Numéro 158 : Parler du peuple sert-il encore à quelque chose ?
Si le populisme sert encore très fréquemment d’épouvantail dans les milieux intellectuels et médiatiques, le caractère oligarchique de cette présentation réflexe commence à susciter des réactions teintées d’agacement. Gertrude Lübbe-Wolff, professeur émérite de droit à l’Université de Bielefeld, qui fut membre de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, consacre ainsi un bref ouvrage à la « démophobie »[1]. Reprenant très systématiquement les critiques habituellement formulées contre la démocratie directe, elle les retourne contre la démocratie représentative, montrant que les défauts imputés à la première sont également au moins aussi présents chez la seconde, y compris dans ses avatars délibératifs. Sans être révolutionnaires, certains développements de ce bref essai sont rafraîchissants : évoquant par exemple le risque de manipulation du peuple dans la démocratie directe, l’auteur insiste sur l’influence des intérêts financiers et du lobbying sur les décisions prises par les institutions représentatives : « Là où les parlements et les gouvernements prennent des décisions, les cercles puissants exercent une influence particulièrement importante sur les décisions politiques[2] », et rappelle que les premières procédures de démocratie directe contemporaines ont été précisément introduites pour faire échec aux dérives oligarchiques des partis en place. La démocratie directe, et le « risque populiste » qu’elle présenterait, sont dès lors brandis en épouvantail commode pour maintenir les prérogatives exorbitantes des participants agréés aux institutions représentatives : le vrai motif du refus de toute forme de démocratie directe ne tient donc pas aux dangers qu’elle représenterait, mais à ce que « les décisions de la démocratie directe serviraient moins les préférences politiques personnelles que celles de la démocratie représentative[3] ».
Ce thème de la « démophobie », défini par Lubbe-Wolff comme la peur du demos dès lors qu’il agit au-delà de la seule élection de ses représentants, avait été développé, il y a une dizaine d’années, par Marc Crépon[4]. L’angle d’analyse était toutefois différent, puisqu’il ne s’agissait pas alors de peser les avantages et inconvénients respectifs et pratiques de la démocratie représentative et de ses formes directes, mais d’analyser les différentes manifestations de la peur du peuple chez ses représentants, d’identifier les techniques par lesquelles toute expression populaire est systématiquement dévalorisée, et d’en rechercher les causes idéologiques ou théoriques. Marc Crépon estimait ainsi que la démophobie « redoute que le peuple (au sens juridique du terme) ne soit “phagocyté” par le peuple (au sens populaire du mot) — que ce dernier n’impose au travail du législateur ses goûts, ses affects, ses passions, ses intérêts, au détriment de la différence, de la distinction, de la hiérarchie, d’une aristocratie (du goût, du savoir, de la compétence, etc.) qu’il s’agit de préserver au cœur de la démocratie[5] ». Sur un ton plus polémique, c’est le même registre que suit plus récemment Joël Gaubert, lorsqu’il critique la « technoligarchie ploutocratique » et ses « présupposés anthropologiques attribuant au peuple une bêtise et une méchanceté qui seraient ataviques, pour réserver aux élites gouvernantes et médiatiques l’exclusivité du “cercle de la raison” (raison réduite en l’occurrence à la seule rationalité économique, déclarée “scientifique”), et relevant donc d’une “démophobie” témoignant d’un quasi-racisme, culturel en la circonstance[6] ».
