Numéro 157 : La machine et les rouages
Les 16 et 17 février derniers, un colloque a été tenu à notre initiative, avec l’aide bienveillante de l’Institut catholique d’études supérieures (ICES), à son siège de La Roche-sur-Yon, et de quelques-uns de ses collaborateurs et enseignants[1]. Le thème de cette rencontre était ainsi libellé : « La machine et les rouages. Mutations dans le domaine du pouvoir en période “post postmoderne” ». Il faisait ainsi allusion directe au titre d’un livre de l’historien dissident russe Michel Heller, qui, étant alors installé en France et enseignant en Sorbonne, avait publié une analyse particulièrement saisissante du système soviétique et des transformations anthropologiques qu’il avait pour finalité de produire, et qu’il a effectivement produites en son temps : La machine et les rouages. La formation de l’homme soviétique[2]. L’ouvrage était très systématique, passant en revue les différents moyens de destruction de l’homme naturel et religieux pour le transformer en bon homo sovieticus.
Lorsqu’on lit comment cette opération a été réalisée depuis 1917, on peut penser que la méthode employée relevait d’une montée aux extrêmes de la modernité dans sa version marxiste révolutionnaire, brutale et systématique, aujourd’hui reléguée dans le passé, et de toute manière non applicable à l’identique en Occident.
Pourtant bien des choses nous poussent, au-delà des différences nombreuses d’idéologie, de structures et de moyens, à admettre une forte analogie avec la situation que nous constatons aujourd’hui en ce temps de dépassement de la postmodernité. Dans le système soviétique, expliquait Heller, « on frappe la religion, la famille, la mémoire historique, la langue. La société est systématiquement, méthodiquement, atomisée, l’individu se voit privé des liens qu’il s’était choisis, au profit d’autres, établis pour lui et approuvés par l’État. L’homme se retrouve absolument seul face au léviathan de l’État. Il ne lui reste qu’à se “fondre dans le collectif ”, à devenir une “goutte dans la masse”, s’il veut se sauver d’une solitude qui le terrifie[1] ».
L’État de droit finissant n’a peut-être pas encore exactement le visage du Léviathan hobbésien, chacun restant en principe assez libre de suivre ou non la pente dominante, fût-ce, le cas échéant, au prix d’un effort sensible. Encore faut-il que l’intelligence de cette situation et la volonté de la dépasser soient en éveil et capables de s’exercer, surtout si à la pression légale s’associe une pression sociale insinuante à laquelle il est difficile de résister, notamment par défaut d’aptitude à en saisir les données exactes et la nocivité.
C’est dans le but de faire un premier point sur le sujet que le colloque dont nous rendons compte a été organisé. Son propos était de dégager quelques angles d’approche de cette réalité en évolution, abordant certains aspects significatifs du cadre institutionnel, des moyens d’emprise sociale et des conséquences anthropologiques en résultant et devenant à leur tour condition de possibilité de l’évolution constatée. Sur chacun de ces terrains, il a fallu faire des choix, ce qui oblige à considérer l’effort consenti comme une modeste contribution à une approche d’ensemble, une étape sur le chemin d’une réflexion plus étendue et plus approfondie.
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La modernité, en général, et la modernité politique en particulier se sont développées à la manière d’un flux[2]. Cela est inhérent au principe philosophique initial, qui est celui d’une rupture avec l’ordre naturel et d’une tentative de construction déployée dans le temps. Par le fait même, ce flux connaît une suite de changements d’intensité variable, selon les résistances ou les conditions favorables qu’il rencontre, telles que l’état moral des sociétés, les moyens techniques disponibles, l’équilibre des forces au sein de la guerre perpétuelle entre ses propres protagonistes.
Si cette évolution se produit par glissements successifs, leur déroulement ne procède pas ordinairement par succession d’étapes nettement cloisonnées, comme l’alignement d’une série de situations clairement distinctes, telles que révolution, démocratie parlementaire à base nationale, confusion postmoderne… De telles étapes ne peuvent être distinguées qu’avec le temps, mais dans le court ou le moyen terme ce n’est pas ainsi que les choses se passent, y compris en période strictement révolutionnaire. Le changement s’opère bien plutôt selon un mouvement complexe, une hystérésis qui connaît la persistance d’un phénomène quand disparaissent les causes qui l’ont produit.
