Revue de réflexion politique et religieuse.

Décons­truc­tion de la famille. Un exemple de sophisme argu­men­ta­tif

Article publié le 21 Jan 2025 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Depuis quelque temps, le thème de la famille est au centre de dis­cus­sions et d’études, de contro­verses poli­tiques pas­sion­nées et d’informations dra­ma­tiques. Sur la vague de ces débats scien­ti­fiques et de ces études appro­fon­dies, de pres­sions cultu­relles, et sou­vent de mani­pu­la­tions média­tiques, l’affirmation selon laquelle il n’existe pas de type de famille unique ou natu­relle devient de plus en plus fré­quente, dans la mesure où les modèles de l’institution fami­liale, les images men­tales et les réa­li­sa­tions cultu­relles qui s’y rap­portent sont mul­tiples, à la fois dia­chro­niques et géo­gra­phi­que­ment syn­chrones, et conti­nuent de chan­ger, à un rythme accé­lé­ré, dans diverses par­ties du monde.

À par­tir de pré­misses empi­riques (four­nies par la socio­lo­gie, l’anthropologie cultu­relle, l’histoire), on conclut que les réa­li­tés dési­gnées chaque fois par le terme « famille » seraient tel­le­ment hété­ro­gènes que l’usage du sin­gu­lier pour les dési­gner serait inap­pro­prié. Seules des « familles », au plu­riel, exis­te­raient, ou encore ce que l’on appelle « famille », si l’on veut, se pré­sen­te­rait sous des formes si nom­breuses et si variées qu’il serait impos­sible de la réduire à une idée unique et de vali­di­té uni­ver­selle.

L’immense thème ain­si évo­qué et abor­dé ne peut être men­tion­né ici que de manière extrê­me­ment syn­thé­tique. L’objectif des brèves consi­dé­ra­tions qui suivent est modeste : il s’agit d’une simple ten­ta­tive de cla­ri­fi­ca­tion des termes de base du pro­blème, pour en démê­ler les pré­sup­po­sés confus et le plus sou­vent inex­pli­qués.

Il s’agit là de consi­dé­ra­tions pré­li­mi­naires, qui vou­draient mon­trer l’équivocité que com­porte et véhi­cule un cer­tain lan­gage sur la famille. Cette équi­vo­ci­té doit être com­prise, comme je vais essayer de le pré­ci­ser, dans un cadre plus large, qui concerne l’inadéquation avec laquelle la ques­tion anthro­po­lo­gique elle-même est main­te­nant abor­dée, dans la phase de déca­dence de la civi­li­sa­tion occi­den­tale, au sein de laquelle il est né, mais aujourd’hui ago­nise, le pré­ten­du « huma­nisme ».

1. La famille décons­truite

Les études d’ethnographie, de socio­lo­gie ou d’anthropologie cultu­relle por­tant sur les formes élé­men­taires de la paren­té font état d’une dif­fi­cul­té objec­tive à for­mu­ler un modèle stable de la famille qui soit adop­té de manière cohé­rente dans dif­fé­rents contextes. L’« atome de paren­té » lui-même, que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss consi­dé­rait comme la struc­ture uni­ver­selle mini­male sous-jacente à toutes les varié­tés obser­vables, a mon­tré d’indéniables fai­blesses, après des recherches plus récentes[1].

La consta­ta­tion de l’irréductible plu­ra­li­té des modèles fami­liaux relève cepen­dant de la sphère de la connais­sance des­crip­tive, illus­trant l’occurrence des mores gen­tium, et si elle ne per­met pas d’affirmer laquelle, par­mi les diverses formes obser­vables, est axio­lo­gi­que­ment cor­recte et uni­ver­sel­le­ment exem­plaire, elle ne per­met pas non plus d’exclure qu’un ou plu­sieurs des modèles exis­tants, au moins dans leurs lignes fon­da­men­tales, puissent être consi­dé­rés comme pré­fé­rables ou meilleurs (ne serait-ce que dans un sens fonc­tion­nel) ou puissent être aban­don­nés ou dépas­sés ou sur­mon­tables du point de vue de l’évolution. En d’autres termes, la phé­no­mé­no­lo­gie pure des formes de paren­té et des modèles fami­liaux, si elle ne per­met pas, par­mi les nom­breuses obser­vables, l’absolutisation nor­ma­tive d’une forme de famille natu­relle, ne per­met pas non plus un juge­ment de rela­ti­visme abso­lu des valeurs.