Pour dissonantes qu’elles soient, ces voix mettent surtout l’accent sur la captation du « peuple » par sa plus étroite partie, et actualisent en quelque sorte le discours de Sieyès sur le tiers état. Il y a ainsi, dans cette sympathie affirmée en creux pour ce qui est décrit, comme repoussoir, sous le vocable de populisme, une contradiction intrinsèque, sur laquelle il faut s’arrêter. Proposant une définition du populisme, Danilo Castellano y voit une « considération romantique du peuple, ce qui a deux conséquences : d’une part “le refus de toute véritable autorité”, celle-ci étant réduite à une dictature pro populo, c’est-à-dire à n’être que l’instrument de libération des nécessités, de toutes les nécessités de l’être humain » ; d’autre part, l’injonction à « se libérer de toute entrave, de toute sujétion, considérée comme étrangère à la volonté populaire ». De ce point de vue, ajoute D. Castellano, « le populisme se révèle l’héritier de la conception libérale de la liberté »[7]. Là réside le paradoxe de l’affrontement entre « démophobes » et « populistes » : ils constituent tous deux des avatars contemporains, quoique distincts, du « peuple » démocratique. Prolongeant D. Castellano, Miguel Ayuso rappelle que si la conception classique (et organique) du peuple disparaît à la Révolution française, le peuple « perd aussi en partie le sens de réalité organiciste (mécaniciste). L’affirmation pourrait paraître étrange, étant donné que […] la conception organiciste du peuple résulte des prémisses des théories politiques de la Révolution française. Et c’est avec cette dernière, en effet, que “peuple” et “tiers état” en arrivent à être considérés comme une seule et même chose. Le “peuple” est, par suite, la nation, la nation “bourgeoise”. Le peuple est, en fin de compte, une classe : au départ bourgeoise, plus tard prolétaire. Ce qui doit être en tout cas retenu est le passage au peuple comme fraction sociale, prémisse d’un changement plus significatif qui caractérisera l’histoire contemporaine : le passage du “peuple” à ce que nous pourrions appeler (qu’on excuse le néologisme) “popularisme”[8] ». C’est en ce sens que le peuple du populisme est résolument moderne : il procède simplement à une substitution d’une classe à une autre, au moins formellement ; « de la sorte, le “popularisme” a exilé le “peuple”[9] ».
Il faut, à ce stade, revenir sur la définition du peuple dans la modernité politique, cadre dont toute réflexion contemporaine sur la définition (ou l’identité) du peuple ne peut pratiquement s’extraire. Et si Rousseau sert ici de guide, comme il est commun, c’est pour rappeler l’origine volontariste du peuple, et la double opération contractuelle dont il résulte. Le passage du Contrat social sur la fondation du peuple, discutant Grotius, sépare en effet « l’acte par lequel un peuple élit un roi » et « l’acte par lequel un peuple est un peuple ; car cet acte, étant nécessairement antérieur à l’autre, est le vrai fondement de la société »[10] : le peuple est le résultat du contrat social — « À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État[11]. » Certes, il y a des peuples plus « propres à la législation » que d’autres : ceux qui ne résultent pas, dans un même mouvement, d’un contrat social suivi d’un contrat politique, et qui n’ont ainsi « point encore porté le vrai joug des lois ; celui qui n’a ni coutumes, ni superstitions bien enracinées », et « réunit la consistance d’un ancien peuple avec la docilité d’un peuple nouveau » — situation qui, avoue Rousseau, ne se rencontre que rarement (excepté en Corse)[12]. « Que le peuple n’ait pas d’existence politique et ne puisse donc délibérer avant d’être institué comme tel par le contrat ne veut pas dire qu’il n’existe pas préalablement. Au contraire, l’institution du peuple comme corps politique est pensée avec d’autant plus de force que se mesure l’écart entre un point de départ et un point d’arrivée, une première forme de communauté (un premier « peuple ») et celle qui donne à ce premier peuple la souveraineté[13]. » Le peuple est donc intrinsèquement lié à deux des notions fondamentales de la politique moderne : le contrat et la souveraineté, toutes deux constructions intellectuelles — ou fictions — nécessaires au discours politique des Lumières puis de la Révolution. Montesquieu le disait plus clairement encore : « Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance[14]. » La république n’a de « réalité » que si l’on postule l’existence d’un peuple, qui « parle » par les institutions qui le rendent visible. Et ce peuple ne devient tel que par le contrat politique passé par des individus, également dotés d’une volonté libre qu’ils transfèrent à une entité collective.
