François Hou, Chapitres et société en Révolution (lecture)
L’histoire de la Révolution ne déchaîne plus les discussions passionnées d’il y a quelques décennies encore. D’aucuns y verront les progrès, dans le public, d’une compréhension plus équanime de la période. Il nous chagrinerait que ce soit plutôt l’ignorance qui fasse son œuvre. Car ce serait dommage : la période a encore beaucoup à nous apprendre. Témoin l’ouvrage majeur*, tiré d’une thèse, écrite par un normalien qui a soutenu en 2019 à l’université Paris‑I sous la direction de Philippe Boutry, spécialiste de l’histoire religieuse du XIXe siècle. L’auteur, François Hou, a mené des recherches d’archives titanesques pour reconstituer le destin, avant et après la révolution, des chanoines d’une douzaine de diocèses français, choisis pour représenter toute la diversité de la France en termes de ferveur, de sociologie, de politique, etc.
La première partie reconstitue tout le débat de l’époque autour de l’institution du chapitre, ce « sénat de l’Église » (Concile de Trente), « conseil-né » de l’évêque, qui n’en a pas moins un pouvoir monarchique. La période considérée est le moment d’un débat ecclésiologique majeur et de sa résolution – thème qu’avait étudié, en son temps, l’abbé Plongeron. La rupture politique vient radicaliser les idées et surtout les forcer à passer à l’acte, c’est-à-dire à se confronter aux faits. Cette partie ecclésiologique semble un des apports majeurs du livre. En effet, très étonnamment, François. Hou montre que la stabilisation concordataire progressive des chapitres restaurés, contrôlés par l’évêque mais pas incapables, au besoin, de le contrôler – que cette stabilisation donc apparaît non pas comme l’imposition d’une ecclésiologie hiérarchique d’esprit restaurateur mais comme le fruit d’expérimentations très diverses, qui conduisent à ce modèle fonctionnel, qui évite les excès révolutionnaires de l’omnipotence épiscopale, tout comme une dilution invalidante de l’autorité.
Après cette première partie ecclésiologique, dont il faudrait avoir la place de résumer chaque chapitre, toujours bien écrit et clair, autant qu’une matière si savante le permet, vient l’étude des chapitres pris dans la tourmente révolutionnaire. Ce sont des « réfractaires » précoces, car la convocation des États Généraux les défavorisait déjà au profit des curés – d’où des protestations, assez clairvoyantes sur les enjeux des changements en cours. Mais quand, par utilitarisme et archéolâtrie, l’Assemblée décide de leur suppression, leurs protestations se font désormais dans l’unité avec les évêques, et avec une bonne partie du clergé et des fidèles. Après la dispersion des chapitres, fin 1790, début 1791, rares sont les chanoines à jurer (moins de 10% pour le serment de 1791), a fortiori à abandonner le sacerdoce ; a contrario, certes, le nombre de ceux qui connaissent la prison ou la mort est modeste. Dans la France concordataire, les chanoines d’Ancien Régime fournissent un vivier où puiser les membres des chapitres qui renaissent – dont, en 1820, les trois quarts des membres sont des prêtres ordonnés avant 1790. Ils continuent, jusqu’au milieu des années 1830 où l’âge finit par faire son œuvre, à former la majorité de nominations canoniales, donnant à l’Église concordataire des cadres recherchés pour leur excellente formation et, souvent, pour leurs mérites. On avait noté aussi le rôle majeur d’encadrement que jouent certains chanoines grands vicaires des évêques réfractaires dans les diocèses dans la décennie 1790 – un aspect soigneusement étudié par le livre.
La troisième partie touche plus l’histoire sociale en définissant les chanoines concordataires comme « une élite ecclésiastique intermédiaire au XIXe siècle » « à l’ombre de l’évêque ». François Hou dresse le portrait idéal du chanoine recherché par le régime concordataire, choisi par la faveur des autorités, mais parce qu’il incarne un idéal de notabilité, de bonne éducation, de prudence et de diplomatie, ce qui correspond aux logiques sociales propres à ce siècle – ce qui n’exclut pas la piété, faut-il signaler à la suite de l’auteur. Ces chapitres ne sont pas pour autant inactifs, ni désarmés. Exceptionnels sont les conflits qui arrivent à la conclusion de la lutte du chapitre de Dijon contre son évêque, puisque Mgr Rey démissionne de son siège épiscopal (1838). Le cas dijonnais illustre bien que, dans l’Église gallicane du XIXe siècle, un évêque peut certes ignorer sans dégâts son chapitre, mais non l’attaquer. Faibles, ces compagnies ne le sont pas moins numériquement, ce qui rend la restauration de l’office canonial complet lente et difficile. Au moment de la romanisation de la liturgie, les chanoines ne seront donc pas en première ligne. Ils ne sont pas unanimes d’ailleurs. Et puis, ils ne diffèrent guère du reste du clergé, avec lequel ils connaissent l’évolution dévotionnelle des années 1830–1850, à mesure que le vieux clergé gallican disparaît.
Le mariage des méthodes de l’histoire sociale et de l’histoire religieuse dans lequel s’inscrit ce livre ne date pas d’hier. Dans ce vieux ménage, il y a des moments d’ennui et de rabâchage. À ces défauts, François Hou échappe totalement. Sa plume est alerte, gracieuse, et toujours claire. Et puis, son exposé soulève trois problèmes brûlants. Les lecteurs de Catholica n’y peuvent être insensibles. D’abord, en une époque où l’Église est remodelée sans égards pour sa nature théologique, cette violente tension entre les prétentions d’instaurer un pouvoir démocratique du presbyterium et les excès d’un exercice solitaire du pouvoir épiscopal. Ensuite, ce parcours très équilibré, sine ira et studio, dans les méandres des attitudes face à une persécution politique infiniment plus complexe et cauteleuse qu’on le croit volontiers. Enfin, cette histoire des chapitres concordataires qui illustre bien le paradoxe de ce qu’est la restauration catholique en France au XIXe siècle : l’apparence balzacienne d’une immobilité sociale et l’extraordinaire dynamisme sous-jacent, dont les contemporains eux-mêmes ont rarement idée.
* Lecture de François Hou, Chapitres et société en Révolution. Les chanoines en France de l’Ancien Régime à la monarchie de Juillet, préface de Philippe Boutry, PUR, coll. « Histoire – SHRF », Rennes, 2023, 333 p., 25 €