Déconstruction de la famille. Un exemple de sophisme argumentatif
Depuis quelque temps, le thème de la famille est au centre de discussions et d’études, de controverses politiques passionnées et d’informations dramatiques. Sur la vague de ces débats scientifiques et de ces études approfondies, de pressions culturelles, et souvent de manipulations médiatiques, l’affirmation selon laquelle il n’existe pas de type de famille unique ou naturelle devient de plus en plus fréquente, dans la mesure où les modèles de l’institution familiale, les images mentales et les réalisations culturelles qui s’y rapportent sont multiples, à la fois diachroniques et géographiquement synchrones, et continuent de changer, à un rythme accéléré, dans diverses parties du monde.
À partir de prémisses empiriques (fournies par la sociologie, l’anthropologie culturelle, l’histoire), on conclut que les réalités désignées chaque fois par le terme « famille » seraient tellement hétérogènes que l’usage du singulier pour les désigner serait inapproprié. Seules des « familles », au pluriel, existeraient, ou encore ce que l’on appelle « famille », si l’on veut, se présenterait sous des formes si nombreuses et si variées qu’il serait impossible de la réduire à une idée unique et de validité universelle.
L’immense thème ainsi évoqué et abordé ne peut être mentionné ici que de manière extrêmement synthétique. L’objectif des brèves considérations qui suivent est modeste : il s’agit d’une simple tentative de clarification des termes de base du problème, pour en démêler les présupposés confus et le plus souvent inexpliqués.
Il s’agit là de considérations préliminaires, qui voudraient montrer l’équivocité que comporte et véhicule un certain langage sur la famille. Cette équivocité doit être comprise, comme je vais essayer de le préciser, dans un cadre plus large, qui concerne l’inadéquation avec laquelle la question anthropologique elle-même est maintenant abordée, dans la phase de décadence de la civilisation occidentale, au sein de laquelle il est né, mais aujourd’hui agonise, le prétendu « humanisme ».
1. La famille déconstruite
Les études d’ethnographie, de sociologie ou d’anthropologie culturelle portant sur les formes élémentaires de la parenté font état d’une difficulté objective à formuler un modèle stable de la famille qui soit adopté de manière cohérente dans différents contextes. L’« atome de parenté » lui-même, que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss considérait comme la structure universelle minimale sous-jacente à toutes les variétés observables, a montré d’indéniables faiblesses, après des recherches plus récentes[1].
La constatation de l’irréductible pluralité des modèles familiaux relève cependant de la sphère de la connaissance descriptive, illustrant l’occurrence des mores gentium, et si elle ne permet pas d’affirmer laquelle, parmi les diverses formes observables, est axiologiquement correcte et universellement exemplaire, elle ne permet pas non plus d’exclure qu’un ou plusieurs des modèles existants, au moins dans leurs lignes fondamentales, puissent être considérés comme préférables ou meilleurs (ne serait-ce que dans un sens fonctionnel) ou puissent être abandonnés ou dépassés ou surmontables du point de vue de l’évolution. En d’autres termes, la phénoménologie pure des formes de parenté et des modèles familiaux, si elle ne permet pas, parmi les nombreuses observables, l’absolutisation normative d’une forme de famille naturelle, ne permet pas non plus un jugement de relativisme absolu des valeurs.
Quiconque évolue dans le domaine des sciences empiriques sait que l’on ne peut en aucun cas déduire des faits observés un principe prescriptif, même s’il s’agit du principe qui nie toute prescription. Si tel était le cas, nous aurions une metabasis eis allo ghenos, qui prendrait dans notre cas la forme suivante : puisqu’il existe de facto des concrétisations différentes du réseau des relations familiales, il n’y a donc pas de famille de jure au sens universel ou naturel ; et puisqu’il n’existe pas de famille naturelle, alors il serait légitime, et même convenable, d’accepter et de respecter la variation indéfinie de la structure familiale, tant pour notre temps que pour l’avenir.
Ce raisonnement fallacieux se déroule en deux temps : l’acceptation, d’abord, d’un pluralisme de fait (chaque époque et chaque culture exprime une famille différente, il n’y a donc pas de forme unique de famille), puis d’un relativisme normatif (il ne peut ni ne doit même pas y avoir de règles qui déterminent la configuration de la famille, parce que ces règles sont entièrement contingentes). Cet argument, à y regarder de plus près, requiert des jugements de valeur que la description pure ne peut fonder et n’est pas en mesure de fournir : la réalité ne peut pas devenir immédiatement « rationnelle », c’est-à-dire normative, même en l’absence d’une normativité univoque.