Le peuple du contrat social est ainsi une double fiction : le peuple « originel » n’existe que parce qu’il permet le postulat contractuel, par lequel le peuple préexistant est réputé avoir décidé de se doter d’un organe dirigeant, quelle qu’en soit la forme. Autrement dit, pour que le représentant puisse vouloir « au nom du peuple », il faut non seulement postuler l’existence d’un peuple aphone, dont il sera (seul) la voix, mais aussi qu’avant l’institution de la représentation, ait existé un « vrai » peuple, pré- et a‑juridique, constitué par les volontés individuelles de ceux qui ne sont devenus citoyens que par cette opération contractuelle.
Cette conception moderne du peuple, articulant volontarisme initial de son institution et volontarisme ultérieur de sa délégation, entrave aujourd’hui toute appréhension du peuple autre que fonctionnelle, le « peuple » n’étant considéré qu’au travers du rôle que les institutions politiques modernes lui assignent. Et ce rôle est d’abord juridique : « Le peuple “constitutionnel” est donc d’abord l’être souverain au nom duquel sont prises les décisions par les organes qui sont habilités à s’exprimer en son nom, autrement dit à dire quelle est sa volonté. Il n’est pas, en droit, cet être réel qui pourrait spontanément exprimer, et par n’importe quelle forme, une volonté pré-existante comme s’il en disposait d’une, tel un être physique. » Le peuple n’a donc « d’existence » que parce que son nom peut être invoqué, pour que la volonté qui est réputée s’exprimer en son nom puisse lui être imputée. Il ne prend chair « qu’à travers les décisions qui lui sont imputées qui le consacrent comme le point d’imputation unique de la volonté souveraine dans l’État, ce pourquoi la question de son unité […] est si importante car elle traduit d’abord celle de sa volonté, même s’il serait, à dire vrai, possible, de dire la même chose de la nation encore proclamée souveraine dans différentes Constitutions (comme l’Irlande), la seule différence étant que cette dernière est spontanément perçue comme abstraite. »[15] Pour le dire autrement, le peuple ne doit pas avoir d’existence réelle, pour que seule la volonté de ceux qui le représentent puisse, elle, être réelle et sans entrave, c’est-à-dire effectivement souveraine : il n’est que le « référent juridique du processus représentatif », ce qui fait que « l’État peut et doit persévérer dans son être. »[16]
Loin de s’éloigner de ce cadre pour revenir à un peuple « réel », le peuple du populisme en constitue en quelque sorte l’aboutissement, ou du moins l’une des modalités les plus accomplies. Le peuple moderne (ou démocratique) n’est, à toutes les étapes, qu’une collectivité d’individus, le cas échéant sous la forme imparfaitement atomisée de la classe sociale — lorsqu’il s’agit de rendre « concrète » l’abstraction populaire, que ce soit dans le tiers état, c’est-à-dire la bourgeoisie, le prolétariat ou les exclus. Mais l’accomplissement le plus parfait du peuple est la juxtaposition d’individus, souverains avant la constitution du peuple, sujets ou citoyens une fois le contrat réputé advenu.
La sociologie électorale est, à cet égard, tout à fait instructive : le vote populiste, même si ce terme doit être manié avec précaution, tant l’expression est « utilisée aujourd’hui quasiment systématiquement en un sens péjoratif, [et] tient son semblant d’unité de l’intention qui préside à son emploi[17] », est en effet fréquemment présent dans les sociétés les plus éclatées. Une enquête approfondie de sociologie électorale avait ainsi montré la liaison existant entre le vote pour les partis « populistes » et la désintégration du tissu collectif local (notamment de l’engagement associatif)[18]. D’une certaine façon, la « crise » populiste est l’aboutissement naturel de la désintégration sociale qui réalise au mieux la société des individus produite par le monde moderne, le populisme, loin d’être la fin du peuple de la démocratie, en constituant plutôt la réalisation ultime ; il est la conclusion cohérente des doctrines politiques modernes, non leur mise à distance ou leur trahison.