On peut citer ici Guy Hermet, dans un entretien qu’il nous avait accordé en 2008 à propos de son livre L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime (Armand Colin 2007), et répondant à une question sur la métaphore de l’hiver et des « germes » qui lui sont associés. Nous ne pouvons que le citer ici longuement : « C’est la volonté ou la tendance à abolir la suprématie de la politique au bénéfice d’une sorte de privatisation de la gestion de nos sociétés avancées qui implique l’hiver de la démocratie, autrement dit l’épuisement de sa trajectoire. Mais au départ, j’ai pris l’idée d’hiver comme une figure de style, pas totalement innocente cependant. Je venais de relire L’Ancien Régime et la Révolution. Tocqueville y considère que dans les années 1780, les gens vivaient déjà dans un autre régime, les idées avaient complètement changé, beaucoup de mécanismes de conduite de la société s’étaient complètement transformés. Pourtant les gens ne s’en rendaient pas compte ; ils avaient l’impression d’être installés pour très longtemps encore dans le régime qu’ils connaissaient, une monarchie absolue extrêmement molle. C’était la fin de l’Ancien Régime, son hiver. Il n’en avait plus que pour peu d’années en France et guère plus ailleurs. Or les gens ne le savaient pas, et je me suis dit que nous devions être dans une situation de cet ordre-là. Il y avait en outre, alors comme maintenant, quelques éléments du régime d’après qui apparaissaient, d’un régime qui n’avait et n’a évidemment pas encore de nom[3]. »
Il s’agit donc de comprendre les modalités actuelles d’une telle évolution, considérant la dissolution postmoderne comme une condition, désormais remplie, du passage à une phase ultérieure, qualifiée par commodité de post-postmodernité, bien à l’opposé des promesses d’avènement d’une société libre et pacifiée[4].
Aujourd’hui nous connaissons donc une situation nouvelle, périlleuse, appelant une discipline d’observation et d’analyse particulièrement attentive. Deux risques se présentent en effet, celui, d’une part, de ne pas saisir l’importance ou, moins encore, la dimension réelle du changement dont nous sommes les contemporains, et celui, à l’inverse, d’en dramatiser les effets, laissant une imagination terrifiée paralyser d’avance toute velléité de résistance. De là, la nécessité de consentir l’effort d’une étude méthodique.
Les années écoulées, marquées par la crise liée à la pandémie, mais pas seulement, ont beaucoup aidé dans ce sens, par l’abondance des signes de changement dans l’ordre des institutions politiques, du délitement des identités collectives, de l’apparition de nouvelles constructions idéologiques et de nouvelles méthodes d’action révolutionnaire, d’une grande dégradation des liens sociaux, le tout sur fond de bond en avant technologique, sans oublier la radicalisation de la crise frappant l’Église, dont la voix prophétique fait cruellement défaut dans de telles circonstances. Nous pouvons donc considérer que nous nous trouvons dans un moment de grande mutation, certainement plus réelle et étendue que ne le laisse supposer, bien qu’il en constitue l’un des signes, le slogan technocratique du Great Reset lancé par le président du Forum de Davos, Klaus Schwab. Autre est la question de savoir comment cette mutation pourra se terminer, ce que l’on peut mettre en hypothèses mais dont l’issue n’appartient qu’à Dieu.
La perspective est trop ample pour que l’on puisse prétendre présenter une synthèse venant définir un tel basculement général, d’autant plus qu’il est toujours plus aisé d’identifier les traits d’une période qui se termine que le présent dans sa nouveauté. Toutefois une première avancée en ce sens s’avère réellement possible.
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À certains égards nous ne vivons aucune révolution, mais seulement l’accomplissement d’un certain nombre de processus préexistants, arrivant à leur achèvement, selon leur logique propre de développement. Autrement dit, l’arbre – le mauvais arbre ! – finit par produire ses fruits. Il en va ainsi dans le domaine humain, premier constituant des communautés politiques, dont la cohésion a été successivement frappée par l’abandon de ce qui pouvait encore lui donner, quoique de manière très ambiguë, une cohésion, autour d’une conscience nationale, d’un héritage historique, d’une certaine homogénéité culturelle commune et, dans divers cas, de l’unité religieuse. Il y a bien longtemps que la France a vécu tout cela dans l’ambiguïté, le roman national républicain s’appropriant la conscience historique collective en y faisant le tri afin d’en tirer les bases d’un utile consensus autour du système du pouvoir en place, qu’il soit libéral, républicain de combat, socialiste et même communiste[5].