Ceux qui parviennent à un tel « relativisme normatif » ne songeraient cependant jamais à effectuer la même opération à l’égard d’autres phénomènes liés aux relations sociales : que le cannibalisme ait été en usage chez certains peuples, que les sacrifices humains aient été pratiqués, que la traite des êtres humains ou le système des castes soient (encore) en vigueur dans d’autres contextes, aucun chercheur en sciences sociales « occidental » n’en tirerait la preuve que le respect de tout être humain est une contingence culturelle parmi d’autres et donc relativisable sur la base de pratiques contraires qui le contredisent. Que la coupure de la main soit admissible pour punir le voleur, ou que la lapidation de la femme adultère corresponde à des critères juridiques respectables (bien que contextuels), parce que non commensurables avec nos critères occidentaux, personne n’oserait l’admettre parmi les « relativistes normatifs[2] ». On ne voit donc pas pourquoi, lorsqu’on parle des différents types de famille (monogamique, polygamique et d’autres encore), chaque forme devrait être considérée comme légitime et justifiable ou axiologiquement à l’abri de tout jugement.
Ce type de raisonnement, qui passe d’un jugement de fait à un jugement de valeur, recèle évidemment en lui-même un sophisme argumentatif, car il passe indûment du descriptif au prescriptif.
Il faut le rappeler, car trop souvent, au cours des dernières décennies, même des intellectuels et des chercheurs de renom ont commis ce genre d’erreur : pour eux, la simple observation empirique des principales variables culturelles de la réalité familiale établirait l’axiome selon lequel ce qu’on appelle la famille serait une pure construction culturelle[3]. Selon eux, cela rendrait possible et légitimerait toute autre métamorphose, spontanée ou planifiée, que la « famille » pourrait subir, comme la famille comportant deux géniteurs de même sexe, et le prétendu « mariage » lui correspondant, jusqu’à la dissolution même du lien familial dans diverses formes de cohabitation, pour lesquelles le système juridique devrait toutefois garantir des droits comparables à ceux de la « famille ». La reconnaissance de ces différentes expériences reposerait non seulement sur le devoir (social) de respecter le droit (individuel) à des choix différents, mais aussi sur la prise de conscience (factuelle) du fait que la famille naturelle n’est pas phénoménologiquement identifiable.
Nous sommes arrivés à ces résultats par différentes étapes. Tout d’abord, surtout depuis les années 60, on a prétendu – principalement sur la base de l’analyse marxiste – que la famille, en tant que produit superstructurel d’une culture capitaliste-bourgeoise, devait être dépassée. Aujourd’hui, après avoir constaté la persistance de l’institution familiale, on tend à diluer le concept au point d’y inclure des phénomènes tellement hétérogènes que l’idée même de famille finit par devenir indiscernable et par se dissoudre. Si tout peut être appelé famille, plus rien ne l’est vraiment. Ainsi, de l’opposition famille-non-famille (négation dialectique), on est passé à l’inclusivisme libéral-radical, qui place tout produit du désir subjectif dans la sphère désormais indéfinie de la famille[4]. La famille serait un simple produit du désir et de l’inclination individuels, modelable à volonté. Les analyses empiriques susmentionnées valideraient cette hypothèse.
2. Le cadre : la critique de l’universel
Cette déconstruction de la famille comme catégorie universelle s’inscrit dans le cadre d’une méfiance commune que notre époque a développée à l’égard des « universaux » en général. Le développement de « catégories » ou d’« idées » universelles, dit-on, était l’expression typique de la civilisation européenne qui, à son tour, se sentait investie d’une valeur et d’une mission universelles par rapport aux autres cultures ou civilisations. La tendance à penser en termes de concepts universels, émancipés des contours particularistes de l’imagerie mythique, est au fond une réalisation (non pas universelle, mais contingente !) de la pensée grecque sur laquelle s’est greffé, à son tour, l’universalisme du monothéisme judéo-chrétien : un seul Dieu créateur et un seul Sauveur pour tous. L’universalisme politique et juridique romain, capable de servir de contenant et de médiateur à un nombre considérable de langues, de religions, de cultures, a sans doute joué un rôle de catalyseur supplémentaire dans la création de cette forma mentis universaliste européenne, et finalement « occidentale ».