Il y a cependant une différence entre le peuple de la démocratie classique et le peuple du populisme : ce dernier prend au sérieux le discours sur la citoyenneté centré sur « la figure du sujet de droit, c’est- à‑dire de l’individu habilité en tant que tel à faire valoir ses droits[19] ». Le problème fondamental du « peuple de la démocratie », c’est, répétons- le, qu’il n’existe qu’en tant qu’instance au nom de laquelle une volonté propre et distincte, celle des gouvernants, peut s’exprimer et parler en son nom. Le peuple est ainsi à la fois l’origine (comme « communauté des citoyens ») et le destinataire (comme « sujet », pour reprendre la terminologie rousseauiste) de l’action des gouvernants, et ce faisant, s’il est véritablement institué par eux, il leur est aussi matériellement soumis. Catherine Colliot-Thélène a très bien montré cette double signification du « sujet », à la fois réputé titulaire de droit (le « sujet de droit ») et structurellement soumis à l’instance représentative. « Le sujet de droit, explique-t-elle, est la figure du sujet politique moderne, et, au terme de l’histoire des régimes politiques occidentaux des deux derniers siècles, le citoyen démocrate qui se mobilise pour défendre ses droits ou en conquérir d’autres en est une interprétation fidèle. Cette figure de la subjectivité politique est le produit de l’État moderne, c’est- à‑dire de l’unicité du pouvoir dont l’individu peut attendre la garantie de ses droits. Le citoyen n’a jamais cessé d’être assujetti parce que le pouvoir n’a jamais cessé d’être une instance extérieure à laquelle il s’adresse pour réclamer, contester, etc. Ce sujet est devenu citoyen du fait que les droits qu’ils revendiquent sont des droits égaux. Mais le présupposé de cette relation est que l’instance de pouvoir à laquelle il s’adresse a la possibilité de répondre, c’est-à-dire que, jusqu’à un certain point, elle a la maîtrise des paramètres essentiels qui déterminent les conditions de l’existence sociale des individus[20]. »
L’intérêt de la période « populiste » que nous traversons est de rappeler cette évidente subordination, et en même temps d’en contester les conséquences. Il est aussi de souligner que « le » peuple démocratique n’est pas un, et ne peut être tel, parce qu’il n’est unitaire qu’en tant qu’instance (fictive) de légitimation. Dans la démocratie en acte, le peuple n’existe pas en tant que tel, mais seulement en tant que certaines de ses parties (la bourgeoisie, une oligarchie) exercent effectivement le pouvoir.
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Est-il, dans ces conditions, encore pertinent de parler de « peuple » ? Si l’on reste dans le cadre de la démocratie tardive, y compris dans son avatar populiste, il est à craindre que l’expression n’ait plus aucune signification. Actualisant l’interprétation marxiste dans une formule ramassée et quelque peu provocante, Alain Badiou indiquait que « “peuple français” ne signifie plus que : “ensemble inerte de ceux à qui l’État a conféré le droit de se dire français” », le peuple étant « de façon universelle, et quelle que soit la forme de l’État, une masse passive que l’État configure »[21]. De fait, le terme même de peuple n’est plus utilisé qu’avec précaution ou distance : soit, toujours, comme figure quasi mythologique au nom de laquelle les représentants parlent — la loi est adoptée, et la justice rendue, « au nom du peuple français » -, soit pour refuser ce qui irait à l’encontre de sa prétendue unicité, sans que celle-ci soit identifiée (qu’on pense, en particulier, à l’invocation plus récente du séparatisme, qui identifie désormais peuple et république). Il est cependant des cas dans lesquels le peuple est bien convoqué, et son identité précisément définie. Tel est le cas, pour la France, de la Nouvelle-Calédonie, dont les contours de la « citoyenneté » sont nettement plus identifiés (et discriminants) que la citoyenneté française à laquelle elle se rattache pourtant. Tel est aussi le cas du peuple juif dont l’assimilation intégrale à l’État israélien a été réalisée par la loi fondamentale « Israël, État-nation du peuple juif » du 19 juillet 2018, sans que cette assimilation ethnico-religieuse à un État ait suscité de réactions nombreuses des juristes démocrates.