Qui­conque évo­lue dans le domaine des sciences empi­riques sait que l’on ne peut en aucun cas déduire des faits obser­vés un prin­cipe pres­crip­tif, même s’il s’agit du prin­cipe qui nie toute pres­crip­tion. Si tel était le cas, nous aurions une meta­ba­sis eis allo ghe­nos, qui pren­drait dans notre cas la forme sui­vante : puisqu’il existe de fac­to des concré­ti­sa­tions dif­fé­rentes du réseau des rela­tions fami­liales, il n’y a donc pas de famille de jure au sens uni­ver­sel ou natu­rel ; et puisqu’il n’existe pas de famille natu­relle, alors il serait légi­time, et même conve­nable, d’accepter et de res­pec­ter la varia­tion indé­fi­nie de la struc­ture fami­liale, tant pour notre temps que pour l’avenir.

Ce rai­son­ne­ment fal­la­cieux se déroule en deux temps : l’acceptation, d’abord, d’un plu­ra­lisme de fait (chaque époque et chaque culture exprime une famille dif­fé­rente, il n’y a donc pas de forme unique de famille), puis d’un rela­ti­visme nor­ma­tif (il ne peut ni ne doit même pas y avoir de règles qui déter­minent la confi­gu­ra­tion de la famille, parce que ces règles sont entiè­re­ment contin­gentes). Cet argu­ment, à y regar­der de plus près, requiert des juge­ments de valeur que la des­crip­tion pure ne peut fon­der et n’est pas en mesure de four­nir : la réa­li­té ne peut pas deve­nir immé­dia­te­ment « ration­nelle », c’est-à-dire nor­ma­tive, même en l’absence d’une nor­ma­ti­vi­té uni­voque.

Ceux qui par­viennent à un tel « rela­ti­visme nor­ma­tif » ne son­ge­raient cepen­dant jamais à effec­tuer la même opé­ra­tion à l’égard d’autres phé­no­mènes liés aux rela­tions sociales : que le can­ni­ba­lisme ait été en usage chez cer­tains peuples, que les sacri­fices humains aient été pra­ti­qués, que la traite des êtres humains ou le sys­tème des castes soient (encore) en vigueur dans d’autres contextes, aucun cher­cheur en sciences sociales « occi­den­tal » n’en tire­rait la preuve que le res­pect de tout être humain est une contin­gence cultu­relle par­mi d’autres et donc rela­ti­vi­sable sur la base de pra­tiques contraires qui le contre­disent. Que la cou­pure de la main soit admis­sible pour punir le voleur, ou que la lapi­da­tion de la femme adul­tère cor­res­ponde à des cri­tères juri­diques res­pec­tables (bien que contex­tuels), parce que non com­men­su­rables avec nos cri­tères occi­den­taux, per­sonne n’oserait l’admettre par­mi les « rela­ti­vistes nor­ma­tifs[2] ». On ne voit donc pas pour­quoi, lorsqu’on parle des dif­fé­rents types de famille (mono­ga­mique, poly­ga­mique et d’autres encore), chaque forme devrait être consi­dé­rée comme légi­time et jus­ti­fiable ou axio­lo­gi­que­ment à l’abri de tout juge­ment.

Ce type de rai­son­ne­ment, qui passe d’un juge­ment de fait à un juge­ment de valeur, recèle évi­dem­ment en lui-même un sophisme argu­men­ta­tif, car il passe indû­ment du des­crip­tif au pres­crip­tif.