Notre civilisation aurait ainsi fini par se considérer elle-même comme valeur universelle, grâce justement à une pensée s’exprimant sur un mode universel. La condamnation du phénomène de la colonisation, toujours plus fortement exprimée à partir de la seconde moitié du XXe siècle, a sans aucun doute un lien avec ces présupposés, même s’il serait réducteur d’y voir leur conséquence nécessaire.
Or, dans la tendance suicidaire actuelle de l’Europe et de l’Occident, diagnostiquée par des intellectuels de valeur[5], l’un des éléments fondamentaux visés est précisément l’universalisme. Il n’y a plus rien d’universel, dit-on, mais seulement des produits historiques et culturels singuliers, très différents les uns des autres et finalement non commensurables entre eux. Ils ont un droit égal à exister et/ou à se perpétuer. Les velléités universalistes seraient à leur tour une contingence culturelle à relativiser. Ainsi, ce point de vue lui-même ne semble pas pouvoir se justifier comme étant « meilleur » que les autres, que tous les autres, tout simplement parce qu’il a renoncé d’emblée à toute possibilité de jugement comparatif de valeur, au sens universaliste du terme. Et pourtant, il prétend à l’universalité !
Ainsi, alors que la colonisation sous la bannière de l’universalité du modèle « occidentalo-chrétien » est mise en question ou en accusation, peu semblent s’inquiéter sérieusement de la colonisation libérale-technocratique en cours. C’est précisément parce qu’elle ne professe pas de « valeurs » universelles, mais une pure fonctionnalité commerciale et financière, qu’elle devient une lingua franca et donc, à son tour, universelle, mais en toute impunité. Que cette même lingua franca du mondialisme technocratique constitue aussi une universalité apparemment sans implication de valeur, qui déracine et remplace les valeurs traditionnelles et humanistes (en les remplaçant par la « transvaluation » nihiliste des valeurs et la forme liquide des relations et de la pensée), voilà qui semble la plupart du temps échapper aux contestataires de l’universalité occidentale.
Cette nouvelle universalité, aux contours totalisants et totalitaires, se déguise en neutralité « laïque », universelle non par affirmation, mais par soustraction, précisément parce qu’elle se présente comme agnostique et ne jugeant pas. C’est précisément cette colonisation d’un genre nouveau qui gagne du terrain, grâce à son apparente impartialité à l’égard de toute hiérarchie des valeurs. En réalité, la technoscience refuse de juger, elle est laïque dans la mesure où elle est nihiliste à l’extrême, ne visant qu’à libérer sa pleine émancipation, hors de toute règle inhibitrice. La relation entre la tolérance laïque et le nihilisme technocratique devient flagrante. Il se fait que j’ai personnellement pu constater de plus près comment cette déconstruction de l’universel, à l’intérieur de laquelle on peut suivre la critique de l’idée de famille, advient à propos de quelques concepts qui me sont les plus familiers.
Dans les études religieuses, par exemple, les concepts universels tels que celui de religion ou de sacrifice devraient, selon certains chercheurs, être considérés comme des constructions typiquement occidentales (c’est-à-dire, en fait, fondamentalement « chrétiennes »), artificielles et idéologiques par nature parce qu’incapables de rendre compte de la pluralité réelle des croyances et des rituels existants, toujours changeants dans leur forme et leur sens et qui restent irréductibles à une idée commune.
Par conséquent, selon ces théoriciens, une définition universelle de la religion, qui pourrait englober, et non pas éluder, toutes les exceptions et singularités des différentes formes religieuses, serait nulle et non avenue dès le départ. Ainsi, concluent-ils, le concept même de religion en tant que genre « universel » serait caduc et, par conséquent, il deviendrait même problématique de parler d’un droit à la liberté de religion, puisque un tel droit présupposerait précisément, par définition, ce concept universel de religion dénué de sens[6].
Il doit être clair que sur un plan strictement logique, il est contradictoire d’affirmer, comme le font ces auteurs, qu’un concept universel de religion n’est pas acceptable parce qu’il ne tient pas compte des multiples variables du phénomène religieux lui-même.
La question est alors la suivante : sur la base de quel concept de religion identifions-nous comme « religions » les phénomènes que l’idée universelle de religion ici critiquée ne parviendrait pas à englober ? En effet, pour pouvoir affirmer qu’il existe des religions ou des phénomènes religieux qui ne correspondent pas au concept universel de religion qui fait objet de critique – ou bien encore qu’il existe des peuples et des cultures sans religion –, encore faudrait-il disposer d’un concept général de religion. La contradiction logique interne est ici flagrante, mais vertueusement déguisée.
