conduite de la socié­té s’étaient com­plè­te­ment trans­for­més. Pour­tant les gens ne s’en ren­daient pas compte ; ils avaient l’impression d’être ins­tal­lés pour très long­temps encore dans le régime qu’ils connais­saient, une monar­chie abso­lue extrê­me­ment molle. C’était la fin de l’Ancien Régime, son hiver. Il n’en avait plus que pour peu d’années en France et guère plus ailleurs. Or les gens ne le savaient pas, et je me suis dit que nous devions être dans une situa­tion de cet ordre-là. Il y avait en outre, alors comme main­te­nant, quelques élé­ments du régime d’après qui appa­rais­saient, d’un régime qui n’avait et n’a évi­dem­ment pas encore de nom[3]. »

Il s’agit donc de com­prendre les moda­li­tés actuelles d’une telle évo­lu­tion, consi­dé­rant la dis­so­lu­tion post­mo­derne comme une condi­tion, désor­mais rem­plie, du pas­sage à une phase ulté­rieure, qua­li­fiée par com­mo­di­té de post-post­mo­der­ni­té, bien à l’opposé des pro­messes d’avènement d’une socié­té libre et paci­fiée[4].

Aujourd’hui nous connais­sons donc une situa­tion nou­velle, périlleuse, appe­lant une dis­ci­pline d’observation et d’analyse par­ti­cu­liè­re­ment atten­tive. Deux risques se pré­sentent en effet, celui, d’une part, de ne pas sai­sir l’importance ou, moins encore, la dimen­sion réelle du chan­ge­ment dont nous sommes les contem­po­rains, et celui, à l’inverse, d’en dra­ma­ti­ser les effets, lais­sant une ima­gi­na­tion ter­ri­fiée para­ly­ser d’avance toute vel­léi­té de résis­tance. De là, la néces­si­té de consen­tir l’effort d’une étude métho­dique.

Les années écou­lées, mar­quées par la crise liée à la pan­dé­mie, mais pas seule­ment, ont beau­coup aidé dans ce sens, par l’abondance des signes de chan­ge­ment dans l’ordre des ins­ti­tu­tions poli­tiques, du déli­te­ment des iden­ti­tés col­lec­tives, de l’apparition de nou­velles construc­tions idéo­lo­giques et de nou­velles méthodes d’action révo­lu­tion­naire, d’une grande dégra­da­tion des liens sociaux, le tout sur fond de bond en avant tech­no­lo­gique, sans oublier la radi­ca­li­sa­tion de la crise frap­pant l’Église, dont la voix pro­phé­tique fait cruel­le­ment défaut dans de telles cir­cons­tances. Nous pou­vons donc consi­dé­rer que nous nous trou­vons dans un moment de grande muta­tion, cer­tai­ne­ment plus réelle et éten­due que ne le laisse sup­po­ser, bien qu’il en consti­tue l’un des signes, le slo­gan tech­no­cra­tique du Great Reset lan­cé par le pré­sident du Forum de Davos, Klaus Schwab. Autre est la ques­tion de savoir com­ment cette muta­tion pour­ra se ter­mi­ner, ce que l’on peut mettre en hypo­thèses mais dont l’issue n’appartient qu’à Dieu.

La pers­pec­tive est trop ample pour que l’on puisse pré­tendre pré­sen­ter une syn­thèse venant défi­nir un tel bas­cu­le­ment géné­ral, d’autant plus qu’il est tou­jours plus aisé d’identifier les traits d’une période qui se ter­mine que le pré­sent dans sa nou­veau­té. Tou­te­fois une pre­mière avan­cée en ce sens s’avère réel­le­ment pos­sible.

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À cer­tains égards nous ne vivons aucune révo­lu­tion, mais seule­ment l’accomplissement d’un cer­tain nombre de pro­ces­sus pré­exis­tants, arri­vant à leur achè­ve­ment, selon leur logique propre de déve­lop­pe­ment. Autre­ment dit, l’arbre – le mau­vais arbre ! – finit par pro­duire ses fruits. Il en va ain­si dans le domaine humain, pre­mier consti­tuant des com­mu­nau­tés poli­tiques, dont la cohé­sion a été suc­ces­si­ve­ment frap­pée par l’abandon de ce qui pou­vait encore lui don­ner, quoique de manière très ambi­guë, une cohé­sion, autour d’une conscience natio­nale, d’un héri­tage his­to­rique, d’une cer­taine homo­gé­néi­té cultu­relle com­mune et, dans divers cas, de l’unité reli­gieuse. Il y a bien long­temps que la France a vécu tout cela dans l’ambiguïté, le roman natio­nal répu­bli­cain s’appropriant la conscience his­to­rique col­lec­tive en y fai­sant le tri afin d’en tirer les bases d’un utile consen­sus autour du sys­tème du pou­voir en place, qu’il soit libé­ral, répu­bli­cain de com­bat, socia­liste et même com­mu­niste[5].