Il faut le rap­pe­ler, car trop sou­vent, au cours des der­nières décen­nies, même des intel­lec­tuels et des cher­cheurs de renom ont com­mis ce genre d’erreur : pour eux, la simple obser­va­tion empi­rique des prin­ci­pales variables cultu­relles de la réa­li­té fami­liale éta­bli­rait l’axiome selon lequel ce qu’on appelle la famille serait une pure construc­tion cultu­relle[3]. Selon eux, cela ren­drait pos­sible et légi­ti­me­rait toute autre méta­mor­phose, spon­ta­née ou pla­ni­fiée, que la « famille » pour­rait subir, comme la famille com­por­tant deux géni­teurs de même sexe, et le pré­ten­du « mariage » lui cor­res­pon­dant, jusqu’à la dis­so­lu­tion même du lien fami­lial dans diverses formes de coha­bi­ta­tion, pour les­quelles le sys­tème juri­dique devrait tou­te­fois garan­tir des droits com­pa­rables à ceux de la « famille ». La recon­nais­sance de ces dif­fé­rentes expé­riences repo­se­rait non seule­ment sur le devoir (social) de res­pec­ter le droit (indi­vi­duel) à des choix dif­fé­rents, mais aus­si sur la prise de conscience (fac­tuelle) du fait que la famille natu­relle n’est pas phé­no­mé­no­lo­gi­que­ment iden­ti­fiable.

Nous sommes arri­vés à ces résul­tats par dif­fé­rentes étapes. Tout d’abord, sur­tout depuis les années 60, on a pré­ten­du – prin­ci­pa­le­ment sur la base de l’analyse mar­xiste – que la famille, en tant que pro­duit super­struc­tu­rel d’une culture capi­ta­liste-bour­geoise, devait être dépas­sée. Aujourd’hui, après avoir consta­té la per­sis­tance de l’institution fami­liale, on tend à diluer le concept au point d’y inclure des phé­no­mènes tel­le­ment hété­ro­gènes que l’idée même de famille finit par deve­nir indis­cer­nable et par se dis­soudre. Si tout peut être appe­lé famille, plus rien ne l’est vrai­ment. Ain­si, de l’opposition famille-non-famille (néga­tion dia­lec­tique), on est pas­sé à l’inclusivisme libé­ral-radi­cal, qui place tout pro­duit du désir sub­jec­tif dans la sphère désor­mais indé­fi­nie de la famille[4]. La famille serait un simple pro­duit du désir et de l’inclination indi­vi­duels, mode­lable à volon­té. Les ana­lyses empi­riques sus­men­tion­nées vali­de­raient cette hypo­thèse.

2. Le cadre : la cri­tique de l’universel

Cette décons­truc­tion de la famille comme caté­go­rie uni­ver­selle s’inscrit dans le cadre d’une méfiance com­mune que notre époque a déve­lop­pée à l’égard des « uni­ver­saux » en géné­ral. Le déve­lop­pe­ment de « caté­go­ries » ou d’« idées » uni­ver­selles, dit-on, était l’expression typique de la civi­li­sa­tion euro­péenne qui, à son tour, se sen­tait inves­tie d’une valeur et d’une mis­sion uni­ver­selles par rap­port aux autres cultures ou civi­li­sa­tions. La ten­dance à pen­ser en termes de concepts uni­ver­sels, éman­ci­pés des contours par­ti­cu­la­ristes de l’imagerie mythique, est au fond une réa­li­sa­tion (non pas uni­ver­selle, mais contin­gente !) de la pen­sée grecque sur laquelle s’est gref­fé, à son tour, l’universalisme du mono­théisme judéo-chré­tien : un seul Dieu créa­teur et un seul Sau­veur pour tous. L’universalisme poli­tique et juri­dique romain, capable de ser­vir de conte­nant et de média­teur à un nombre consi­dé­rable de langues, de reli­gions, de cultures, a sans doute joué un rôle de cata­ly­seur sup­plé­men­taire dans la créa­tion de cette for­ma men­tis uni­ver­sa­liste euro­péenne, et fina­le­ment « occi­den­tale ».