Il ne fait aucun doute que la conscience nationale, préexistante ou fabriquée à partir de rien selon les lieux, fut un ciment social utile aux constructions politiques de la période post-révolutionnaire. « Il fallait […] faire admettre au peuple le plus difficile à assimiler : concilier aux yeux de chacun le dogme de la souveraineté populaire, illimité dans son principe mais restreint dans sa substance, avec la réalité tangible d’un appareil de pouvoir maintenu ou créé qui conservait ou augmentait même les attributs de sa domination régalienne. Il convenait, à cette fin, que les “souverains populaires” ainsi proclamés en viennent à apprécier la valeur symbolique de leur couronnement, quand bien même celui-ci se trouvait assorti d’un enfermement sans échappatoire au sein d’un espace national ainsi que d’une limitation drastique entraînée par l’imposition de la doctrine de la représentation[6]. »
Mai 68 a sanctionné le basculement dans l’unidimensionnalité du monde marchand, bien que l’ère de la consommation ait commencé plus tôt son effet démoralisateur. Par étapes successives, ce qui donnait il y a relativement peu de temps encore sa consistance à une société nationale a alors sombré dans l’insignifiance. Non seulement cette transvaluation des valeurs n’est pas déplorée par le néo-libéralisme aujourd’hui dominant, elle est au contraire recherchée, comme le montrent, entre autres, les politiques d’immigration et de brouillage volontairement organisé des identités par des organismes idéologiques et la pression des instances étatiques elles-mêmes. La dernière en date d’une tentative de sauvetage avait été proposée par Jürgen Habermas à la fin du siècle passé, mais n’a plus de sens aujourd’hui, si tant est qu’elle en ait eu alors. Rappelons la formulation de son utopie : « [Il] s’agit d’élaborer un “vivre ensemble” reposant sur des principes politiques communs plutôt que sur des valeurs définissant une identité particulière. Dans un langage libéral, il faut fonder le politique sur une conception du juste permettant la réalisation des droits de chacun plutôt que sur une conception particulière du bien. Cette vision politique commune doit notamment permettre à chacun de réaliser, individuellement et collectivement, sa propre conception du bien. En d’autres termes, le politique doit relever de la construction d’un projet partagé plutôt que d’une identité commune, ce qui permet de se protéger contre les simplifications et les dangers découlant des approches communautariennes[7]. »
Michel Heller avait divisé La machine et les rouages en trois parties, dont deux acquièrent aujourd’hui un sens tout particulier pour nous : « Vecteurs » et « Instruments ». Dans la première catégorie entraient notamment l’infantilisation des masses et l’idéologisation, deux conditions de possibilité du totalitarisme. La partie suivante en énumérait tous les moyens : la peur, la contre-éducation scolaire, la corruption, le contrôle de la culture et de la langue… En parcourant cette liste, on est frappé de son actualité. Faut-il considérer que le régime soviétique était brutal tandis que le nôtre serait bien plus libéral ? Là est la vraie question, touchant à la nature – ou aux modalités – de la violence appliquée à la société, aujourd’hui plongée dans la confusion. Nous sommes dans la « société des individus » (Elias) ou au « temps des tribus » (Maffesoli), effet nécessaire d’une économie ne pouvant poursuivre sa croissance sans fin qu’en supprimant tous les freins susceptibles de s’y opposer. Toutes les forces destructrices des réalités morales se déploient de fait dans le même sens, elles sont donc instrumentales par rapport à cette fuite en avant.
C’est sur ce fond de réduction culturelle que nous pouvons alors comprendre deux données fondamentales, effectivement vecteurs et instruments du basculement de civilisation que nous subissons : d’une part, les nouveaux visages de l’État et le passage à une organisation constitutionnelle nouvelle, d’autre part, l’invasion de la technique et des nouvelles formes de contrôle des masses qu’elle offre.
