Revue de réflexion politique et religieuse.

Du pou­voir des entre­prises à la re-poli­ti­sa­tion de la cité

Article publié le 19 Août 2024 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

On a dit bien des choses sur les trois pou­voirs de Mon­tes­quieu. La plus impor­tante est peut-être qu’ils sont aujourd’hui à relé­guer au second rang. Ce sont les entre­prises qui façonnent et struc­turent nos socié­tés. Dans ce contexte, Soh­rab Ahma­ri signe un essai bien­ve­nu, Tyran­nie and Co. Les grandes entre­prises contre la liber­té[1]. Amé­ri­cain né en Iran, l’auteur « appar­tient à un milieu de pen­seurs catho­liques, cri­tiques des orien­ta­tions libé­rales du mou­ve­ment conser­va­teur, qui appellent à une appli­ca­tion actua­li­sée des prin­cipes de la doc­trine sociale catho­lique » (4e de cou­ver­ture). Son ouvrage vise un double objec­tif (p. 29) : mon­trer « com­ment nous avons per­du notre capa­ci­té à dis­cer­ner la tyran­nie pri­vée » et pro­po­ser une « grande visite de notre sys­tème, en mar­quant des arrêts dans les espaces de tra­vail, devant les contrats de tra­vail, au tri­bu­nal, dans les fonds d’investissement, dans le sys­tème des retraites, les salles de rédac­tion et les pro­ces­sus de faillite ». Il met en lumière « l’incapacité à sou­mettre le mar­ché à des contrôles poli­tiques et à des conces­sions démo­cra­tiques » et que cela « a mis en péril la vie de mil­lions d’Américains ordi­naires tout en nui­sant à notre éco­no­mie et au bien com­mun ».

En jour­na­liste de métier, Soh­rab Ahma­ri col­lec­tionne des faits que l’on situe­rait en Rus­sie, en Chine ou en Iran, alors qu’ils se sont dérou­lés aux États-Unis (pp. 15–30). En ana­lyste, il met en lumière ce à quoi contraignent les contrats de tra­vail, et com­bien l’employé est dému­ni devant son employeur. Cer­taines bizar­re­ries du droit des faillites amé­ri­cain sont éga­le­ment pas­sées en revue. Elles ont per­mis à John­son & John­son de déga­ger sa res­pon­sa­bi­li­té dans une affaire de talc can­cé­ri­gène (pp. 191–194), et à Pur­due Phar­ma de s’enrichir avec la vente d’opioïdes qui ont fait plus de cent mille vic­times en 2021 (pp. 201 ss). Nous lais­sons le lec­teur plon­ger dans le cata­logue des affaires expo­sées par l’auteur. Si nous n’avons pas eu les moyens de les véri­fier, elles semblent décrites avec sérieux et hon­nê­te­té. Elles sont nom­breuses, diverses et acca­blantes. Iso­lé­ment, cha­cune pour­rait pas­ser pour une anec­dote mon­tée en épingle. Par touches suc­ces­sives, leur accu­mu­la­tion brosse une vision inat­ten­due de ces États-Unis que nous voyons fina­le­ment fort mal depuis l’Europe, et sur­tout le tableau d’un dra­ma­tique pro­blème struc­tu­rel.

Tel est le cœur du pro­pos, à savoir un impla­cable pro­cès de ce que l’auteur appelle le « néo­li­bé­ra­lisme », c’est-à-dire la foi en un mar­ché non régu­lé, en la libre concur­rence et en une main invi­sible. Les conclu­sions s’imposent d’autant plus aisé­ment qu’elles semblent décou­ler de la nature des choses, et que l’on peut consta­ter des situa­tions simi­laires sur le vieux conti­nent. « Les sys­tèmes prô­nés par les défen­seurs du lais­ser-faire sont en réa­li­té impré­gnés de res­tric­tions coer­ci­tives, le plus impor­tant étant le pou­voir de ceux qui contrôlent la majeure par­tie des biens d’une socié­té pour obli­ger la majo­ri­té à leur obéir » (p. 42, en s’appuyant sur une ana­lyse de Robert L. Hale, 1923). « La dyna­mique de pou­voir géné­rée par la struc­ture éco­no­mique elle-même se révèle presque impos­sible à sur­mon­ter pour les employés » (p. 240). C’est le renard libre dans le pou­lailler libre.