Notre civi­li­sa­tion aurait ain­si fini par se consi­dé­rer elle-même comme valeur uni­ver­selle, grâce jus­te­ment à une pen­sée s’exprimant sur un mode uni­ver­sel. La condam­na­tion du phé­no­mène de la colo­ni­sa­tion, tou­jours plus for­te­ment expri­mée à par­tir de la seconde moi­tié du XXe siècle, a sans aucun doute un lien avec ces pré­sup­po­sés, même s’il serait réduc­teur d’y voir leur consé­quence néces­saire.

Or, dans la ten­dance sui­ci­daire actuelle de l’Europe et de l’Occident, diag­nos­ti­quée par des intel­lec­tuels de valeur[5], l’un des élé­ments fon­da­men­taux visés est pré­ci­sé­ment l’universalisme. Il n’y a plus rien d’universel, dit-on, mais seule­ment des pro­duits his­to­riques et cultu­rels sin­gu­liers, très dif­fé­rents les uns des autres et fina­le­ment non com­men­su­rables entre eux. Ils ont un droit égal à exis­ter et/ou à se per­pé­tuer. Les vel­léi­tés uni­ver­sa­listes seraient à leur tour une contin­gence cultu­relle à rela­ti­vi­ser. Ain­si, ce point de vue lui-même ne semble pas pou­voir se jus­ti­fier comme étant « meilleur » que les autres, que tous les autres, tout sim­ple­ment parce qu’il a renon­cé d’emblée à toute pos­si­bi­li­té de juge­ment com­pa­ra­tif de valeur, au sens uni­ver­sa­liste du terme. Et pour­tant, il pré­tend à l’universalité !

Ain­si, alors que la colo­ni­sa­tion sous la ban­nière de l’universalité du modèle « occi­den­ta­lo-chré­tien » est mise en ques­tion ou en accu­sa­tion, peu semblent s’inquiéter sérieu­se­ment de la colo­ni­sa­tion libé­rale-tech­no­cra­tique en cours. C’est pré­ci­sé­ment parce qu’elle ne pro­fesse pas de « valeurs » uni­ver­selles, mais une pure fonc­tion­na­li­té com­mer­ciale et finan­cière, qu’elle devient une lin­gua fran­ca et donc, à son tour, uni­ver­selle, mais en toute impu­ni­té. Que cette même lin­gua fran­ca du mon­dia­lisme tech­no­cra­tique consti­tue aus­si une uni­ver­sa­li­té appa­rem­ment sans impli­ca­tion de valeur, qui déra­cine et rem­place les valeurs tra­di­tion­nelles et huma­nistes (en les rem­pla­çant par la « trans­va­lua­tion » nihi­liste des valeurs et la forme liquide des rela­tions et de la pen­sée), voi­là qui semble la plu­part du temps échap­per aux contes­ta­taires de l’universalité occi­den­tale.

Cette nou­velle uni­ver­sa­li­té, aux contours tota­li­sants et tota­li­taires, se déguise en neu­tra­li­té « laïque », uni­ver­selle non par affir­ma­tion, mais par sous­trac­tion, pré­ci­sé­ment parce qu’elle se pré­sente comme agnos­tique et ne jugeant pas. C’est pré­ci­sé­ment cette colo­ni­sa­tion d’un genre nou­veau qui gagne du ter­rain, grâce à son appa­rente impar­tia­li­té à l’égard de toute hié­rar­chie des valeurs. En réa­li­té, la tech­nos­cience refuse de juger, elle est laïque dans la mesure où elle est nihi­liste à l’extrême, ne visant qu’à libé­rer sa pleine éman­ci­pa­tion, hors de toute règle inhi­bi­trice. La rela­tion entre la tolé­rance laïque et le nihi­lisme tech­no­cra­tique devient fla­grante. Il se fait que j’ai per­son­nel­le­ment pu consta­ter de plus près com­ment cette décons­truc­tion de l’universel, à l’intérieur de laquelle on peut suivre la cri­tique de l’idée de famille, advient à pro­pos de quelques concepts qui me sont les plus fami­liers.