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Un premier domaine examiné est celui de l’organisation du pouvoir étatique, au gré de l’évolution générale du système politique moderne. En introduction synthétique à la compréhension du changement de forme du régime politique qui domine dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident, Miguel Ayuso a commencé par dresser un tableau de la transformation, par étapes, du rôle des constitutions, non seulement comme instruments de répartition des fonctions du pouvoir politique, mais toujours plus comme moyen d’emprise sur l’ensemble de la vie sociale. Au départ du phénomène politique moderne, par « constitution » on a entendu le pacte fondateur, l’acte instituant d’une volonté partagée entre les partis les plus forts, et non pas, bien sûr, l’organisation conforme au droit naturel régissant une communauté politique déterminée. Ce pacte a varié dans le temps avec la composition des forces qui le conclurent, pendant tout le XIXe siècle et jusqu’à nous, mais ces variations n’ont pas été fortuites, correspondant plutôt au franchissement d’étapes imposées elles-mêmes par le jeu des causes et effets de chaque configuration. La souveraineté, c’est-à-dire l’affirmation du vouloir pur de l’État moderne, « va passer de son incarnation dans la personne du roi à la “nation” puis au “peuple”, donnant lieu à des formes nouvelles et plus radicales d’absolutisme. Car, d’une part, celui des monarchies était lié à de multiples médiations religieuses et institutionnelles de nature traditionnelle, tandis que celui de la “nation” était fondamentalement celui d’une classe, et celui du “peuple”, une abstraction encore plus dangereuse que celle d’une pure oligarchie, puisque la volonté générale comme source de pouvoir et de “droit” devenait l’instance ultime et indépassable. »
L’histoire constitutionnelle a ainsi suivi des étapes assez nettes : le constitutionnalisme libéral, puis démocratique, ensuite le constitutionnalisme rationalisé propre au xxe siècle, formaliste mais aussi constructiviste, les constitutions étant construites comme plans d’organisation politique et sociale conforme à une idéologie. Par la suite, après 1945, l’influence américaine a favorisé le passage au « néo-constitutionnalisme », caractérisé par la place croissante (d’apparition récente en France) des cours constitutionnelles s’arrogeant, à l’instar de la Cour suprême américaine, le rôle de gardien de l’idéologie.
La « construction européenne » et la multiplication des cours internationales de justice a permis d’élargir le phénomène, de sorte que les instances de contrôle constitutionnel, c’est-à-dire de la régularité du respect des constitutions, sont devenues des lieux de pouvoir et, du fait même, des lieux fortement convoités[8]. Ainsi, poursuit Miguel Ayuso, « tout comme la Constitution a remplacé la loi, la jurisprudence des Cours constitutionnelles remplace les constitutions. L’interprétation devient une novation (sinon une authentique création) lorsque la Constitution est trahie, même si sa lettre reste inchangée ». Il ne reste plus alors qu’à adapter le droit au fait, ce qui se traduit aussi bien par la mise à disposition de la puissance étatique au profit de toutes sortes d’organes d’influence économique et idéologique[9]. Ainsi l’appareil étatique se reconfigure, tout comme le système antérieur des élections et du jeu parlementaire se vide de sens.
La période présente marque donc le dépassement du supposé « État de droit » de la période antérieure, laissant place, derrière la façade qui en est maintenue, à la réalité d’un pouvoir aux contours plus opaques que jamais. Au cours de son intervention, et dans une optique plus politico-philosophique, Rudi di Marco a expliqué cette évolution comme un passage progressif, et logiquement nécessaire compte tenu des principes initiaux, de la souveraineté absolue à la souveraineté partagée (l’équilibre instable entre les partis) et, de là, à un éclatement entre « portions infinitésimales », autrement dit à un jeu de forces innombrables s’affrontant dans une guerre civile perpétuelle à peine masquée. La possession de l’appareil d’État, dans une telle situation, fait donc l’objet de toutes les convoitises. « La dépolitisation du politique, en effet, se radicalise en termes absolus et probablement irréversibles, puisque même l’identification de l’intérêt contingent, qui prétend supplanter la fin authentiquement politique représentée par le bien commun, devient ici encore plus provisoire et instable, tout comme la force qui la sous-tend devient encore plus sournoise. » Cette nouvelle étape décompose ce qui pouvait rester de traces de la politique comme action de poursuite prudente du bien de la communauté, c’est-à-dire d’un peuple réel.
Autour de ces prémisses, Nicolas Huten et Gilles Dumont se sont centrés sur les mécanismes particuliers de la grande transformation institutionnelle en cours. Le premier, pour exposer comment les institutions juridictionnelles sont devenues les instruments du gouvernement des juges, celui-ci consistant à proprement parler en un détournement de fonctions et, plus nettement encore, en un moyen d’imposer des dispositions contraignantes que l’élaboration parlementaire des lois ne permet pas d’obtenir facilement ou pas du tout. À son tour, le gouvernement des juges devient, pressions ou corruption aidant, le levier d’intérêts divers, économiques, financiers, idéologiques. En définitive, il s’agit d’une privatisation de la politique.