Il ne fait aucun doute que la conscience natio­nale, pré­exis­tante ou fabri­quée à par­tir de rien selon les lieux, fut un ciment social utile aux construc­tions poli­tiques de la période post-révo­lu­tion­naire. « Il fal­lait […] faire admettre au peuple le plus dif­fi­cile à assi­mi­ler : conci­lier aux yeux de cha­cun le dogme de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, illi­mi­té dans son prin­cipe mais res­treint dans sa sub­stance, avec la réa­li­té tan­gible d’un appa­reil de pou­voir main­te­nu ou créé qui conser­vait ou aug­men­tait même les attri­buts de sa domi­na­tion réga­lienne. Il conve­nait, à cette fin, que les “sou­ve­rains popu­laires” ain­si pro­cla­més en viennent à appré­cier la valeur sym­bo­lique de leur cou­ron­ne­ment, quand bien même celui-ci se trou­vait assor­ti d’un enfer­me­ment sans échap­pa­toire au sein d’un espace natio­nal ain­si que d’une limi­ta­tion dras­tique entraî­née par l’imposition de la doc­trine de la repré­sen­ta­tion[6]. »

Mai 68 a sanc­tion­né le bas­cu­le­ment dans l’unidimensionnalité du monde mar­chand, bien que l’ère de la consom­ma­tion ait com­men­cé plus tôt son effet démo­ra­li­sa­teur. Par étapes suc­ces­sives, ce qui don­nait il y a rela­ti­ve­ment peu de temps encore sa consis­tance à une socié­té natio­nale a alors som­bré dans l’insignifiance. Non seule­ment cette trans­va­lua­tion des valeurs n’est pas déplo­rée par le néo-libé­ra­lisme aujourd’hui domi­nant, elle est au contraire recher­chée, comme le montrent, entre autres, les poli­tiques d’immigration et de brouillage volon­tai­re­ment orga­ni­sé des iden­ti­tés par des orga­nismes idéo­lo­giques et la pres­sion des ins­tances éta­tiques elles-mêmes. La der­nière en date d’une ten­ta­tive de sau­ve­tage avait été pro­po­sée par Jür­gen Haber­mas à la fin du siècle pas­sé, mais n’a plus de sens aujourd’hui, si tant est qu’elle en ait eu alors. Rap­pe­lons la for­mu­la­tion de son uto­pie : « [Il] s’agit d’élaborer un “vivre ensemble” repo­sant sur des prin­cipes poli­tiques com­muns plu­tôt que sur des valeurs défi­nis­sant une iden­ti­té par­ti­cu­lière. Dans un lan­gage libé­ral, il faut fon­der le poli­tique sur une concep­tion du juste per­met­tant la réa­li­sa­tion des droits de cha­cun plu­tôt que sur une concep­tion par­ti­cu­lière du bien. Cette vision poli­tique com­mune doit notam­ment per­mettre à cha­cun de réa­li­ser, indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment, sa propre concep­tion du bien. En d’autres termes, le poli­tique doit rele­ver de la construc­tion d’un pro­jet par­ta­gé plu­tôt que d’une iden­ti­té com­mune, ce qui per­met de se pro­té­ger contre les sim­pli­fi­ca­tions et les dan­gers décou­lant des approches com­mu­nau­ta­riennes[7]. »

Michel Hel­ler avait divi­sé La machine et les rouages en trois par­ties, dont deux acquièrent aujourd’hui un sens tout par­ti­cu­lier pour nous : « Vec­teurs » et « Ins­tru­ments ». Dans la pre­mière caté­go­rie entraient notam­ment l’infantilisation des masses et l’idéologisation, deux condi­tions de pos­si­bi­li­té du tota­li­ta­risme. La par­tie sui­vante en énu­mé­rait tous les moyens : la peur, la contre-édu­ca­tion sco­laire, la cor­rup­tion, le contrôle de la culture et de la langue… En par­cou­rant cette liste, on est frap­pé de son actua­li­té. Faut-il consi­dé­rer que le régime sovié­tique était bru­tal tan­dis que le nôtre serait bien plus libé­ral ? Là est la vraie ques­tion, tou­chant à la nature – ou aux moda­li­tés – de la vio­lence appli­quée à la socié­té, aujourd’hui plon­gée dans la confu­sion. Nous sommes dans la « socié­té des indi­vi­dus » (Elias) ou au « temps des tri­bus » (Maf­fe­so­li), effet néces­saire d’une éco­no­mie ne pou­vant pour­suivre sa crois­sance sans fin qu’en sup­pri­mant tous les freins sus­cep­tibles de s’y oppo­ser. Toutes les forces des­truc­trices des réa­li­tés morales se déploient de fait dans le même sens, elles sont donc ins­tru­men­tales par rap­port à cette fuite en avant.

C’est sur ce fond de réduc­tion cultu­relle que nous pou­vons alors com­prendre deux don­nées fon­da­men­tales, effec­ti­ve­ment vec­teurs et ins­tru­ments du bas­cu­le­ment de civi­li­sa­tion que nous subis­sons : d’une part, les nou­veaux visages de l’État et le pas­sage à une orga­ni­sa­tion consti­tu­tion­nelle nou­velle, d’autre part, l’invasion de la tech­nique et des nou­velles formes de contrôle des masses qu’elle offre.