En pas­sant, Ahma­ri four­nit de nom­breux élé­ments pour com­prendre com­ment les États-Unis en sont arri­vés là. Il men­tionne ain­si la notion de « tra­vail libre ». Mise en place par Lin­coln, cette réfé­rence demeu­re­rait struc­tu­rante. Il faut lui asso­cier la figure du pion­nier-pay­san, qui com­mence comme employé, puis qui accu­mule de quoi deve­nir pro­prié­taire jusqu’à embau­cher de nou­veaux aspi­rants au même par­cours (pp. 59–61). Loin de se pré­sen­ter comme enra­ci­né dans sa terre depuis des géné­ra­tions, le pay­san d’Outre-Atlantique prend lui-même la figure du rêve amé­ri­cain, de l’enrichissement indi­vi­duel, de la libre entre­prise, de la crois­sance col­lec­tive. C’est un « per­son­nage com­po­site entre capi­tal et tra­vail – ni com­plè­te­ment employeur ni com­plè­te­ment employé, mais qui emprunte aux carac­té­ris­tiques des deux » (pp. 60–61). L’énorme dif­fé­rence est évi­de­ment que les choses ne se jouent plus aujourd’hui à taille humaine, entre un petit pro­prié­taire et ses quelques employés appe­lés à deve­nir pro­prié­taires à leur tour. Elles se jouent entre des indi­vi­dus plus iso­lés que jamais et des entre­prises de plu­sieurs cen­taines de mil­liers de sala­riés inter­chan­geables. Ahma­ri déve­loppe éga­le­ment une excel­lente vision sur les débats d’idées dans l’immédiat après-guerre (sous-cha­pitre, « La dépo­li­ti­sa­tion coer­ci­tive », pp. 265–281). Les néo-libé­raux comme Hayek, Fried­man, von Mises ou Pop­per ont pu, non sans abus mais non sans quelque rai­son, se pré­sen­ter comme l’alternative au tota­li­ta­risme nazi puis mar­xiste.

L’auteur four­nit aus­si des pers­pec­tives et men­tionne à rai­son « un mal néo­li­bé­ral plus pro­fond : la “dépo­li­ti­sa­tion” » (p. 271). Il ren­voie même à un peu de science-fic­tion, avec Super-Cannes, roman bri­tan­nique de James G. Bal­lard, qui nous vaut aus­si une réflexion sur ce rêve fran­çais qu’est Sophia-Anti­po­lis, Anti­po­lis étant l’anti-cité par excel­lence (pp. 255 ss).

Au-delà, Ahma­ri a le cou­rage et le mérite de pro­po­ser « une autre voie », qui occupe toute sa deuxième par­tie (cha­pitres 9 à 12). On peut l’avouer : elle est mal­heu­reu­se­ment déce­vante. L’auteur en appelle à Roo­se­velt, aux Trente Glo­rieuses (p. 286), et à la social-démo­cra­tie euro­péenne et nom­mé­ment sué­doise. Le but serait de pou­voir « uti­li­ser les res­sources de l’État pour éli­mi­ner les patho­lo­gies sociales liées aux formes de pro­duc­tion capi­ta­listes et au fonc­tion­ne­ment illi­mi­té de l’économie de mar­ché : pour construire non pas des uto­pies éco­no­miques, mais de bonnes socié­tés » (p. 238, citant Tony Judt). Aux États-Unis, la ver­sion plus faible serait un « capi­ta­lisme socia­le­ment géré » ou encore un « capi­ta­lisme d’échange poli­tique ». Cela nous semble bien naïf, tant le néo­li­bé­ra­lisme amé­ri­cain décrit par l’auteur nous semble cou­sin de la social-démo­cra­tie euro­péenne, avec sans doute une pul­sa­tion un peu dif­fé­rente et un léger dépha­sage. D’ailleurs, les grandes entre­prises s’accommodent très bien des actuels États et de leurs admi­nis­tra­tions ten­ta­cu­laires et flasques, dont elles savent tirer pro­fit et à qui elles vendent même des pres­ta­tions de conseil. Ahma­ri en appelle éga­le­ment aux contre-pou­voirs et à la syn­di­ca­li­sa­tion (notam­ment cha­pitre 10, « Il y avait une alter­na­tive »), en étant conscient qu’il va déplaire aux néo­li­bé­raux comme aux « socia­listes les plus à gauche » (p. 290). Il ne prend tou­te­fois pas en compte que les syn­di­cats eux-mêmes, depuis au moins 1945, se trouvent dans le sillage d’évolutions qu’ils subissent, et n’ont pas su pro­po­ser de vision alter­na­tive.