Gilles Dumont, quant à lui, aborde un autre aspect du nouveau système, du côté de la fonction gouvernementale, à savoir le recours toujours plus fréquent à l’exception. La manière dont a été traitée la crise du Covid en a permis une illustration caractéristique, mais il s’agit en réalité d’une constante des sociétés libérales contemporaines, montrant leur rapport très particulier à la règle de droit. Les différents mécanismes exceptionnels sont en effet prévus par des textes, notamment constitutionnels, toujours plus nombreux et précis, faisant ainsi demeurer l’exception dans le cadre d’une légalité très accueillante. Mais l’exception a en quelque sorte toujours un coup d’avance : aussi nombreux soient-ils, les mécanismes qui la prévoient ne sont jamais suffisants, et donnent toujours plus souvent lieu à des contournements ou des dépassements que les juges ont parfois du mal à continuer à couvrir du manteau de la légalité. L’exception permet alors de révéler le caractère incantatoire de l’État de droit.
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Tout ce processus est facilité par la forte dégradation des liens sociaux, arrivée à l’heure du bilan de l’éparpillement postmoderne. Ainsi sont apparus des phénomènes inédits jusque-là, depuis la promotion des comportements contre nature dans toute leur panoplie imaginable à la manipulation des individus par l’utilisation méthodique de la peur, la désinformation institutionnelle, la substitution des restes de la culture nationale par l’implantation au forceps de la diversité ethnique, culturelle et religieuse, le tout dans une symbiose très poussée entre contrainte étatique, propagande médiatique et action de minorités agissantes recourant à des moyens violents, en discours et en actes. L’efficacité de ces procédures tient à leur complémentarité et leur simultanéité, mais surtout sans doute au fait qu’elles sont déployées sur un terreau déjà largement préparé au cours de la phase postmoderne antérieure, exaltée comme libération de l’individu, un déracinement en réalité. L’un des signes de cette véritable transmutation culturelle réside dans le fait, plusieurs fois noté dans l’actualité récente, d’une incapacité des mouvements spontanés de protestation à dépasser le niveau des foules tel que l’avait étudié Gustave Le Bon, ce dont témoignent, par exemple, les délires peuplant les réseaux sociaux, pain bénit pour les officines anticonspirationnistes.
En tout cela, la responsabilité des intellectuels, du système d’enseignement, des médias est considérable. Quatre intervenants ont abordé le sujet.
Tout d’abord, Guilhem Golfin (« Le système déséducatif »), qui explique comment l’anthropologie individualiste arrivée à son terme actuel sape le processus éducatif autant que la culture collective. Si tout est ramené à l’individu, il n’y a plus de bien commun, mais pas davantage de savoir commun, c’est-à-dire de savoir tout court, en dehors de l’utilité technique. Tout réduire à l’opinion détruit la capacité de juger, et donc aussi d’apprendre. L’instruction passe pour une violence, « l’autonomie de l’élève », sommé de produire son propre savoir, a alors sa réciproque, le maître ignorant (Jacques Rancière). L’individu postmoderne n’a plus de modèles – le saint, le génie, le héros. C’est encore la destruction d’un langage commun, l’appauvrissement des langues et de leur fonds métaphorique qui est essentiel à structurer l’imaginaire, en même temps qu’à inscrire dans une tradition. Il ne reste alors que la culture de masse, avec ses « récits » composés en guise d’information par les grands médias – prétendant être la connaissance du monde réel – et le tohu-bohu des réseaux (dits) sociaux, entre stéréotypes et vulgarité sans freins. Telles sont les conditions présentes de la déséducation des masses.