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Un pre­mier domaine exa­mi­né est celui de l’organisation du pou­voir éta­tique, au gré de l’évolution géné­rale du sys­tème poli­tique moderne. En intro­duc­tion syn­thé­tique à la com­pré­hen­sion du chan­ge­ment de forme du régime poli­tique qui domine dans ce qu’il est conve­nu d’appeler l’Occident, Miguel Ayu­so a com­men­cé par dres­ser un tableau de la trans­for­ma­tion, par étapes, du rôle des consti­tu­tions, non seule­ment comme ins­tru­ments de répar­ti­tion des fonc­tions du pou­voir poli­tique, mais tou­jours plus comme moyen d’emprise sur l’ensemble de la vie sociale. Au départ du phé­no­mène poli­tique moderne, par « consti­tu­tion » on a enten­du le pacte fon­da­teur, l’acte ins­ti­tuant d’une volon­té par­ta­gée entre les par­tis les plus forts, et non pas, bien sûr, l’organisation conforme au droit natu­rel régis­sant une com­mu­nau­té poli­tique déter­mi­née. Ce pacte a varié dans le temps avec la com­po­si­tion des forces qui le conclurent, pen­dant tout le XIXe siècle et jusqu’à nous, mais ces varia­tions n’ont pas été for­tuites, cor­res­pon­dant plu­tôt au fran­chis­se­ment d’étapes impo­sées elles-mêmes par le jeu des causes et effets de chaque confi­gu­ra­tion. La sou­ve­rai­ne­té, c’est-à-dire l’affirmation du vou­loir pur de l’État moderne, « va pas­ser de son incar­na­tion dans la per­sonne du roi à la “nation” puis au “peuple”, don­nant lieu à des formes nou­velles et plus radi­cales d’absolutisme. Car, d’une part, celui des monar­chies était lié à de mul­tiples média­tions reli­gieuses et ins­ti­tu­tion­nelles de nature tra­di­tion­nelle, tan­dis que celui de la “nation” était fon­da­men­ta­le­ment celui d’une classe, et celui du “peuple”, une abs­trac­tion encore plus dan­ge­reuse que celle d’une pure oli­gar­chie, puisque la volon­té géné­rale comme source de pou­voir et de “droit” deve­nait l’instance ultime et indé­pas­sable. »

L’histoire consti­tu­tion­nelle a ain­si sui­vi des étapes assez nettes : le consti­tu­tion­na­lisme libé­ral, puis démo­cra­tique, ensuite le consti­tu­tion­na­lisme ratio­na­li­sé propre au xxe siècle, for­ma­liste mais aus­si construc­ti­viste, les consti­tu­tions étant construites comme plans d’organisation poli­tique et sociale conforme à une idéo­lo­gie. Par la suite, après 1945, l’influence amé­ri­caine a favo­ri­sé le pas­sage au « néo-consti­tu­tion­na­lisme », carac­té­ri­sé par la place crois­sante (d’apparition récente en France) des cours consti­tu­tion­nelles s’arrogeant, à l’instar de la Cour suprême amé­ri­caine, le rôle de gar­dien de l’idéologie.

La « construc­tion euro­péenne » et la mul­ti­pli­ca­tion des cours inter­na­tio­nales de jus­tice a per­mis d’élargir le phé­no­mène, de sorte que les ins­tances de contrôle consti­tu­tion­nel, c’est-à-dire de la régu­la­ri­té du res­pect des consti­tu­tions, sont deve­nues des lieux de pou­voir et, du fait même, des lieux for­te­ment convoi­tés[8]. Ain­si, pour­suit Miguel Ayu­so, « tout comme la Consti­tu­tion a rem­pla­cé la loi, la juris­pru­dence des Cours consti­tu­tion­nelles rem­place les consti­tu­tions. L’interprétation devient une nova­tion (sinon une authen­tique créa­tion) lorsque la Consti­tu­tion est tra­hie, même si sa lettre reste inchan­gée ». Il ne reste plus alors qu’à adap­ter le droit au fait, ce qui se tra­duit aus­si bien par la mise à dis­po­si­tion de la puis­sance éta­tique au pro­fit de toutes sortes d’organes d’influence éco­no­mique et idéo­lo­gique[9]. Ain­si l’appareil éta­tique se recon­fi­gure, tout comme le sys­tème anté­rieur des élec­tions et du jeu par­le­men­taire se vide de sens.