Dans les études reli­gieuses, par exemple, les concepts uni­ver­sels tels que celui de reli­gion ou de sacri­fice devraient, selon cer­tains cher­cheurs, être consi­dé­rés comme des construc­tions typi­que­ment occi­den­tales (c’est-à-dire, en fait, fon­da­men­ta­le­ment « chré­tiennes »), arti­fi­cielles et idéo­lo­giques par nature parce qu’incapables de rendre compte de la plu­ra­li­té réelle des croyances et des rituels exis­tants, tou­jours chan­geants dans leur forme et leur sens et qui res­tent irré­duc­tibles à une idée com­mune.

Par consé­quent, selon ces théo­ri­ciens, une défi­ni­tion uni­ver­selle de la reli­gion, qui pour­rait englo­ber, et non pas élu­der, toutes les excep­tions et sin­gu­la­ri­tés des dif­fé­rentes formes reli­gieuses, serait nulle et non ave­nue dès le départ. Ain­si, concluent-ils, le concept même de reli­gion en tant que genre « uni­ver­sel » serait caduc et, par consé­quent, il devien­drait même pro­blé­ma­tique de par­ler d’un droit à la liber­té de reli­gion, puisque un tel droit pré­sup­po­se­rait pré­ci­sé­ment, par défi­ni­tion, ce concept uni­ver­sel de reli­gion dénué de sens[6].

Il doit être clair que sur un plan stric­te­ment logique, il est contra­dic­toire d’affirmer, comme le font ces auteurs, qu’un concept uni­ver­sel de reli­gion n’est pas accep­table parce qu’il ne tient pas compte des mul­tiples variables du phé­no­mène reli­gieux lui-même.

La ques­tion est alors la sui­vante : sur la base de quel concept de reli­gion iden­ti­fions-nous comme « reli­gions » les phé­no­mènes que l’idée uni­ver­selle de reli­gion ici cri­ti­quée ne par­vien­drait pas à englo­ber ? En effet, pour pou­voir affir­mer qu’il existe des reli­gions ou des phé­no­mènes reli­gieux qui ne cor­res­pondent pas au concept uni­ver­sel de reli­gion qui fait objet de cri­tique – ou bien encore qu’il existe des peuples et des cultures sans reli­gion –, encore fau­drait-il dis­po­ser d’un concept géné­ral de reli­gion. La contra­dic­tion logique interne est ici fla­grante, mais ver­tueu­se­ment dégui­sée.

3. Décons­truc­tion de la famille ou décons­truc­tion de l’humain ?

C’est cette contes­ta­tion géné­rale de l’universel qui me semble être le véri­table cadre dans lequel contex­tua­li­ser et lire la cri­tique actuelle du concept uni­ver­sel de famille, de sa pos­si­bi­li­té même. Ceux qui affirment l’existence de tant de modèles fami­liaux dif­fé­rents, qui ne peuvent être rame­nés à l’unité d’un concept don­né de famille, se trouvent dans les mêmes dif­fi­cul­tés logiques que celles qui ont été signa­lées à pro­pos du concept de reli­gion. En effet, ils vont jusqu’à nier le concept uni­taire et uni­ver­sel de famille en décla­rant qu’il y a cultu­rel­le­ment trop de familles dif­fé­rentes pour être rame­nées à un concept ultime de famille. Mais pour ce faire, ils ont besoin d’utiliser l’idée même de famille, que pour­tant ils nient, car sans elle, ils ne pour­raient même pas iden­ti­fier comme familles ces formes qui leur servent ensuite à nier le concept ini­tial.

La ques­tion est alors la sui­vante : pour­quoi conti­nuer à don­ner le nom de famille à des expé­riences de vie com­mune si hété­ro­gènes qu’elles ne peuvent être dési­gnées sous ce même nom ? L’aporie est évi­dente, tout comme le nomi­na­lisme dans lequel on tombe. Pour enre­gis­trer l’existence de modèles fami­liaux qui nient le concept uni­taire et uni­ver­sel de famille, on uti­lise ce même concept. Évi­dem­ment, pour arri­ver à cette conclu­sion rela­ti­viste, il faut un concept de départ, sans lequel on ne pour­rait même pas par­ler de famille. On peut se deman­der s’il ne serait pas plus hon­nête et sur­tout plus cohé­rent d’affirmer que les expé­riences ou les phé­no­mènes qui semblent démen­tir une idée uni­taire de la famille ne sont en fait pas vrai­ment des familles.

