Numéro 159 : Face à la sécularisation
Il y a trois ans, le cardinal Jozef De Kesel, archevêque de Malines- Bruxelles, avait publié un livre intitulé Foi et religion dans une société moderne[1]. À la suite de quoi il fut notamment interrogé sur Radio Vatican[2]. « C’est clair que dans une culture religieuse chrétienne, il n’y avait pas de vraie liberté religieuse. La foi n’est alors pas l’option de la personne, mais c’est la culture en tant que telle qui prend cette option. […] Donc la liberté religieuse, c’est un fruit de la modernité. » Le propos est verbal et spontané, mais il traduit une conception banalisée depuis le début des temps conciliaires : la civilisation chrétienne, tant célébrée dans les discours pontificaux, n’appuyait pas la foi intérieure des croyants, elle ne formait qu’un carcan externe et trompeur dont la privatisation contemporaine de la religion l’a libérée. Nous sommes maintenant à une année de la célébration du centenaire de l’encyclique Quas primas, de Pie XI, qui proclamait, face à un monde prêt à basculer dans l’autodestruction, la primauté de la royauté sociale du Christ. À l’époque, le milieu ecclésiastique témoignait contre le laïcisme et ses conséquences sociopolitiques, et contre les totalitarismes.
Dans le même temps, mais sans lien avec un tel discours, commençait de se développer, principalement dans l’espace académique germanique, une réflexion de fond sur la privatisation de la religion dans les sociétés jadis chrétiennes. C’est à partir de là que s’est élaboré le grand discours sociologique de la sécularisation, vaste recherche des causes et des effets des temps nouveaux.
Le mot « sécularisation » a d’abord un sens actif, comme la grande série des termes de même suffixe, en l’occurrence celui d’une action faisant passer du sacré au profane. Diderot en donnera encore cette définition dans l’Encyclopédie : « Sécularisation. Action de rendre séculier un religieux, un bénéfice ou lieu qui était régulier. » Le traité de Westphalie (1648) avait déjà utilisé le mot dans le domaine civil, à propos du transfert de certains biens ecclésiastiques aux princes protestants. C’est à partir de l’époque révolutionnaire que le même sens s’élargira, pour se confondre avec la laïcisation, forme de guerre antireligieuse bien connue en France. Le dictionnaire du CNRTL cite ainsi la définition qu’en donnait Renan dans L’avenir de la science (1890) : « processus d’élimination progressive de tout élément religieux ».
Dans l’aire germanique protestante, sauf lors du Kulturkampf de Bismarck, qui a constitué une courte exception, la sécularisation prend la forme moins radicale d’une privatisation de fait de la religion, largement (quoique non totalement) disparue de la vie collective.
Ce phénomène est le résultat de la longue lutte de puissance et d’émancipation menée contre l’Église par l’élite politique, économique, intellectuelle et même pour une part religieuse, bien avant la Révolution. Il s’identifie donc au jeu complexe des causes concourantes productrices de la rupture moderne. Machiavélisme des princes, soif des richesses de la bourgeoisie, libertinage et athéisme en ont été le moteur, sans omettre le facteur essentiel qu’est l’État moderne[3]. On a beau jeu de présenter ce phénomène comme une évolution naturelle, la fin d’une époque statique et l’irruption de l’esprit dynamique qui a spécifié la modernité… La réalité n’est pas exactement celle-là, en ce sens que l’évolution des techniques, des modes d’organisation, des connaissances aurait pu se produire dans la continuité et non dans la rupture, en respect du commandement de Genèse I, 26 : « Remplissez la Terre et soumettez-la. » C’est toute l’histoire occidentale des Temps Modernes qui voit ainsi émerger un phénomène plein d’ambiguïté : une émancipation du pouvoir religieux, puis de la religion, à même de libérer bien des désirs, un joug que l’élite ne supporte plus, tout cela dans la complexité des jeux de pouvoir, de l’appétit des richesses, de la vaine recherche de la gloire, de l’affadissement spirituel et de l’affirmation du sujet. C’est sur ce fond que va s’appuyer l’œuvre d’irréligion d’où émanera, entre autres, la Révolution française.