Il est donc possible, dans des contextes certes très particuliers, de rencontrer des approches concrètes du peuple, dans lesquelles ce dernier n’est pas seulement une fiction que l’on invoque pour légitimer l’appareil d’État, mais une réalité, certes plus ou moins construite, à laquelle l’État s’identifie. Les différentes opérations d’épuration ethnique ou populaire, en cours aux portes de l’Europe, relèvent de la même volonté de rendre effectif le peuple-fiction. Mais il semble impossible de se référer à ces occurrences comme modèle de ce que serait aujourd’hui concrètement « le peuple », parce qu’il s’agit en réalité, dans la plupart des cas, d’une référence au premier peuple, si l’on reprend la terminologie rousseauiste : celui qui ne s’est pas encore donné des lois (et n’a pas transféré l’exercice de sa souveraineté à ses représentants). Ainsi, le peuple dont il faut affirmer le caractère concret n’est aujourd’hui plus que celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est-à- dire à se doter d’institutions qui, une fois créées, le relègueront au registre d’instrument de légitimation des représentants. Les références à cette approche spécifique du peuple, qui tendent à se multiplier au sein des démocraties représentatives avancées, sont souvent présentées comme des crispations identitaires : tel est peut-être le cas, mais on devrait surtout y voir un indice de la décomposition avancée de l’État, puisqu’il s’agit au fond de les considérer comme des peuples à nouveau dépourvus de représentation politique[22].
En dehors de ces hypothèses limitées, il semble impossible de se référer au peuple, s’il s’agit de décrire autre chose que l’agglomération des individus en relation avec une structure exerçant sur eux le monopole d’une violence à laquelle ils consentent de fait.
Il semble en effet impossible de concilier cette vision instrumentale du peuple avec la conception pré-moderne du peuple, qu’on qualifie souvent, pour la récuser, d’organique. Conception qui montre une très grande stabilité (et simplicité), puisque les auteurs classiques se réfèrent tous au sens que les auteurs de l’Antiquité romaine ont donné au peuple. Saint Augustin reprend ainsi la définition de Scipion (et de Cicéron) : « une nombreuse association qui repose sur la sanction d’un droit consenti et sur la communauté d’intérêt[23] ». Malgré l’hétérogénéité des usages qu’il emploie du mot peuple[24], saint Thomas d’Aquin reprend à son compte et à l’identique cette définition : le peuple est « la multitude rassemblée par les liens de l’unité de droit et de la communauté d’intérêts[25] ». Dans l’article de la Somme consacré à la sédition, qui « se fait contre le bien commun du peuple », l’Aquinate reprend à nouveau saint Augustin, qui « dit que le peuple, selon le témoignage des sages, désigne “non point l’ensemble de la multitude, mais le groupement qui se fait par l’acceptation des mêmes lois et la communion aux mêmes intérêts[26] ». Des deux critères ainsi identifiés et réitérés, on insiste souvent à tort sur le deuxième, dans lequel on lirait un contractualisme annonçant la conception rousseauiste du peuple. Ce serait extraire la signification profonde du peuple classique, qui est intrinsèquement articulée au bien commun : la « communauté d’intérêt » qui caractérise le peuple est en relation directe avec l’ordre du politique, elle est ce qui permet de distinguer le peuple de la population”. Le peuple ne devient tel que parce que « le “politique” institue dès l’origine un ordre radicalement distinct de l’ordre “domestique” ou “économique”, dont la finalité n’est plus le “vivre”, mais le “bien vivre“28 ». Il n’est donc pas possible de penser le peuple en dehors d’un ordre politique donné : c’est bien la raison pour laquelle l’indétermination actuelle du peuple est la preuve la plus tangible de la disparition de toute référence au bien commun dans les institutions politiques contemporaines. Repenser le peuple supposerait dès lors de sortir du couple infernal représentation/légitimation, refusant d’en faire une masse de manœuvre, comme support ou comme repoussoir, pour y voir l’objet du bien commun politique.