En élar­gis­sant l’angle de vision, on pour­rait dire que dans cette cri­tique de l’universel en géné­ral, se pro­file déjà la décons­truc­tion de l’universel humain. En effet, sur quoi repose la pos­si­bi­li­té d’identifier des droits de l’homme uni­ver­sels ? Existe-t-il un concept uni­ver­sel d’être humain ou non ? Il est bien connu, en effet, qu’une grande par­tie du monde isla­mique n’accepte pas la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme approu­vée par l’ONU, mais a rédi­gé une Décla­ra­tion isla­mique des droits de l’homme alter­na­tive qui entre en conflit sur cer­tains points avec celle de l’ONU.

On pour­rait éga­le­ment rap­pe­ler que les prin­cipes de ces décla­ra­tions sont eux-mêmes assez dif­fé­rents de la manière de pen­ser la vie asso­ciée et les êtres humains dans d’autres cultures (par exemple dans les socié­tés divi­sées en castes). Sur le plan dia­chro­nique, les diver­gences seraient encore plus mar­quées. Or, si l’on ne veut pas rela­ti­vi­ser les droits uni­ver­sels de la per­sonne humaine, qui sont fon­dés en quelque sorte sur une idée uni­ver­selle de l’être humain qui ne dis­pa­raît pas (l’universalité impli­quant aus­si l’invariabilité dans le temps), on est obli­gé d’affirmer que l’anthropologie des­crip­tive ne peut pas se trans­for­mer en anthro­po­lo­gie axio­lo­gique. Au contraire, c’est l’axiologie qui est le cri­tère de toute éva­lua­tion des phé­no­mènes plu­riels, car sans éva­lua­tion il est impos­sible de recon­naître un déca­lage entre la manière dont se vivent cer­taines cou­tumes et ins­ti­tu­tions et leur confor­mi­té à la jus­tice.

Mais sur la base de l’argument (contra­dic­toire, comme nous l’avons vu) qui exclut un concept uni­ver­sel de famille (ou de reli­gion), parce qu’il y a des familles (ou des reli­gions) qui ne relèvent pas de ce concept, il fau­drait conclure qu’il n’y a pas non plus de nature humaine uni­ver­sel­le­ment par­ta­gée, puisque tout le monde ne la com­prend pas et ne la res­pecte pas de la même manière. Mais cette renon­cia­tion à la défi­ni­tion com­mune du « droit natu­rel » et de la « nature humaine » ren­drait éga­le­ment impos­sible une dénon­cia­tion uni­ver­sel­le­ment valable des vio­la­tions des droits de l’homme et, par consé­quent, leur garan­tie uni­ver­selle. En fin de compte, la renon­cia­tion à l’universalité en tant que telle rend éga­le­ment impos­sible l’existence d’un État de droit garan­tis­sant le res­pect de la digni­té humaine des citoyens indi­vi­duels.