La déchristianisation de l’espace public des sociétés occidentales résulte effectivement d’une action délibérée, d’une volonté de secouer le joug. Paul VI, au moment de la clôture du concile Vatican II, avait trouvé une formule résumant ce mouvement d’ensemble : « la religion de l’homme qui se fait Dieu ». L’expression pourrait relever du lexique prophétique traditionnel en usage dans l’Église depuis l’aube de la modernité, mais la phrase qui suivait marquait une surprenante rupture : « Qu’est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver ; mais cela n’a pas eu lieu. La vieille histoire du bon Samaritain a été le modèle et la règle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes pour les hommes l’a envahi tout entier[4]. »
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L’approche proprement scientifique de la sécularisation a éclos dans le milieu des universités allemandes du début du xxe siècle, essentiellement à partir de la parution de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, de Max Weber (1904–1905), où celui-ci lance l’idée de « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) — phénomène imputé, comme on le sait, aux conséquences pratiques du calvinisme et du puritanisme qui considéraient le travail comme un impératif premier, et la réussite matérielle en résultant comme une preuve de l’élection divine, et, à partir de là, justifiaient la recherche du profit — d’où un déséquilibre, tout à l’opposé de la règle bénédictine de l’ora et labora.
En 1922, le juriste Carl Schmitt publie la première version de sa Théologie politique, dans laquelle il prolonge l’analyse ainsi amorcée et énonce une formule plus tard qualifiée de « théorème[5] », posant que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés[6] ». Schmitt donnait de nombreux exemples étayant cette affirmation, comme l’invocation des circonstances exceptionnelles, qui correspondraient au miracle, l’omnipotence du législateur évoquant la toute-puissance divine, etc. Il en résultait que la modernité était dépourvue de véritable nouveauté et se contentait de singer ce qu’elle prétendait remplacer.
C’est toutefois à partir seulement des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale que certains auteurs allemands ont lancé, à proprement parler, le débat scientifique sur la sécularisation. La question a fait l’objet de discussions intenses, le « théorème » étant mis en cause, au nom de la nouveauté radicale de la modernité, par Hans Blumenberg, auteur de Die Legitimität der Neuzeit (1966 ; tr. fr. La légitimité des temps modernes, Gallimard, 1999) -, principalement dirigé contre Schmitt, et contre Löwith qui en partageait l’analyse.
Dans Meaning in History : The theological implications of the philosophy of history (1949 ; trad. fr. Histoire et salut, Gallimard, 2002), Löwith identifiait dans le marxisme nombre de transpositions d’éléments religieux, comme le prolétariat, qui serait le nouveau peuple élu, la société sans classes, le Paradis, et ainsi de suite. Il appliquait donc le théorème au champ historique, et plus précisément au travestissement de la théologie de l’histoire qu’est la philosophie de l’histoire, comme Schmitt l’appliquait à la conception du politique. « Pour Hegel, note Löwith, l’histoire du monde est une théodicée, et la “ruse de la raison” est “le concept rationnel pour désigner la Providence”. Or la tentative de “réaliser le règne de Dieu dans l’histoire du monde” et, ce qui va de pair, la transposition de la théologie en philosophie impliquent en réalité une rupture radicale avec la perspective qui était celle d’Augustin ou d’Orose, et encore celle de Bossuet[7]. »
C’est donc principalement Hans Blumenberg qui a développé, à partir de 1966, la critique la plus méthodique du théorème de la sécularisation. Le titre de son ouvrage le plus connu, déjà mentionné, en indique clairement la thèse : Die legitimitat der Neuzeit, le mot allemand Neuzeit étant plein de sens, indiquant le Novum, la nouveauté radicale reconnue à la Modernité. Celle-ci serait un phénomène autonome, non une transposition inavouée de concepts chrétiens. Le fameux théorème, dit Blumenberg, n’en tient aucun compte : d’abord, il repose sur le postulat d’une substance inchangée, au-delà de transformations accidentelles ; ensuite, la modernité n’aurait pas de contenu propre, elle ne serait qu’une déformation de la théologie politique, elle n’aurait donc pas de légitimité (conceptuelle)[8]. Blumenberg, d’origine juive mais catholique, contribue donc à justifier la modernité dans les cercles théologiques. La discussion allemande autour de la sécularisation a alors débordé les frontières. Les retombées de Mai 68 n’ont guère produit une avancée du mythe communiste, en dépit du folklore maoïste et d’autres désordres évolutionnaires dans le tiersmonde, et tandis que le régime soviétique entamait son parcours terminal. Elles ont bien plus puissamment sanctionné le passage à la postmodernité, au fur et à mesure que la société de l’opulence triomphait. La postmodernité, sous ce rapport, n’est qu’un approfondissement de la sécularisation.