3. Déconstruction de la famille ou déconstruction de l’humain ?
C’est cette contestation générale de l’universel qui me semble être le véritable cadre dans lequel contextualiser et lire la critique actuelle du concept universel de famille, de sa possibilité même. Ceux qui affirment l’existence de tant de modèles familiaux différents, qui ne peuvent être ramenés à l’unité d’un concept donné de famille, se trouvent dans les mêmes difficultés logiques que celles qui ont été signalées à propos du concept de religion. En effet, ils vont jusqu’à nier le concept unitaire et universel de famille en déclarant qu’il y a culturellement trop de familles différentes pour être ramenées à un concept ultime de famille. Mais pour ce faire, ils ont besoin d’utiliser l’idée même de famille, que pourtant ils nient, car sans elle, ils ne pourraient même pas identifier comme familles ces formes qui leur servent ensuite à nier le concept initial.
La question est alors la suivante : pourquoi continuer à donner le nom de famille à des expériences de vie commune si hétérogènes qu’elles ne peuvent être désignées sous ce même nom ? L’aporie est évidente, tout comme le nominalisme dans lequel on tombe. Pour enregistrer l’existence de modèles familiaux qui nient le concept unitaire et universel de famille, on utilise ce même concept. Évidemment, pour arriver à cette conclusion relativiste, il faut un concept de départ, sans lequel on ne pourrait même pas parler de famille. On peut se demander s’il ne serait pas plus honnête et surtout plus cohérent d’affirmer que les expériences ou les phénomènes qui semblent démentir une idée unitaire de la famille ne sont en fait pas vraiment des familles.
En élargissant l’angle de vision, on pourrait dire que dans cette critique de l’universel en général, se profile déjà la déconstruction de l’universel humain. En effet, sur quoi repose la possibilité d’identifier des droits de l’homme universels ? Existe-t-il un concept universel d’être humain ou non ? Il est bien connu, en effet, qu’une grande partie du monde islamique n’accepte pas la Déclaration universelle des droits de l’homme approuvée par l’ONU, mais a rédigé une Déclaration islamique des droits de l’homme alternative qui entre en conflit sur certains points avec celle de l’ONU.
On pourrait également rappeler que les principes de ces déclarations sont eux-mêmes assez différents de la manière de penser la vie associée et les êtres humains dans d’autres cultures (par exemple dans les sociétés divisées en castes). Sur le plan diachronique, les divergences seraient encore plus marquées. Or, si l’on ne veut pas relativiser les droits universels de la personne humaine, qui sont fondés en quelque sorte sur une idée universelle de l’être humain qui ne disparaît pas (l’universalité impliquant aussi l’invariabilité dans le temps), on est obligé d’affirmer que l’anthropologie descriptive ne peut pas se transformer en anthropologie axiologique. Au contraire, c’est l’axiologie qui est le critère de toute évaluation des phénomènes pluriels, car sans évaluation il est impossible de reconnaître un décalage entre la manière dont se vivent certaines coutumes et institutions et leur conformité à la justice.
Mais sur la base de l’argument (contradictoire, comme nous l’avons vu) qui exclut un concept universel de famille (ou de religion), parce qu’il y a des familles (ou des religions) qui ne relèvent pas de ce concept, il faudrait conclure qu’il n’y a pas non plus de nature humaine universellement partagée, puisque tout le monde ne la comprend pas et ne la respecte pas de la même manière. Mais cette renonciation à la définition commune du « droit naturel » et de la « nature humaine » rendrait également impossible une dénonciation universellement valable des violations des droits de l’homme et, par conséquent, leur garantie universelle. En fin de compte, la renonciation à l’universalité en tant que telle rend également impossible l’existence d’un État de droit garantissant le respect de la dignité humaine des citoyens individuels.
4. Conclusion
Il devrait ressortir de ces quelques considérations que, sauf à vouloir tomber dans l’équivoque la plus totale, on ne peut reconnaître la qualité de famille à tout type de relation ou de cohabitation para-familiale. Même en admettant une certaine variabilité dans la configuration historique de la famille (la famille se disant de plusieurs manières), et en admettant que l’élimination de l’ambiguïté n’est parfois pas facile, il sera toujours nécessaire d’identifier une sorte de macro-modèle, à la lumière duquel on pourra évaluer dans quelle mesure et à quel degré une réalité donnée appartient au champ bigarré, mais non arbitraire et équivoque, de la famille. Normalement, les différentes formes de famille, ou de parenté élémentaire, aussi différentes soient-elles, se constituent toujours autour du problème de la reconnaissance, de la croissance et de l’éducation de la progéniture, c’est-à-dire autour de la question de la procréation en tant que responsabilité humaine et sociale. Comme dans les pays les plus touchés par la prospérité moderne, ce dernier aspect montre toute sa faiblesse, on comprend que la conception même de la famille soit compromise et déformée, car détournée de son principal axe de référence : la génération intégrale de l’être humain. L’avortement de masse et la dénatalité, d’une part, l’expression d’une peur, voire d’un rejet de l’enfant, et la transformation de la procréation en « reproduction » (par le biais de technologies de fécondation de toutes sortes qui déracinent la naissance du contexte relationnel et la privatisent), d’autre part, sont les symptômes d’une crise de la filiation, d’où découle la crise même de l’idée de famille.