4. Conclu­sion

Il devrait res­sor­tir de ces quelques consi­dé­ra­tions que, sauf à vou­loir tom­ber dans l’équivoque la plus totale, on ne peut recon­naître la qua­li­té de famille à tout type de rela­tion ou de coha­bi­ta­tion para-fami­liale. Même en admet­tant une cer­taine varia­bi­li­té dans la confi­gu­ra­tion his­to­rique de la famille (la famille se disant de plu­sieurs manières), et en admet­tant que l’élimination de l’ambiguïté n’est par­fois pas facile, il sera tou­jours néces­saire d’identifier une sorte de macro-modèle, à la lumière duquel on pour­ra éva­luer dans quelle mesure et à quel degré une réa­li­té don­née appar­tient au champ bigar­ré, mais non arbi­traire et équi­voque, de la famille. Nor­ma­le­ment, les dif­fé­rentes formes de famille, ou de paren­té élé­men­taire, aus­si dif­fé­rentes soient-elles, se consti­tuent tou­jours autour du pro­blème de la recon­nais­sance, de la crois­sance et de l’éducation de la pro­gé­ni­ture, c’est-à-dire autour de la ques­tion de la pro­créa­tion en tant que res­pon­sa­bi­li­té humaine et sociale. Comme dans les pays les plus tou­chés par la pros­pé­ri­té moderne, ce der­nier aspect montre toute sa fai­blesse, on com­prend que la concep­tion même de la famille soit com­pro­mise et défor­mée, car détour­née de son prin­ci­pal axe de réfé­rence : la géné­ra­tion inté­grale de l’être humain. L’avortement de masse et la déna­ta­li­té, d’une part, l’expression d’une peur, voire d’un rejet de l’enfant, et la trans­for­ma­tion de la pro­créa­tion en « repro­duc­tion » (par le biais de tech­no­lo­gies de fécon­da­tion de toutes sortes qui déra­cinent la nais­sance du contexte rela­tion­nel et la pri­va­tisent), d’autre part, sont les symp­tômes d’une crise de la filia­tion, d’où découle la crise même de l’idée de famille.

Il convient enfin de noter que les études de socio­lo­gie et d’anthropologie cultu­relle, qui sont consi­dé­rées comme une preuve sup­po­sée de la rela­ti­vi­té totale de la construc­tion fami­liale, enseignent en fait, si elles sont prises au sérieux, exac­te­ment le contraire. Il est vrai, en effet, que dif­fé­rentes cultures ont don­né nais­sance à dif­fé­rents modèles de paren­té, mais ces modèles sont à chaque fois rigi­de­ment nor­ma­tifs au sein des cultures res­pec­tives aux­quelles ils se rat­tachent. C’est sur la base de ces règles paren­tales strictes que ces cultures se sont trans­mises et ont béné­fi­cié d’une cohé­sion interne et d’une sta­bi­li­té pro­lon­gée. Il n’y a pas de culture qui ait his­to­ri­que­ment sup­por­té un plu­ra­lisme indé­ter­mi­né de modèles fami­liaux en son sein. Au contraire, chaque culture, pour assu­rer sa sur­vie et sa trans­mis­sion, a tou­jours adop­té son propre modèle fami­lial à l’exclusion des autres.

Tirer des sciences humaines un rela­ti­visme de prin­cipe est une pers­pec­tive et une erreur phi­lo­so­phique de l’Occident contem­po­rain, qui lit dans un sens rela­ti­viste la com­pa­rai­son entre dif­fé­rentes cultures, dont aucune cepen­dant n’a jamais été rela­ti­viste en soi, mais cohé­sive, du moins tant qu’elle a joui d’une bonne san­té. On peut donc dire que « nous sommes en train de réa­li­ser que le rela­ti­visme cultu­rel n’est en soi qu’une forme par­ti­cu­liè­re­ment sour­noise et mys­ti­fi­ca­trice d’eurocentrisme et que la culture qui célèbre le plu­ra­lisme est en train de deve­nir la culture unique domi­nante de la pla­nète[7] ». On dit vou­loir res­pec­ter toutes les cultures, mais en réa­li­té on pro­meut et impose une « hégé­mo­nie cultu­relle » allo­gène et « bar­bare », on dit vou­loir res­pec­ter toutes les formes de famille, alors qu’au contraire on démo­lit la famille, ren­dant son concept même impen­sable.