[1] Gertrude Lübbe-Wolff, Demophobie. Muss man die direkte Demokratie fürchten ?, Klostermann Rote Reihe, Francfort-sur-le-Main, 2023.
[2] Ibid., p. 95.
[3] Op. cit., p. 147.
[4] Marc Crépon, Élections. De la démophobie, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2012, 128 p. L’ouvrage ne figure étonnamment pas dans la pourtant très abondante bibliographie de Gertrude Lubbe-Wolff.
[5] Ibid., pp. 13–14.
[6] Joël Gaubert, Malaise dans la démocratie contemporaine. Que faire du populisme ?, Kimé, 2021, pp. 9 et 21.
[7] Danilo Castellano, « Del populismo », in Miguel Ayuso (dir.), Populismo y populismos. Historia, filosofía, política y derecho, Dykinson, 2023, pp. 24–25.
[8] Miguel Ayuso, ¿ El pueblo contra el Estado ? Las tensiones entre la formas de gobierno y el Estado, Marcial Pons, coll. « Prudentia iuris », 2022, pp. 83–84
[9] Miguel Ayuso, op. cit., p. 85.
[10] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, I, 5.
[11] Ibid.
[12] Cf. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, IIe partie, chap. 10.
[13] Marc Crépon, Barbara Cassin, Claudia Moatti, « Peuple », in B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Seuil / Le Robert, 2004, p. 918.
[14] Montesquieu, De l’esprit des lois, Flammarion, coll. « GF », T. 1, p. 131
[15] Bruno Daugeron, Droit constitutionnel, PUF, coll. « Thémis », 2023, p. 311
[16] Alain Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot “peuple” », in A. Badiou, P. Bourdieu, J. Butler, G. Didi-Huberman, S. Khiari, J. Rancière, Qu’est-ce qu’un peuple ?, La fabrique, 2013.
[17] Catherine Colliot-Thélène, « Quel est le peuple du populisme ? », in C. Colliot-Thélène, F. Guénard (dir.), Peuples et populisme (dir.), PUF, coll. « La vie des idées », 2014, p. 11.
[18] Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen, Martial Foucault, Les Origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social, Seuil, coll. « La république des idées », 2019. Les auteurs y montrent en particulier que « la poussée du Front national a été beaucoup plus marquée dans le Nord-Est que dans le Sud-Ouest, du fait de la faiblesse de la densité des associations et des relations sociales liée à une structure anthropologique de famille nucléaire dans la première région. La désindustrialisation a plongé les habitants du Nord-Est dans une solitude sociale beaucoup plus importante que dans le Sud-Ouest ».
[19] Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », PUF, « Pratiques théoriques », 2011, p. 182
[20] Id., op. cit.
[21] Alain Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot “peuple” », loc. cit.
[22] Ce qu’identifie bien Alain Badiou dans le texte précité : « “Peuple” est donc une catégorie politique, soit en amont de l’existence d’un État désiré dont une puissance interdit l’existence, soit en aval d’un État installé dont un nouveau peuple, à la fois intérieur et extérieur au peuple officiel, exige le dépérissement ».
[24] Voir Pierre Boglioni, « Populus, vulgus et termes apparentés chez Thomas D’Aquin », in Pierre Boglioni, Robert Delort et Claude Gauvard (dir.) Le petit peuple dans l’Occident médiéval, Terminologies, perceptions, réalités, Publications de la Sorbonne, 2002, pp. 67–82
[25] Somme théologique, Ia IIae, q. 105, art. 2, Cerf, 1992, tome 2, p. 704.
[26] Saint Augustin, La Cité de Dieu, Charpentier, 1845, vol. 2, p. 373