La période pré­sente marque donc le dépas­se­ment du sup­po­sé « État de droit » de la période anté­rieure, lais­sant place, der­rière la façade qui en est main­te­nue, à la réa­li­té d’un pou­voir aux contours plus opaques que jamais. Au cours de son inter­ven­tion, et dans une optique plus poli­ti­co-phi­lo­so­phique, Rudi di Mar­co a expli­qué cette évo­lu­tion comme un pas­sage pro­gres­sif, et logi­que­ment néces­saire compte tenu des prin­cipes ini­tiaux, de la sou­ve­rai­ne­té abso­lue à la sou­ve­rai­ne­té par­ta­gée (l’équilibre instable entre les par­tis) et, de là, à un écla­te­ment entre « por­tions infi­ni­té­si­males », autre­ment dit à un jeu de forces innom­brables s’affrontant dans une guerre civile per­pé­tuelle à peine mas­quée. La pos­ses­sion de l’appareil d’État, dans une telle situa­tion, fait donc l’objet de toutes les convoi­tises. « La dépo­li­ti­sa­tion du poli­tique, en effet, se radi­ca­lise en termes abso­lus et pro­ba­ble­ment irré­ver­sibles, puisque même l’identification de l’intérêt contin­gent, qui pré­tend sup­plan­ter la fin authen­ti­que­ment poli­tique repré­sen­tée par le bien com­mun, devient ici encore plus pro­vi­soire et instable, tout comme la force qui la sous-tend devient encore plus sour­noise. » Cette nou­velle étape décom­pose ce qui pou­vait res­ter de traces de la poli­tique comme action de pour­suite pru­dente du bien de la com­mu­nau­té, c’est-à-dire d’un peuple réel.

Autour de ces pré­misses, Nico­las Huten et Gilles Dumont se sont cen­trés sur les méca­nismes par­ti­cu­liers de la grande trans­for­ma­tion ins­ti­tu­tion­nelle en cours. Le pre­mier, pour expo­ser com­ment les ins­ti­tu­tions juri­dic­tion­nelles sont deve­nues les ins­tru­ments du gou­ver­ne­ment des juges, celui-ci consis­tant à pro­pre­ment par­ler en un détour­ne­ment de fonc­tions et, plus net­te­ment encore, en un moyen d’imposer des dis­po­si­tions contrai­gnantes que l’élaboration par­le­men­taire des lois ne per­met pas d’obtenir faci­le­ment ou pas du tout. À son tour, le gou­ver­ne­ment des juges devient, pres­sions ou cor­rup­tion aidant, le levier d’intérêts divers, éco­no­miques, finan­ciers, idéo­lo­giques. En défi­ni­tive, il s’agit d’une pri­va­ti­sa­tion de la poli­tique.

Gilles Dumont, quant à lui, aborde un autre aspect du nou­veau sys­tème, du côté de la fonc­tion gou­ver­ne­men­tale, à savoir le recours tou­jours plus fré­quent à l’exception. La manière dont a été trai­tée la crise du Covid en a per­mis une illus­tra­tion carac­té­ris­tique, mais il s’agit en réa­li­té d’une constante des socié­tés libé­rales contem­po­raines, mon­trant leur rap­port très par­ti­cu­lier à la règle de droit. Les dif­fé­rents méca­nismes excep­tion­nels sont en effet pré­vus par des textes, notam­ment consti­tu­tion­nels, tou­jours plus nom­breux et pré­cis, fai­sant ain­si demeu­rer l’exception dans le cadre d’une léga­li­té très accueillante. Mais l’exception a en quelque sorte tou­jours un coup d’avance : aus­si nom­breux soient-ils, les méca­nismes qui la pré­voient ne sont jamais suf­fi­sants, et donnent tou­jours plus sou­vent lieu à des contour­ne­ments ou des dépas­se­ments que les juges ont par­fois du mal à conti­nuer à cou­vrir du man­teau de la léga­li­té. L’exception per­met alors de révé­ler le carac­tère incan­ta­toire de l’État de droit.

* * *

Tout ce pro­ces­sus est faci­li­té par la forte dégra­da­tion des liens sociaux, arri­vée à l’heure du bilan de l’éparpillement post­mo­derne. Ain­si sont appa­rus des phé­no­mènes inédits jusque-là, depuis la pro­mo­tion des com­por­te­ments contre nature dans toute leur pano­plie ima­gi­nable à la mani­pu­la­tion des indi­vi­dus par l’utilisation métho­dique de la peur, la dés­in­for­ma­tion ins­ti­tu­tion­nelle, la sub­sti­tu­tion des restes de la culture natio­nale par l’implantation au for­ceps de la diver­si­té eth­nique, cultu­relle et reli­gieuse, le tout dans une sym­biose très pous­sée entre contrainte éta­tique, pro­pa­gande média­tique et action de mino­ri­tés agis­santes recou­rant à des moyens vio­lents, en dis­cours et en actes. L’efficacité de ces pro­cé­dures tient à leur com­plé­men­ta­ri­té et leur simul­ta­néi­té, mais sur­tout sans doute au fait qu’elles sont déployées sur un ter­reau déjà lar­ge­ment pré­pa­ré au cours de la phase post­mo­derne anté­rieure, exal­tée comme libé­ra­tion de l’individu, un déra­ci­ne­ment en réa­li­té. L’un des signes de cette véri­table trans­mu­ta­tion cultu­relle réside dans le fait, plu­sieurs fois noté dans l’actualité récente, d’une inca­pa­ci­té des mou­ve­ments spon­ta­nés de pro­tes­ta­tion à dépas­ser le niveau des foules tel que l’avait étu­dié Gus­tave Le Bon, ce dont témoignent, par exemple, les délires peu­plant les réseaux sociaux, pain bénit pour les offi­cines anti­cons­pi­ra­tion­nistes.