[1] Outre la célèbre théo­rie de Claude Lévi-Strauss (notam­ment dans Les struc­tures élé­men­taires de la paren­té), d’autres théo­ries visant à iden­ti­fier les arti­cu­la­tions per­ma­nentes et les constantes uni­ver­selles de la struc­ture fami­liale ont éga­le­ment dû être modi­fiées en fonc­tion des obser­va­tions de ter­rain qui pré­sen­taient à chaque fois des sin­gu­la­ri­tés dif­fé­rentes. Ces ten­ta­tives théo­riques, cepen­dant, ne dénotent pas seule­ment un besoin sub­jec­tif de clas­si­fi­ca­tion et d’ordonnancement, mais aus­si un besoin objec­tif des faits eux-mêmes qui, pré­sen­tant des simi­li­tudes et des conver­gences, semblent se « recon­naître » dans cer­tains aspects, même s’ils ne coïn­cident pas. L’un des cas les plus désta­bi­li­sants, pour la recherche d’une cohé­rence struc­tu­relle dans les rela­tions de paren­té, a été l’étude sur la popu­la­tion Moso ou Mou­so (un groupe eth­nique de la région chi­noise du Yun­nan) publiée par Cai Hua, A Socie­ty without Fathers or Hus­bands. The Na of Chi­na (New York, 2008 ; ori­gi­nal fran­çais : Une socié­té sans père ni mari. Les Na de Chine PUF, 1998). Le titre rend bien le résul­tat cen­tral de la recherche : dans une socié­té stric­te­ment matri­li­néaire et matri­fo­cale, où il n’y a pas d’institution matri­mo­niale, la figure du mari/père bio­lo­gique semble dis­pa­raître (la femme/mère est nor­ma­le­ment céli­ba­taire, le régime cou­tu­mier de la « visite fur­tive » de l’homme étant en vigueur). Cepen­dant, des études plus appro­fon­dies ont mon­tré que la figure pater­nelle n’est pas absente : ce sont les oncles mater­nels qui rem­plissent les fonc­tions édu­ca­tives typiques du père. Il n’est d’ailleurs pas rare que l’union d’une femme avec un homme, père de ses enfants, devienne stable et recon­nue, même si ce n’est pas sous une forme juri­dique. En tout état de cause, même l’exemple des Mou­so ne remet pas vrai­ment en ques­tion la cen­tra­li­té de l’axe géné­ra­tion­nel de la filia­tion et la pola­ri­té du mas­cu­lin et du fémi­nin dans l’éducation des enfants, même si les aspects bio­lo­giques et for­ma­tifs de la figure pater­nelle ne coïn­cident pas. Pour une illus­tra­tion géné­rale de la ques­tion, signa­lons un mémoire : F. Coc­cia, Har­mo­ny in a Matriar­chal Sys­tem. An Ana­ly­sis of Socie­ty and Kin­ship Struc­tures among the Mou­so of Yun­nan, Uni­ver­si­té Ca’ Fos­ca­ri, Venise, 2012.

[2] Cela même si les néo-sophistes (à la Der­ri­da) ne manquent pas et se plaisent à décons­truire l’idée de jus­tice, de don, de démo­cra­tie, etc.

[3] Ain­si, par exemple, plu­sieurs dis­cours récents de Mas­si­mo Cac­cia­ri ou d’Umberto Galim­ber­ti, pro­non­cés lors de diverses confé­rences.

[4] Cf. R. Pran­di­ni, « Fami­glia o fami­glie ? E’ (dav­ve­ro) ques­to il pro­ble­ma [Famille, ou familles ? Tel est en réa­li­té le pro­blème], in F. D’Agostino, L. San­to­li­ni (a cura di), Fami­glie e convi­venze. Nuove ten­sio­ni nel­la socie­tà ita­lia­na, Can­ta­gal­li, Sienne, 2007, pp. 63–78 (ici : 63–67).

[5] Cf. E. Capoz­zi, L’autodistruzione dell’Occidente. Dall’umanesimo cris­tia­no alla dit­ta­tu­ra del rela­ti­vis­mo, His­to­ri­ca edi­zio­ni, Cese­na, 2021.

[6] Pour une pré­sen­ta­tion de ces dis­cus­sions, cf. S. Fer­ra­ri, « Eclisse dell’Europa, lai­ci­tà e liber­tà reli­gio­sa », Il Regno Attua­lità 61 (n. 10/2016), pp. 301–308.

[7] F. D’Agostino, Per una filo­so­fia del­la fami­glia, Giuf­frè, Milan, 2003, pp. 91–92.

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