John Laughland (« Le mécanisme social de la fabrique des valeurs ») fait de son côté le lien entre ce que Heller notait dans le communisme, une dissolution préalable au désarmement des citoyens face à l’État, et sa réplique au temps de la post-postmodernité, caractérisée par la dissolution de l’État national et de sa composition ethnique, de la famille et de l’individu lui-même, tout cela dans un flux sans limite : « L’idéologie [post]postmoderne est celle du trans. »
Christophe Réveillard (« Information et postvérité ») tente d’approfondir l’analyse du rôle déconstructeur des grands médias, producteurs de « récits » constitués au gré des jeux d’influence et non fournisseurs d’informations, ainsi responsables de l’implantation de la postvérité, dernière incarnation du mensonge politique moderne. Instrument du pouvoir, son expression se décline en « modes opératoires » que sont le bruit permanent permettant la remise en cause de l’ordre stable ; l’isolement des individus dans l’espace et le temps ; l’artificialité d’un univers balançant entre le rêve, le divertissement continu comme fin de la conception du monde, et la peur, contre laquelle on est prêt à tout lâcher pour y échapper absolument. Enfin et surtout, la remise en cause de la complexité du monde : l’univers mental des individus doit, effectivement, d’abord être simplifié par l’atmosphère de la postvérité, avant d’être recréé dans l’orientation moderne. Les conflits, par exemple, (dans le sens large du terme) sont présentés à travers un manichéisme, par définition artificiel, afin de créer un univers mental simplifié à destination d’une masse voulue sans histoire ni mémoire. Il s’agit d’une manipulation, d’une torture psychologique inconsciemment vécue par le biais de la postvérité pour laquelle un mensonge réussi tient lieu de vérité.
Dans cette même ligne, il faut tenir compte du bond en avant de la propagande et de l’emprise sur les esprits, dépassant, par l’importance des moyens actuellement à disposition, ce que furent les techniques mises au point au cours du xxe siècle à partir de l’étude des réflexes conditionnés (Pavlov, Tchakhotine) et du comportementalisme (Watson, Skinner). Plus exactement, les progrès réalisés dans l’intelligence artificielle (IA) et l’analyse du fonctionnement cérébral ont conduit à des avancées dans le même sens, et donné notamment naissance au cognitivisme, qui transcende ces précédentes recherches et vise directement à manipuler l’organe lui-même de la pensée. L’application militaire de ces nouveaux procédés, comme souvent, est à la pointe de ces tentatives, sous le nom de cognitive war.
Enfin Arnaud Perrot (« La trahison des clercs »), considère la complicité des nouveaux intellectuels organiques du pouvoir actuel, ainsi que l’ambiguïté de certaines réactions critiques pouvant être suscitées par un attachement jaloux à la liberté de pensée et d’agir dégagée de toute norme. Tels sont, très brièvement résumés, certains aspects caractérisant le traitement auquel la postmodernité a soumis les peuples, rendant possible le passage à une phase ultérieure, celle précisément que nous qualifions de post-postmodernité.
On ne peut mieux renvoyer à La machine et les rouages. L’emprise générale de la technique et l’esprit technocratique se situent en arrière-plan de l’ensemble de l’évolution caractérisant notre postpostmodernité. Cela s’est clairement manifesté sur un point particulier, l’usage systématique de la peur comme moyen de soumettre la totalité sociale à un contrôle strict des comportements, à la faveur de l’urgence sanitaire, sciemment utilisée comme occasion favorable et non comme réponse maladroite dans la panique suscitée par la diffusion du virus. La peur ainsi suscitée a fait l’objet d’études scientifiques quant à ses effets sur la santé mentale[10]. Elle s’insère parfaitement dans la panoplie des moyens techniques de gestion, par une minorité, appliqués à une société décomposée – une dissociété –, réputée réunir des sujets parfaitement autonomes, mais plutôt des clones.
Il faut cependant remarquer que, plus que la technique elle-même, c’est l’esprit technocratique et la mythification de la technique qui sont en jeu dans le présent. En réalité la technique est promue sans limites, mais au service d’une volonté de puissance, comme dans les autres domaines de prédilection de la modernité. Le paradoxe veut que dans ce culte se retrouvent à la fois « le maître et l’esclave », pour reprendre l’image hégélienne. En effet, la technique, sous toutes ses formes, est l’objet d’un véritable culte, mieux, d’une addiction dans toutes les couches de la société, en même temps que c’est en elle que se résorbe l’action, improprement qualifiée de politique, des détenteurs du pouvoir.
Autour de ce constat se sont exprimés trois intervenants : Baptiste Rappin (« L’époque des pièces de rechange »), Christophe Beaudouin (« Technique et anthropologie »), enfin José Meseguer (« La révolution numérique et le contrôle social »).