En tout cela, la res­pon­sa­bi­li­té des intel­lec­tuels, du sys­tème d’enseignement, des médias est consi­dé­rable. Quatre inter­ve­nants ont abor­dé le sujet.

Tout d’abord, Guil­hem Gol­fin (« Le sys­tème dés­édu­ca­tif »), qui explique com­ment l’anthropologie indi­vi­dua­liste arri­vée à son terme actuel sape le pro­ces­sus édu­ca­tif autant que la culture col­lec­tive. Si tout est rame­né à l’individu, il n’y a plus de bien com­mun, mais pas davan­tage de savoir com­mun, c’est-à-dire de savoir tout court, en dehors de l’utilité tech­nique. Tout réduire à l’opinion détruit la capa­ci­té de juger, et donc aus­si d’apprendre. L’instruction passe pour une vio­lence, « l’autonomie de l’élève », som­mé de pro­duire son propre savoir, a alors sa réci­proque, le maître igno­rant (Jacques Ran­cière). L’individu post­mo­derne n’a plus de modèles – le saint, le génie, le héros. C’est encore la des­truc­tion d’un lan­gage com­mun, l’appauvrissement des langues et de leur fonds méta­pho­rique qui est essen­tiel à struc­tu­rer l’imaginaire, en même temps qu’à ins­crire dans une tra­di­tion. Il ne reste alors que la culture de masse, avec ses « récits » com­po­sés en guise d’information par les grands médias – pré­ten­dant être la connais­sance du monde réel – et le tohu-bohu des réseaux (dits) sociaux, entre sté­réo­types et vul­ga­ri­té sans freins. Telles sont les condi­tions pré­sentes de la dés­édu­ca­tion des masses.

John Laugh­land (« Le méca­nisme social de la fabrique des valeurs ») fait de son côté le lien entre ce que Hel­ler notait dans le com­mu­nisme, une dis­so­lu­tion préa­lable au désar­me­ment des citoyens face à l’État, et sa réplique au temps de la post-post­mo­der­ni­té, carac­té­ri­sée par la dis­so­lu­tion de l’État natio­nal et de sa com­po­si­tion eth­nique, de la famille et de l’individu lui-même, tout cela dans un flux sans limite : « L’idéologie [post]postmoderne est celle du trans. »

Chris­tophe Réveillard (« Infor­ma­tion et post­vé­ri­té ») tente d’approfondir l’analyse du rôle décons­truc­teur des grands médias, pro­duc­teurs de « récits » consti­tués au gré des jeux d’influence et non four­nis­seurs d’informations, ain­si res­pon­sables de l’implantation de la post­vé­ri­té, der­nière incar­na­tion du men­songe poli­tique moderne. Ins­tru­ment du pou­voir, son expres­sion se décline en « modes opé­ra­toires » que sont le bruit per­ma­nent per­met­tant la remise en cause de l’ordre stable ; l’isolement des indi­vi­dus dans l’espace et le temps ; l’artificialité d’un uni­vers balan­çant entre le rêve, le diver­tis­se­ment conti­nu comme fin de la concep­tion du monde, et la peur, contre laquelle on est prêt à tout lâcher pour y échap­per abso­lu­ment. Enfin et sur­tout, la remise en cause de la com­plexi­té du monde : l’univers men­tal des indi­vi­dus doit, effec­ti­ve­ment, d’abord être sim­pli­fié par l’atmosphère de la post­vé­ri­té, avant d’être recréé dans l’orientation moderne. Les conflits, par exemple, (dans le sens large du terme) sont pré­sen­tés à tra­vers un mani­chéisme, par défi­ni­tion arti­fi­ciel, afin de créer un uni­vers men­tal sim­pli­fié à des­ti­na­tion d’une masse vou­lue sans his­toire ni mémoire. Il s’agit d’une mani­pu­la­tion, d’une tor­ture psy­cho­lo­gique incons­ciem­ment vécue par le biais de la post­vé­ri­té pour laquelle un men­songe réus­si tient lieu de véri­té.

Dans cette même ligne, il faut tenir compte du bond en avant de la pro­pa­gande et de l’emprise sur les esprits, dépas­sant, par l’importance des moyens actuel­le­ment à dis­po­si­tion, ce que furent les tech­niques mises au point au cours du xxe siècle à par­tir de l’étude des réflexes condi­tion­nés (Pav­lov, Tcha­kho­tine) et du com­por­te­men­ta­lisme (Wat­son, Skin­ner). Plus exac­te­ment, les pro­grès réa­li­sés dans l’intelligence arti­fi­cielle (IA) et l’analyse du fonc­tion­ne­ment céré­bral ont conduit à des avan­cées dans le même sens, et don­né notam­ment nais­sance au cog­ni­ti­visme, qui trans­cende ces pré­cé­dentes recherches et vise direc­te­ment à mani­pu­ler l’organe lui-même de la pen­sée. L’application mili­taire de ces nou­veaux pro­cé­dés, comme sou­vent, est à la pointe de ces ten­ta­tives, sous le nom de cog­ni­tive war.