Quel jugement peut-on porter sur l’interminable discussion académique autour de ce thème, du moins du point de vue qui nous retient ici : sa méconnaissance, puis son acceptation acritique au sein de l’Église catholique ? À certains égards, ce débat est intellectuellement très riche, mais il est aussi très abstrait[9]. Il reste concentré sur l’analyse des idées, des grands courants d’évolution de la société occidentale, y compris lorsqu’il est censé aborder le champ politique. Parti d’Allemagne — et donc fortement influencé par le protestantisme, ou encore par le conservatisme antilibéral -, il s’est exporté, tardivement, en France notamment, ou en Amérique du Nord. À cet égard, la différence saute aux yeux entre sécularisation et laïcité. La sécularisation est appréhendée, de manière spéculative, comme un phénomène social d’ensemble, une immense vague historique de transformation du monde consistant dans le cantonnement de la religion (chrétienne) au domaine privé — ce que rend aisé le protestantisme — et la transposition de certains de ses concepts dans le registre idéologique. La sécularisation est une subversion de type naturaliste, qui vide la vie sociale d’un monde anciennement chrétien de l’essentiel de ce qui lui donnait sens.
Bien différente, plus triviale, est l’action laïque d’origine révolutionnaire. Toujours à l’œuvre, mais décontenancée par la crise interne de l’Église, elle est instrumentalisée pour imposer les aspirations des activistes du système dominant, et notamment lever les derniers freins au désir des biens matériels. Il reste que, le temps passant, les situations tendent fortement à s’unifier. Un signe très net en est que l’irréligion pratique frappe, à quelques nuances près, l’ensemble de ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident. On devrait ici se reporter à Augusto Del Noce, à propos de ce qu’il nomme l’irréligion naturelle. Pour lui, « l’homme qui a perdu la dimension du passé, mais aussi celle de l’avenir, avec la fin de l’idéal révolutionnaire, se réduit à [une] mens momentanea. On est parvenu aujourd’hui au moment de la possibilité de la disparition morale de l’homme, de son involution dans l’animalité[10] ».
La conscience de la dégradation humaine produite par la sécularisation, fortement dénoncée ici par Del Noce, semble avoir provoqué diverses réactions de perplexité, ou bien encore suscité des tentatives pour trouver des compensations, ou des freins, fussent-ils illusoires. C’est ainsi qu’un certain nombre d’auteurs ont élaboré des interprétations personnelles de la sécularisation, ou encore émis des réserves à l’encontre des généralisations jugées par eux abusives.