Christophe Beaudouin s’appuie sur le cas de l’Union européenne, premier régime cybernétique à ses yeux. Beaucoup sont insensibles au changement des termes, et voient dans le mot « gouvernance » un synonyme de « gouvernement ». Mais il n’en est rien. C’est d’ailleurs tout un vocabulaire qui vient révéler le sens du changement de mots : « Les États sont réduits à une fonction instrumentale, rouages de la machine à gouverner qui s’est déployée partout ; on passe de la loi au programme, du territoire à la carte, du peuple à la société civile, de la légitimité sortie des urnes à l’expertise supposée et à la cooptation, du souci de justice à celui de l’efficacité statistique. » Le langage informatique devient la langue commune – logiciel, ADN, disque dur, Great Reset… De manière très symptomatique, l’intégration européenne des États régis selon des constitutions dites démocratiques a signifié le passage à un autre type d’organisation, faite d’une « myriade d’acteurs » (quelque 300 comités, 1 500 groupes d’experts, 76 agences…). Cet appareil monstrueux implique nécessairement la mise en subordination des entités préexistantes. Il vient donc à l’esprit que nous sommes au seuil d’un régime de surveillance universelle incarnant le panoptique de Bentham, un gouvernement mondial central. Et pourtant, Christophe Beaudouin fait observer qu’on a vu avec la crise du Covid que s’est signalée, sans un tel gouvernement, une capacité de coordination mondiale instantanée, des discours mimétiques immédiatement diffusés sur tous les réseaux informatifs du monde, dans les mêmes mots et dans le même temps réel. Il semble bien que nous soyons, non pas dans la perspective de l’édification d’un État mondial au sens classique du mot État, mais dans celle d’une structure polycentrique de pouvoirs fonctionnels qui, s’entremêlant avec une société de plus en plus uniformisée, fait entrevoir le risque d’un glissement totalitaire.
Baptiste Rappin se place de son côté sur le terrain de la philosophie sous-jacente, s’inspirant d’Ernst Jünger, qui la voit comme « mobilisation totale », et de Martin Heidegger, qui l’interprète comme une conversion de toute l’existence en énergie et impératif de mobilité. « L’homme […] mène son existence au sein de la société industrielle en tant que pièce », et comme tel il est interchangeable. « La mise en pièces du monde objectif apparaît dès lors comme la condition préalable à la logique de la substituabilité générale qui elle-même régit le déferlement contemporain de la technique. De ce point de vue, tout frein à l’échange – le soin des choses, leur conservation, leur protection, leur entretien, leur réparation, leur sauvegarde – doit être immédiatement levé. » Nous sommes ainsi en pleine inversion entre l’esprit et la matière, l’humain et sa gestion. La ressource humaine doit être managée en considération du seul critère de l’employabilité (y compris à l’école dont celle-ci devient la finalité). Baptiste Rappin conclut : « Mettant fin à l’unité de l’individu, de la communauté et du métier, le management des ressources humaines planifie, avec certes plus ou moins de succès, la mobilisation générale et la mise à disposition des compétences ; il institue, par conséquent, l’échangisme impersonnel dans lequel se monnayent les pièces de rechange, humaines ou artificielles, peu importe, promesses des futures performances. »
José Meseguer, enfin, procède à une synthèse conclusive. Les Lumières, dit-il, ont engendré une société athée, dans laquelle seule vaut la science empirique comme source de connaissance sur l’homme et l’univers, et donc aussi comme seul guide de l’organisation sociale.
Ainsi le voulurent Condorcet, Saint-Simon et Comte. De là le règne des experts, et l’avènement, d’un côté, d’une technocratie totalitaire dont la Chine est désormais le modèle, et de l’autre, d’une technocratie ploutocratique américaine et « occidentale » dans laquelle 1 % des plus riches détiennent le pouvoir, tandis que les 99 % restants sont l’objet de pressions économiques, psychologiques et biologiques conduisant à leur « laver le cerveau ». Outre l’usage de la peur, les technologies de contrôle s’exercent directement sur le corps et l’âme : génétique, bio-ingénierie, technologie médicale et pharmaceutique (biopouvoir), Big Data, Machine Learning, robotique, informatique émotionnelle, reconnaissance faciale… En regard, le danger de destruction de l’esprit peut être comparé à la menace de destruction physique totale par la guerre nucléaire, ce qu’entrevoyait déjà Joost Meerloo dans The rape of the mind (1956). Les moyens désormais disponibles sont considérables. Et cependant… la bataille n’est pas « contre la chair et le sang, mais contre les princes, contre les puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits mauvais répandus dans l’air. C’est pourquoi prenez l’armure de Dieu, afin de pouvoir résister au jour mauvais, et après avoir tout surmonté, rester debout » (Éphésiens 3, 12–13).