Enfin Arnaud Per­rot (« La tra­hi­son des clercs »), consi­dère la com­pli­ci­té des nou­veaux intel­lec­tuels orga­niques du pou­voir actuel, ain­si que l’ambiguïté de cer­taines réac­tions cri­tiques pou­vant être sus­ci­tées par un atta­che­ment jaloux à la liber­té de pen­sée et d’agir déga­gée de toute norme. Tels sont, très briè­ve­ment résu­més, cer­tains aspects carac­té­ri­sant le trai­te­ment auquel la post­mo­der­ni­té a sou­mis les peuples, ren­dant pos­sible le pas­sage à une phase ulté­rieure, celle pré­ci­sé­ment que nous qua­li­fions de post-post­mo­der­ni­té.

On ne peut mieux ren­voyer à La machine et les rouages. L’emprise géné­rale de la tech­nique et l’esprit tech­no­cra­tique se situent en arrière-plan de l’ensemble de l’évolution carac­té­ri­sant notre post­post­mo­der­ni­té. Cela s’est clai­re­ment mani­fes­té sur un point par­ti­cu­lier, l’usage sys­té­ma­tique de la peur comme moyen de sou­mettre la tota­li­té sociale à un contrôle strict des com­por­te­ments, à la faveur de l’urgence sani­taire, sciem­ment uti­li­sée comme occa­sion favo­rable et non comme réponse mal­adroite dans la panique sus­ci­tée par la dif­fu­sion du virus. La peur ain­si sus­ci­tée a fait l’objet d’études scien­ti­fiques quant à ses effets sur la san­té men­tale[10]. Elle s’insère par­fai­te­ment dans la pano­plie des moyens tech­niques de ges­tion, par une mino­ri­té, appli­qués à une socié­té décom­po­sée –  une dis­so­cié­té –, répu­tée réunir des sujets par­fai­te­ment auto­nomes, mais plu­tôt des clones.

Il faut cepen­dant remar­quer que, plus que la tech­nique elle-même, c’est l’esprit tech­no­cra­tique et la mythi­fi­ca­tion de la tech­nique qui sont en jeu dans le pré­sent. En réa­li­té la tech­nique est pro­mue sans limites, mais au ser­vice d’une volon­té de puis­sance, comme dans les autres domaines de pré­di­lec­tion de la moder­ni­té. Le para­doxe veut que dans ce culte se retrouvent à la fois « le maître et l’esclave », pour reprendre l’image hégé­lienne. En effet, la tech­nique, sous toutes ses formes, est l’objet d’un véri­table culte, mieux, d’une addic­tion dans toutes les couches de la socié­té, en même temps que c’est en elle que se résorbe l’action, impro­pre­ment qua­li­fiée de poli­tique, des déten­teurs du pou­voir.

Autour de ce constat se sont expri­més trois inter­ve­nants : Bap­tiste Rap­pin (« L’époque des pièces de rechange »), Chris­tophe Beau­douin (« Tech­nique et anthro­po­lo­gie »), enfin José Mese­guer (« La révo­lu­tion numé­rique et le contrôle social »).

Chris­tophe Beau­douin s’appuie sur le cas de l’Union euro­péenne, pre­mier régime cyber­né­tique à ses yeux. Beau­coup sont insen­sibles au chan­ge­ment des termes, et voient dans le mot « gou­ver­nance » un syno­nyme de « gou­ver­ne­ment ». Mais il n’en est rien. C’est d’ailleurs tout un voca­bu­laire qui vient révé­ler le sens du chan­ge­ment de mots : « Les États sont réduits à une fonc­tion ins­tru­men­tale, rouages de la machine à gou­ver­ner qui s’est déployée par­tout ; on passe de la loi au pro­gramme, du ter­ri­toire à la carte, du peuple à la socié­té civile, de la légi­ti­mi­té sor­tie des urnes à l’exper­tise sup­po­sée et à la coop­ta­tion, du sou­ci de jus­tice à celui de l’effi­ca­ci­té sta­tis­tique. » Le lan­gage infor­ma­tique devient la langue com­mune – logi­ciel, ADN, disque dur, Great Reset… De manière très symp­to­ma­tique, l’intégration euro­péenne des États régis selon des consti­tu­tions dites démo­cra­tiques a signi­fié le pas­sage à un autre type d’organisation, faite d’une « myriade d’acteurs » (quelque 300 comi­tés, 1 500 groupes d’experts, 76 agences…). Cet appa­reil mons­trueux implique néces­sai­re­ment la mise en subor­di­na­tion des enti­tés pré­exis­tantes. Il vient donc à l’esprit que nous sommes au seuil d’un régime de sur­veillance uni­ver­selle incar­nant le pan­op­tique de Ben­tham, un gou­ver­ne­ment mon­dial cen­tral. Et pour­tant, Chris­tophe Beau­douin fait obser­ver qu’on a vu avec la crise du Covid que s’est signa­lée, sans un tel gou­ver­ne­ment, une capa­ci­té de coor­di­na­tion mon­diale ins­tan­ta­née, des dis­cours mimé­tiques immé­dia­te­ment dif­fu­sés sur tous les réseaux infor­ma­tifs du monde, dans les mêmes mots et dans le même temps réel. Il semble bien que nous soyons, non pas dans la pers­pec­tive de l’édification d’un État mon­dial au sens clas­sique du mot État, mais dans celle d’une struc­ture poly­cen­trique de pou­voirs fonc­tion­nels qui, s’entremêlant avec une socié­té de plus en plus uni­for­mi­sée, fait entre­voir le risque d’un glis­se­ment tota­li­taire.