Jürgen Habermas, dans Der philosophische Diskurs der Moderne : zwölf Vorlesungen (1985 ; trad. fr. : Le discours philosophique de la modernité, Gallimard, 1988), avait adhéré à l’idée de la sécularisation des sources religieuses du passé, non pour en critiquer le résultat — comme le faisaient ses compagnons révolutionnaires de l’École de Francfort — mais pour l’accepter pleinement. Seulement, par la suite, dans Zwischen Naturalismus und Religion : philosophische Aufsätze (2005 ; trad. fr. Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Gallimard 2008), Habermas a exprimé des doutes face à la persistance des réactions religieuses, non seulement dans les pays dits « à forte natalité », jugés arriérés et donc plus religieux, mais aussi, en particulier, aux États-Unis. « Le penseur de la raison communicationnelle ne croit plus dans les seules ressources de la rationalité pratique et communicationnelle pour fournir une base motivationnelle suffisante face à des périls caractérisés de diverses façons : “une modernité qui tend à sortir de ses rails”, “une conscience normative qui s’étiole de tous côtés” […]. Que s’est-il passé pour qu’un revirement se soit produit chez Habermas sur ce point ? La chose reste, à vrai dire, mystérieuse. Habermas semble avoir fait sienne l’idée selon laquelle la rationalité serait incapable de fournir par elle-même un “concept de la vie bonne”[11]. » N’exagérons rien cependant. Habermas ne renie pas ses principes. Il considère seulement que la logique mondialiste devrait éviter la pure technocratie et bénéficier au contraire de l’apport des diverses religions s’il est utile à quelque titre. « Les » religions peuvent donc contribuer à leur manière à la bonne marche de la société séculière. « La pensée postmétaphysique devrait adopter une attitude à la fois agnostique et accueillante en matière religieuse, sans compromettre pour autant son identité séculière[12]. »
Dans une veine comparable, on peut aussi faire allusion à Peter Berger, auteur d’un ouvrage au titre provocateur : The desecularization of the world (EPPC, Washington D.C., 1999) — où, entre autres, il prenait soin de distinguer entre classes dirigeantes mondialistes hypersécularisées et monde réel faisant retour vers le religieux sous toutes ses formes. Un thème largement repris par le Canadien Charles Taylor, auteur en particulier de The secular age (Harvard, 2007 ; trad. fr. : L’âge séculier, Seuil, 2009). Taylor admet les principaux éléments de la théorie de la sécularisation, mais il refuse de réduire celle-ci à un rejet pur et simple de la religion, bien qu’il ramène cette dernière à une affaire purement privée, exprimant un besoin individuel humain fondamental. « Dans le “cadre immanent” où nous sommes installés, marqué par l’éclatement des modèles d’achèvement, il est maintes manières de répondre à l’insatisfaction où nous met la “pétrification mécanique” des temps actuels. Certains d’entre nous vont s’attacher à recomposer autrement, sur un mode non utilitariste, leur rapport à l’immanence. […] Cette voie, croyante, de la résistance est celle qu’empruntent aujourd’hui, sous diverses formes, nombre de nos contemporains[13]. » Taylor pense ainsi que la sécularisation, non seulement n’est pas venue à bout du religieux, mais que ce dernier est une sorte d’antidote suscité par l’anéantissement du sens de la vie provoqué par la modernité et son eschatologie immanentiste.
Ce type d’analyse n’a pas cessé à ce jour. Un sociologue allemand, Detlef Pollack, insiste ainsi sur le caractère artificiel de la thèse de la sécularisation. Auteur d’une longue étude publiée en français, « La théorie de la sécularisation au banc d’essai[14] », il prend le contre-pied de l’idée selon laquelle la sécularisation définitive est inéluctable, à proportion de la réduction de la vie à la technique. Comme ses collègues précédemment cités, il fait deux constats : d’une part, la vie religieuse collective se réduit, d’autre part la religiosité individuelle et sans dogmes se développe. Les propos du cardinal De Kesel, rapportés au début du présent article, semblent s’appuyer sur les mêmes constats et en dégager une vision optimiste.
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La sécularisation a été définie et analysée par des protestants, par beaucoup d’athées, et bien sûr aussi par des catholiques. Avant de voir comment elle a été perçue au sein même de l’institution ecclésiale, particulièrement concernée par la question à partir du concile Vatican II, nous pouvons rappeler que certains auteurs catholiques ont résolument choisi d’entrer dans la logique séculariste, d’y voir même une occasion libératrice. Contentons-nous de mentionner deux figures typiques, Joseph Moingt et Gianni Vattimo.