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Au terme de ce long compte rendu, plusieurs remarques peuvent être présentées en guise de conclusion provisoire.
La première sera pour souligner le fait que cette tentative, partielle comme on l’a dit, ne saurait constituer que la première approche d’un travail systématique de bien plus grande ampleur. De celui-ci, qui demandera bien plus d’efforts que la préparation et la tenue d’un colloque de deux journées, on peut souhaiter qu’il puisse être entrepris sans trop attendre, compte tenu de la rapidité de la mise en place du nouvel agencement de la machine et des rouages.
Une seconde remarque tient en un avertissement. Les faits décrits et analysés font apparaître une sorte de mainmise totale sur l’humanité, sinon dès à présent, du moins à terme rapproché. On parle beaucoup des masses, des procédés du contrôle social, des folles ambitions des personnages les plus riches du monde, de la mainmise universelle de la technique… Tout cela, pour le moment, est tendanciel et statistique, mais n’a pas d’actualité universelle. Il faut donc éviter de se laisser fasciner par les nouveaux constructeurs de Babel, en d’autres termes, raison garder.
Nous pouvons emprunter la dernière remarque au doyen de la Faculté de science politique et d’histoire de l’ICES, le général Frédéric Blachon, faisant remarquer, au moment de la clôture du colloque, que face à la puissance de la machine et de ses rouages, nous pouvons, certes, être menacés de « complicité inconsciente », comme voulait le montrer l’expérience de Milgram mesurant le degré de soumission à un ordre, fût-il hautement criminel. Mais nous pouvons aussi retenir qu’« il n’y a pas de plus grand adversaire du rouage obscur que le dissident tout aussi obscur ».
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[1]. Op. cit., p. 40.
[2]. Parler de flux est descriptif. Il serait peut-être plus ajusté d’appliquer au processus moderne, par une autre analogie, le concept d’autopoïèse : « Ce paradigme d’inspiration bio-cybernétique part de l’idée que le vivant se caractérise non seulement par son auto-organisation, mais surtout par son aptitude à l’auto-génération : la clôture est ainsi portée à son comble » (François Ost, « L’autopoïèse en droit et dans la société », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1986/1, p. 187). Cependant l’image est encore insuffisante, car, en avançant dans le temps, le processus moderne s’avère entropique, poursuivant progressivement son élan vers la révélation de sa propre nature et finalement son autodestruction.
[3]. « Crépuscule démocratique. Un entretien avec Guy Hermet », Catholica, été 2008, p. 26.
[4]. Voir, dans le n. 155 de Catholica (été 2022), Bernard Dumont, « La postmodernité politique et son dépassement. Bref état de la question », pp. 4–17.
[5]. Cf. Rolande Trempé, « Intérêt national, intérêt de classe, patriotisme », dans Les trois batailles du charbon (1936–1947), La Découverte, 1989.
[6]. Guy Hermet, « États et cultures nationales : un retour aux origines », dans Alain Dieckhoff (dir.), La constellation des appartenances. Nationalisme, libéralisme et pluralisme, Presses de Sciences Po, 2004, p. 102.
[7]. Sophie Heine, « Jürgen Habermas et le patriotisme constitutionnel », Politique. Revue belge d’analyse et de débat, 14 octobre 2011, accessible sur https://www.revuepolitique.be/ jurgen-habermas-et-le-patriotisme-constitutionnel/
[8]. Sur ce sujet, se reporter aux entretiens parus dans Catholica, successivement avec Gaëtan Cliquennois (« L’appropriation de la justice européenne par les fonds privés », n. 153, automne 2021, pp. 26–34), et avec Cristina Parau (« Réseautage et para-légalité. À propos du système judiciaire européen », n. 156, hiver-printemps 2023, pp. 16–24).
[9]. À cet égard, la corruption devient un moyen ordinaire. On pourra se reporter à ce sujet à l’enquête d’Anne Jouan et du professeur Christian Riché, La santé en bande organisée (Robert Laffont, 2022), autour de l’affaire du Mediator (à partir de 1993), un antidiabétique responsable de la mort de plus d’un millier de personnes.
[10]. Cf. en particulier Mathias Desmet, The psychology of totalitarianism, Chelsea Green Publishing, White River Junction (Vermont) / Londres, 2022.