Bap­tiste Rap­pin se place de son côté sur le ter­rain de la phi­lo­so­phie sous-jacente, s’inspirant d’Ernst Jün­ger, qui la voit comme « mobi­li­sa­tion totale », et de Mar­tin Hei­deg­ger, qui l’interprète comme une conver­sion de toute l’existence en éner­gie et impé­ra­tif de mobi­li­té. « L’homme […] mène son exis­tence au sein de la socié­té indus­trielle en tant que pièce », et comme tel il est inter­chan­geable. « La mise en pièces du monde objec­tif appa­raît dès lors comme la condi­tion préa­lable à la logique de la sub­sti­tua­bi­li­té géné­rale qui elle-même régit le défer­le­ment contem­po­rain de la tech­nique. De ce point de vue, tout frein à l’échange – le soin des choses, leur conser­va­tion, leur pro­tec­tion, leur entre­tien, leur répa­ra­tion, leur sau­ve­garde – doit être immé­dia­te­ment levé. » Nous sommes ain­si en pleine inver­sion entre l’esprit et la matière, l’humain et sa ges­tion. La res­source humaine doit être mana­gée en consi­dé­ra­tion du seul cri­tère de l’employabilité (y com­pris à l’école dont celle-ci devient la fina­li­té). Bap­tiste Rap­pin conclut : « Met­tant fin à l’unité de l’individu, de la com­mu­nau­té et du métier, le mana­ge­ment des res­sources humaines pla­ni­fie, avec certes plus ou moins de suc­cès, la mobi­li­sa­tion géné­rale et la mise à dis­po­si­tion des com­pé­tences ; il ins­ti­tue, par consé­quent, l’échangisme imper­son­nel dans lequel se mon­nayent les pièces de rechange, humaines ou arti­fi­cielles, peu importe, pro­messes des futures per­for­mances. »

José Mese­guer, enfin, pro­cède à une syn­thèse conclu­sive. Les Lumières, dit-il, ont engen­dré une socié­té athée, dans laquelle seule vaut la science empi­rique comme source de connais­sance sur l’homme et l’univers, et donc aus­si comme seul guide de l’organisation sociale.

Ain­si le vou­lurent Condor­cet, Saint-Simon et Comte. De là le règne des experts, et l’avènement, d’un côté, d’une tech­no­cra­tie tota­li­taire dont la Chine est désor­mais le modèle, et de l’autre, d’une tech­no­cra­tie plou­to­cra­tique amé­ri­caine et « occi­den­tale » dans laquelle 1 % des plus riches détiennent le pou­voir, tan­dis que les 99 % res­tants sont l’objet de pres­sions éco­no­miques, psy­cho­lo­giques et bio­lo­giques condui­sant à leur « laver le cer­veau ». Outre l’usage de la peur, les tech­no­lo­gies de contrôle s’exercent direc­te­ment sur le corps et l’âme : géné­tique, bio-ingé­nie­rie, tech­no­lo­gie médi­cale et phar­ma­ceu­tique (bio­pou­voir), Big Data, Machine Lear­ning, robo­tique, infor­ma­tique émo­tion­nelle, recon­nais­sance faciale… En regard, le dan­ger de des­truc­tion de l’esprit peut être com­pa­ré à la menace de des­truc­tion phy­sique totale par la guerre nucléaire, ce qu’entrevoyait déjà Joost Meer­loo dans The rape of the mind (1956). Les moyens désor­mais dis­po­nibles sont consi­dé­rables. Et cepen­dant… la bataille n’est pas « contre la chair et le sang, mais contre les princes, contre les puis­sances, contre les domi­na­teurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits mau­vais répan­dus dans l’air. C’est pour­quoi pre­nez l’armure de Dieu, afin de pou­voir résis­ter au jour mau­vais, et après avoir tout sur­mon­té, res­ter debout » (Éphé­siens 3, 12–13).

* * *

Au terme de ce long compte ren­du, plu­sieurs remarques peuvent être pré­sen­tées en guise de conclu­sion pro­vi­soire.

La pre­mière sera pour sou­li­gner le fait que cette ten­ta­tive, par­tielle comme on l’a dit, ne sau­rait consti­tuer que la pre­mière approche d’un tra­vail sys­té­ma­tique de bien plus grande ampleur. De celui-ci, qui deman­de­ra bien plus d’efforts que la pré­pa­ra­tion et la tenue d’un col­loque de deux jour­nées, on peut sou­hai­ter qu’il puisse être entre­pris sans trop attendre, compte tenu de la rapi­di­té de la mise en place du nou­vel agen­ce­ment de la machine et des rouages.