Citons tout d’abord le P. Moingt, s.j., interprétant le rejet de la culture chrétienne hors du domaine de la vie collective contemporaine : « Un destin […] qui peut aussi et qui doit d’abord se lire comme une vocation christique, un appel à quitter les joutes du dogme, les champs clos du religieux, les enivrements de la piété, les patois familiers, pour assumer l’histoire des autres là où elle se vit, pour chercher la question de Dieu là où elle se pose dans l’angoisse, la révolte et les interrogations des hommes de notre temps, appel à passer de l’autre côté[15]. » Il s’agit donc pour le jésuite de reprendre le slogan de Frédéric Ozanam, « passons aux barbares », ne visant plus, cette fois, le petit peuple délaissé, mais « les autres », les post-chrétiens. On remarque, d’un côté, la réduction caricaturale de la théologie, de ses concepts (identifiés à un jargon incompréhensible) et de la pratique religieuse traditionnelle qualifiée d’ébriété, de l’autre, globalement considérés, les « hommes de notre temps » — expression qui sous-entend que les précédents ne sont que des morts-vivants et, de plus, qui généralise considérablement à partir du seul modèle dominant dans les pays les plus occidentalisés.
Gianni Vattimo, quant à lui, est bien un « post-chrétien », disciple de Nietzsche, en même temps qu’il a une connaissance de la doctrine chrétienne. Il prétend donc récuser celle-ci, du moins dans sa présentation traditionnelle, en même temps que la métaphysique, dans laquelle il voit une forme de violence. Il leur oppose une conception « kénotique », celle d’un christianisme faible. Telle est la substance du pensiero debole, qui prône la « charité » contre la rigueur doctrinale, et l’adaptation des règles morales aux besoins de la société séculière — et à certains penchants des individus. « En résumé, le retour au christianisme aujourd’hui doit être, selon Vattimo, de repenser les contenus de la révélation en termes sécularisés, à la lumière de la charité et de la situation actuelle. Ce qui n’a pas grand-chose à voir avec “un retour de repenti dans la maison du père” (p. 82). Le message du Christ s’adresse à des croyants d’une culture et d’un temps particuliers, dans une situation définie. Le chrétien, dans son agir historiquement situé, doit se positionner face à la révélation, dans une double attitude démythologisante (il faut interpréter, ne pas prendre le message au pied de la lettre) et croyante (on ne se dessaisit jamais de toute mythologie ni de notre histoire[16]. »
Comment alors considérer Vatican II : comme une réponse catholique aux théories de la sécularisation, ou bien comme une tentative pour s’intégrer aux figures successives de la modernité, de la postmodernité, et à présent de l’après-postmodernité ?
Dans un petit essai intitulé « Vatican II dans l’histoire de la sécularisation », l’historien et disciple fervent de Jacques Maritain, Michel Fourcade, fournit en moins d’une page une excellente réponse à cette question[17] Il commence par rappeler la formule, ou le mot d’ordre, du dominicain Marie-Dominique Chenu, définissant selon ce dernier la tâche principale de Vatican II : sanctionner « la fin de l’ère constantinienne ». De ce fait, le lien était établi entre ce qui devait être l’objet premier du concile et l’ensemble des réflexions sur le théologico- politique. On connaît la suite, le marqueur principal de l’événement étant la Déclaration sur la liberté religieuse « venue tourner la page de l’État confessionnel si longtemps requis par la théologie catholique[18] ».