Sans pré­tendre pro­po­ser une « autre voie » immé­dia­te­ment prête à ser­vir de pro­gramme poli­tique, nous pen­sons tou­te­fois pou­voir pro­lon­ger un peu Tyran­nie and Co, et pou­voir en tirer des élé­ments qui pour­raient y contri­buer.

Redi­sons d’abord l’utilité de l’ouvrage, qui contri­bue à mar­quer la fin d’une ère, celle où, par oppo­si­tion au com­mu­nisme ou à mai 68, des auteurs pour­tant clair­voyants se sont faits trop rapi­de­ment les hérauts du libé­ra­lisme et du consu­mé­risme. Nous pen­sons par exemple à Ray­mond Ruyer et à son Éloge de la socié­té de consom­ma­tion (1969) ou au P. Bruck­ber­ger et à son Le capi­ta­lisme, mais c’est la vie ! (1984). Le face-à-face du mar­xisme et du libé­ra­lisme n’a que trop long­temps mas­qué leur pro­fond accord sur l’essentiel, à savoir un pro­gres­sisme maté­ria­liste. Le temps de leur oppo­si­tion binaire semble enfin révo­lu. L’on ne peut que s’en réjouir, même s’il faut sur­tout se mettre à fon­der un renou­veau.

Ahma­ri insiste beau­coup sur la dimen­sion juri­di­co-finan­cière des coer­ci­tions en face des­quelles il dresse l’étendard de la liber­té : droit du tra­vail, droit des faillites, sys­tèmes de fac­tu­ra­tion, pos­ses­sion du capi­tal, etc. Il a évi­dem­ment rai­son, mais il fau­drait sou­li­gner le rôle de la coer­ci­tion idéo­lo­gique. En l’occurrence, les tra­vaux d’Althusser sur l’appareil idéo­lo­gique d’État consti­tue­raient une base de qua­li­té, même si leur auteur demeure impar­don­nable de ne pas avoir appli­qué sa pers­pi­ca­ci­té au sys­tème com­mu­niste dont il s’était fait le chantre. Il fau­drait évi­dem­ment élar­gir : on ne sait plus s’il faut par­ler d’appareil idéo­lo­gique d’État ayant péné­tré dans l’entreprise, ou d’appareil idéo­lo­gique d’entreprises relayé par l’État.

Ter­mi­nons enfin sur le poli­tique et la néces­saire re-poli­ti­sa­tion de nos civi­li­sa­tions. On a trop dit que la fin de la socié­té poli­tique, c’était la paix exté­rieure, la concorde inté­rieure et la pros­pé­ri­té – et Ahma­ri ne peut pas être tota­le­ment exemp­té de ce reproche. Mais la fin de la socié­té poli­tique est plus haute. Elle est d’offrir aux citoyens et aux familles le cadre stable et la tota­li­té des moyens néces­saires pour une vie droite et ouverte vers ce que cha­cun peut atteindre de plus haut. Cela exige de recon­naître à tout le moins la néces­si­té de corps inter­mé­diaires, l’existence d’une morale natu­relle et la pos­si­bi­li­té d’une trans­cen­dance. Dès lors que la pros­pé­ri­té – l’extraordinaire pros­pé­ri­té maté­rielle dont nous jouis­sons – masque ces réa­li­tés plus hautes, dès lors qu’elle les ridi­cu­lise pour les nier plus effi­ca­ce­ment et pour mieux en détour­ner, elle ne mérite plus d’être asso­ciée au bien com­mun. Et l’on pour­rait en dire autant même de la paix exté­rieure et de la concorde inté­rieure. Peut-on ima­gi­ner aujourd’hui un par­ti ins­cri­vant en tête de son pro­gramme que le bien com­mun qu’il pour­sui­vra, ce sera celui esquis­sé plus haut ? Sans doute. Mais on doit sur­tout ima­gi­ner la réac­tion una­nime de l’appareil idéo­lo­gique en place, qui crie­ra au retour de la théo­cra­tie et à la dic­ta­ture de la ver­tu. C’est bien là que se trouve le pro­blème de toute « autre voie ».

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[1]. Soh­rab Ahma­ri, Tyran­nie and Co, Les grandes entre­prises contre la liber­té, pré­face de Phi­lippe d’Iribarne, tra­duit de l’anglais par Del­phine Dela­mare et Clé­ment Hayot, Sal­va­tor, 2024, 320 p., 21 €.

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