Une seconde remarque tient en un aver­tis­se­ment. Les faits décrits et ana­ly­sés font appa­raître une sorte de main­mise totale sur l’humanité, sinon dès à pré­sent, du moins à terme rap­pro­ché. On parle beau­coup des masses, des pro­cé­dés du contrôle social, des folles ambi­tions des per­son­nages les plus riches du monde, de la main­mise uni­ver­selle de la tech­nique… Tout cela, pour le moment, est ten­dan­ciel et sta­tis­tique, mais n’a pas d’actualité uni­ver­selle. Il faut donc évi­ter de se lais­ser fas­ci­ner par les nou­veaux construc­teurs de Babel, en d’autres termes, rai­son gar­der.

Nous pou­vons emprun­ter la der­nière remarque au doyen de la Facul­té de science poli­tique et d’histoire de l’ICES, le géné­ral Fré­dé­ric Bla­chon, fai­sant remar­quer, au moment de la clô­ture du col­loque, que face à la puis­sance de la machine et de ses rouages, nous pou­vons, certes, être mena­cés de « com­pli­ci­té incons­ciente », comme vou­lait le mon­trer l’expérience de Mil­gram mesu­rant le degré de sou­mis­sion à un ordre, fût-il hau­te­ment cri­mi­nel. Mais nous pou­vons aus­si rete­nir qu’« il n’y a pas de plus grand adver­saire du rouage obs­cur que le dis­si­dent tout aus­si obs­cur ».

[1]. Op. cit., p. 40.

[2]. Par­ler de flux est des­crip­tif. Il serait peut-être plus ajus­té d’appliquer au pro­ces­sus moderne, par une autre ana­lo­gie, le concept d’auto­poïèse : « Ce para­digme d’inspiration bio-cyber­né­tique part de l’idée que le vivant se carac­té­rise non seule­ment par son auto-orga­ni­sa­tion, mais sur­tout par son apti­tude à l’auto-génération : la clô­ture est ain­si por­tée à son comble » (Fran­çois Ost, « L’autopoïèse en droit et dans la socié­té », Revue inter­dis­ci­pli­naire d’études juri­diques, 1986/1, p. 187). Cepen­dant l’image est encore insuf­fi­sante, car, en avan­çant dans le temps, le pro­ces­sus moderne s’avère entro­pique, pour­sui­vant pro­gres­si­ve­ment son élan vers la révé­la­tion de sa propre nature et fina­le­ment son auto­des­truc­tion.

[3]. « Cré­pus­cule démo­cra­tique. Un entre­tien avec Guy Her­met », Catho­li­ca, été 2008, p. 26.

[4]. Voir, dans le n. 155 de Catho­li­ca (été 2022), Ber­nard Dumont, « La post­mo­der­ni­té poli­tique et son dépas­se­ment. Bref état de la ques­tion », pp. 4–17.

[5]. Cf. Rolande Trem­pé, « Inté­rêt natio­nal, inté­rêt de classe, patrio­tisme », dans Les trois batailles du char­bon (1936–1947), La Décou­verte, 1989.

[6]. Guy Her­met, « États et cultures natio­nales : un retour aux ori­gines », dans Alain Dieck­hoff (dir.), La constel­la­tion des appar­te­nances. Natio­na­lisme, libé­ra­lisme et plu­ra­lisme, Presses de Sciences Po, 2004, p. 102.

[7]. Sophie Heine, « Jür­gen Haber­mas et le patrio­tisme consti­tu­tion­nel », Poli­tique. Revue belge d’analyse et de débat, 14 octobre 2011, acces­sible sur https://www.revuepolitique.be/ jur­gen-haber­mas-et-le-patrio­tisme-consti­tu­tion­nel/

[8]. Sur ce sujet, se repor­ter aux entre­tiens parus dans Catho­li­ca, suc­ces­si­ve­ment avec Gaë­tan Cli­quen­nois (« L’appropriation de la jus­tice euro­péenne par les fonds pri­vés », n. 153, automne 2021, pp. 26–34), et avec Cris­ti­na Parau (« Réseau­tage et para-léga­li­té. À pro­pos du sys­tème judi­ciaire euro­péen », n. 156, hiver-prin­temps 2023, pp. 16–24).

[9]. À cet égard, la cor­rup­tion devient un moyen ordi­naire. On pour­ra se repor­ter à ce sujet à l’enquête d’Anne Jouan et du pro­fes­seur Chris­tian Riché, La san­té en bande orga­ni­sée (Robert Laf­font, 2022), autour de l’affaire du Media­tor (à par­tir de 1993), un anti­dia­bé­tique res­pon­sable de la mort de plus d’un mil­lier de per­sonnes.

[10]. Cf. en par­ti­cu­lier Mathias Des­met, The psy­cho­lo­gy of tota­li­ta­ria­nism, Chel­sea Green Publi­shing, White River Junc­tion (Ver­mont) / Londres, 2022.

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