Ce texte fondamental fait l’objet d’un premier commentaire de Paul VI, avec son message aux gouvernants (8 décembre 1965) : « Et que demande-t-elle de vous, cette Église, après deux mille ans bientôt de vicissitudes de toutes sortes dans ses relations avec vous, les Puissances de la Terre ; que vous demande-t-elle aujourd’hui ? Elle vous l’a dit dans un des textes majeurs de ce Concile : elle ne vous demande que la liberté. »
Pour achever cet ensemble, le message au corps diplomatique du 8 janvier 1966 vient confirmer l’abandon du magistère de l’Église — de la souveraineté du Christ — sur les gouvernants. « L’Église ainsi définie en elle-même, et située par rapport à ce qui n’est pas elle, apparaît avec une autre caractéristique qui ne fut pas toujours clairement mise en lumière dans les siècles passés : elle se montre entièrement dégagée de tout intérêt temporel. Un long travail interne, une prise de conscience progressive, en harmonie avec l’évolution des circonstances historiques, l’ont amenée à se concentrer sur sa mission. Aujourd’hui son indépendance est totale en face des compétitions de ce monde, pour son plus grand bien à elle, et Nous pouvons bien ajouter aussi, pour celui des souverainetés temporelles.
« Est-ce à dire que l’Église se retire au désert et abandonne le monde à son sort, heureux ou malheureux ? C’est tout le contraire. Elle ne se dégage des intérêts de ce monde que pour mieux être en mesure de pénétrer la société, de se mettre au service du bien commun, d’offrir à tous son aide et ses moyens de salut. Mais elle le fait aujourd’hui — et c’est une nouvelle caractéristique de ce Concile, qui a été souvent relevée — elle le fait d’une façon qui contraste en partie avec l’attitude qui marqua certaines pages de son histoire. »
Les deux passages indiqués ici en italique sont lourds de sens : selon Paul VI, il y a un avant et un après, une époque où les choses n’étaient pas claires… L’affirmation dépasse en réalité de beaucoup la nature d’un propos diplomatique, dans la mesure où elle exprime en fait un regret. Elle équivaut à une déclaration de retrait. Des deux pouvoirs, l’Église et l’État, il n’en reste plus qu’un seul[19]. On comprend aisément, dans cette situation d’inégalité, que la royauté du Christ ne puisse plus être célébrée comme au temps de l’encyclique Quas primas ; du moins doit-elle être amputée de son aspect social temporel, pour n’être désormais reçue que du seul point de vue spirituel, au sein seulement du Corps mystique.
Le P. Patrick Prétot, o.s.b., professeur de liturgie à l’Institut catholique de Paris, confirme ainsi le sens de ce changement : « Instituée par l’encyclique Quas primas du Pape Pie XI (1925), et placée au dernier dimanche d’octobre, la fête du Christ-Roi apparaissait comme une fête autonome célébrant le “règne social de Jésus-Christ”. […] Dans la période post-conciliaire, cette fête a suscité une certaine gêne tant il est vrai que sa dimension socio-politique était liée à une vision des rapports entre l’Église et la société qui semblait éloignée de l’enseignement du Concile Vatican II. Pouvait-on encore dire par exemple : “aux catholiques il appartiendra de faire rentrer triomphalement le Christ-Roi dans les conseils de leurs gouvernements et dans les relations sociales de leurs semblables” ? […] Le thème de la royauté du Christ abritait, en faveur de l’Église et de la religion, la revendication d’une place dans une société en voie de sécularisation accélérée. […] Dès lors, et en plaçant la fête du Christ-Roi au dernier dimanche de l’année liturgique, comme une sorte d’inclusion avec le premier dimanche de l’Avent, la réforme de Vatican II a transformé profondément le sens de cette célébration […][20]. »
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Il semble que la formule choisie comme titre du premier de ses Carnets de route par Emmanuel Mounier, en 1950, ait pénétré bien des esprits avant même le concile : Feu la chrétienté. Ce fut la période au cours de laquelle « tantôt en douceur, tantôt dans les douleurs, on passa de l’idéologie missionnaire à une idéologie tiers-mondiste. […] Ainsi donc s’était accomplie la métamorphose : de l’établissement de la Cité de Dieu, utopie de la première phase, en passant par la présence de Dieu dans la cité des hommes, objectif de la deuxième phase, on est arrivé à l’aménagement de la cité des hommes[21] ». Au terme du tableau qui vient d’être rapidement dressé, un constat s’impose. La doctrine constante de l’Église concernant la dignité de l’ordre politique naturel et son rapport à la vie de la grâce ne sont plus clairement perçus depuis le changement de paradigme conciliaire. Certes, la liberté de professer la religion du Christ peut être entravée, les persécutions sont même dans sa nature profonde. Mais sa fonction prophétique la conduit à témoigner face au monde, et souvent contre le monde, des exigences et des finalités de l’ordre politique, de la vérité, de la justice, de l’honneur rendu au Créateur. En 1997, les évêques français semblaient encore le professer, dans le rapport présenté par l’un des leurs, Mgr Dagens, intitulé Proposer la foi dans la société actuelle, où l’on pouvait lire : « Nous ne pouvons pas nous résigner à une totale privatisation de notre foi, comme si l’expérience chrétienne devait rester enfouie dans le secret des cœurs, sans prise sur le réel du monde et de la société. Notre Église n’est pas une secte. » En écho inversé, le président de la Conférence des évêques de France, Mgr de Moulins-Beaufort, a été dernièrement amené à préciser sa pensée, de la manière suivante : « S’il y a une question centrale, c’est une question de théologie politique et de rapport au monde. Le décret de Vatican II sur la liberté religieuse est très clair. Le Christ n’est pas venu bâtir des nations catholiques mais il est venu fonder l’Église. Ce n’est pas la même chose. À force de traîner la nostalgie d’un État catholique, on perd notre énergie pour l’évangélisation[22]. »
Indirectement, la perte de sens où conduit la sécularisation en son état actuel et la mise en évidence des processus qui l’ont produite impliquent une profonde reconsidération de telles assertions, toute caricature polémique écartée. Et en premier lieu, de se poser la question de la vérité, ou de l’erreur, d’une formule comme celle qui suit, alors adressée au monde plongé dans la guerre mondiale : « De la forme donnée à la société, en harmonie ou non avec les lois divines, dépend et s’infiltre le bien ou le mal des âmes, c’est-à-dire, si les hommes, appelés tous à être vivifiés par la grâce du Christ, respireront dans les contingences terrestres du cours de leur vie l’air sain et vivifiant de la vérité et des vertus morales, ou le microbe morbide et souvent mortel de l’erreur et de la dépravation[23]. »
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[1] Éd. Salvator, Mulhouse, mai 2021, 140 p.
[2] « Cardinal De Kesel : la sécularisation est une chance pour la liberté religieuse », 11 juin 2021 ; accessible sur https://www.vaticannews.va/fr/eglise/news/2021 ‑06/cardinal-de-kesel-foi- religion-societe-moderne.html
[3] Voir Ernst-Wolfgang Bòckenfòrde, « La nascità dello Stato come processo di secolarizzazione », pp. 34–54 de l’ouvrage du même auteur, Diritto e secolarizzazione. Dallo Stato moderno all’Europa unita a cura di Geminello Preterossi, Laterza, Bari, 2007.
[4] Discours de Paul VI du 7 décembre 1965
[5] « Théorème de la sécularisation » est une expression dépréciative due à Hans Blumenberg.
[6] Carl Schmitt, Théologie politique, 1922, III in Carl Schmitt, Théologie politique, 1922, 1969, Gallimard, 1988, p. 46.
[7] Cité ici par Jean-François Kervégan, « Les ambiguïtés d’un théorème. La sécularisation, de Schmitt à Löwith et retour », in Michael Foessel, Jean-François Kervégan et Myriam Revault d’Allonnes (dir.), Modernité et sécularisation. Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss, CNRS éditions, 2007, § 13 (https://books.openedition.org/editionscnrs/6583).
[8] Cf. Myriam Revault d’Allonnes, « Sommes-nous vraiment “déthéologisés” ? Carl Schmitt, Hans Blumenberg et la sécularisation des temps modernes », Les études philosophiques 2004–1 (n. 68), pp. 25–37. Pour une approche synthétique de la position philosophique de Blumenberg, signalons la longue conférence d’Hervé Pasqua, prononcée le 18 janvier 2023, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=0jUqEoYWLg8
[9] Un article très dense de Christoph Theobald — « La “sécularisation interne” du christianisme : quel apprentissage pour la théologie ? », publié dans les Recherches de sciences religieuses, n. 101 (2/2013), pp. 201–210, illustre très bien la pénétration (ou la prévalence ?) de la sociologie dans la théologie post-conciliaire.
[10] Augusto Del Noce, L’irréligion occidentale, Fac-éditions, 1995, p. 212. « Mens momentanea » est une expression empruntée à Leibniz, reprise ici comme image pour évoquer l’absence d’identité dans laquelle vivrait l’individu sans mémoire autre qu’immédiate, plongé dans le perpétuel changement.
[11] Jean-Claude Monod, « Habermas et la dialectique de la sécularisation », http://www.laviedesidees.fr/ 08-12-2018, pp. 1–2.
[12] Archives de sciences sociales des religions, n. 167, 2014, pp. 147–169, intégralement repris sur https://journals.openedition.org /assr/26168
[13] Philippe Portier, « Charles Taylor et la sociologie de la sécularisation », in Sylvie Taussig (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation, CNRS éditions, 2014 https://books.openedition.org/editionscnrs/50482, § 19
[14] Archives de sciences sociales des religions, n. 167, 2014, pp. 147–169, intégralement repris sur https://journals. openedition.org /assr/26168
[15] Joseph Moingt, « Une théologie de l’exil », in Claude Geffré (dir.), Michel de Certeau ou la différence chrétienne, Cerf, 1991, pp. 131–132.
[16] Stanislas Deprez : « Gianni Vattimo, Espérer croire », compte rendu in Revue philosophique de Louvain, 1999, p. 212. Espérer croire est la version française (Seuil, 1998) de Credere di credere (Garzanti, Milan, 1996).
[17] Michel Fourcade, « Vatican II dans l’histoire de la sécularisation », Droits, n. 61, 2015/1, 53–60.
[18] Ibid.
[19] Dans son article déjà cité, Michel Fourcade donne le commentaire suivant : « Dignitatis humanae n’enterrait donc expressément que “l’État catholique”, au grand dam de tous ceux qui rêvaient encore de quelque “Sainte Alliance” : avec le dialogue interreligieux, la “liberté religieuse” est d’ailleurs restée depuis le principal grief de la mouvance intégriste, attachée à une habitation institutionnelle du Christ-Roi et protestant derrière Mgr Lefebvre : Ils L’ont découronné » (art. cit., p. 59).
[20] Fr. Patrick Prétot, « La fête du Christ roi de l’Univers comme célébration du mystère pascal », disponible sur un des sites de l’épiscopat français : https://liturgie.catholique.fr/celebrer- dans-le-temps/les-fetes-et-les-saints/4982-la-fete-du-christ-roi-de-l-univers/. Également à ce sujet : Ignacio Barreiro Carambula, « La royauté du Christ dans la liturgie et le dogme. Un cas d’effet induit », in Bernard Dumont, Miguel Ayuso, Danilo Castellano (dir.), Église et politique. Changer de paradigme, Artège, Perpignan, 2013, pp. 135–150.
[21] Jean Pirotte, « Refaire la chrétienté outre-mer », in Laurence van Ypersele et Anne-Dolorès Marcelis (dir.), Rêves de chrétienté. Réalités du monde, Cerf (Paris)/UCL (Louvain-la-Neuve), 2001, p. 387.
[22] Propos disponibles sur https://jeunes-vocations.catholique.fr/actualites/313522-retour-sur-le-week-end-des-seminaristes-a-paris-23-decembre-2023/
[23] Pie XII, Radiomessage du 1er juin 1941, n. 5, pour le 50e anniversaire de Rerum novarum.