Il convient enfin de noter que les études de sociologie et d’anthropologie culturelle, qui sont considérées comme une preuve supposée de la relativité totale de la construction familiale, enseignent en fait, si elles sont prises au sérieux, exactement le contraire. Il est vrai, en effet, que différentes cultures ont donné naissance à différents modèles de parenté, mais ces modèles sont à chaque fois rigidement normatifs au sein des cultures respectives auxquelles ils se rattachent. C’est sur la base de ces règles parentales strictes que ces cultures se sont transmises et ont bénéficié d’une cohésion interne et d’une stabilité prolongée. Il n’y a pas de culture qui ait historiquement supporté un pluralisme indéterminé de modèles familiaux en son sein. Au contraire, chaque culture, pour assurer sa survie et sa transmission, a toujours adopté son propre modèle familial à l’exclusion des autres.
Tirer des sciences humaines un relativisme de principe est une perspective et une erreur philosophique de l’Occident contemporain, qui lit dans un sens relativiste la comparaison entre différentes cultures, dont aucune cependant n’a jamais été relativiste en soi, mais cohésive, du moins tant qu’elle a joui d’une bonne santé. On peut donc dire que « nous sommes en train de réaliser que le relativisme culturel n’est en soi qu’une forme particulièrement sournoise et mystificatrice d’eurocentrisme et que la culture qui célèbre le pluralisme est en train de devenir la culture unique dominante de la planète[7] ». On dit vouloir respecter toutes les cultures, mais en réalité on promeut et impose une « hégémonie culturelle » allogène et « barbare », on dit vouloir respecter toutes les formes de famille, alors qu’au contraire on démolit la famille, rendant son concept même impensable.
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[1] Outre la célèbre théorie de Claude Lévi-Strauss (notamment dans Les structures élémentaires de la parenté), d’autres théories visant à identifier les articulations permanentes et les constantes universelles de la structure familiale ont également dû être modifiées en fonction des observations de terrain qui présentaient à chaque fois des singularités différentes. Ces tentatives théoriques, cependant, ne dénotent pas seulement un besoin subjectif de classification et d’ordonnancement, mais aussi un besoin objectif des faits eux-mêmes qui, présentant des similitudes et des convergences, semblent se « reconnaître » dans certains aspects, même s’ils ne coïncident pas. L’un des cas les plus déstabilisants, pour la recherche d’une cohérence structurelle dans les relations de parenté, a été l’étude sur la population Moso ou Mouso (un groupe ethnique de la région chinoise du Yunnan) publiée par Cai Hua, A Society without Fathers or Husbands. The Na of China (New York, 2008 ; original français : Une société sans père ni mari. Les Na de Chine PUF, 1998). Le titre rend bien le résultat central de la recherche : dans une société strictement matrilinéaire et matrifocale, où il n’y a pas d’institution matrimoniale, la figure du mari/père biologique semble disparaître (la femme/mère est normalement célibataire, le régime coutumier de la « visite furtive » de l’homme étant en vigueur). Cependant, des études plus approfondies ont montré que la figure paternelle n’est pas absente : ce sont les oncles maternels qui remplissent les fonctions éducatives typiques du père. Il n’est d’ailleurs pas rare que l’union d’une femme avec un homme, père de ses enfants, devienne stable et reconnue, même si ce n’est pas sous une forme juridique. En tout état de cause, même l’exemple des Mouso ne remet pas vraiment en question la centralité de l’axe générationnel de la filiation et la polarité du masculin et du féminin dans l’éducation des enfants, même si les aspects biologiques et formatifs de la figure paternelle ne coïncident pas. Pour une illustration générale de la question, signalons un mémoire : F. Coccia, Harmony in a Matriarchal System. An Analysis of Society and Kinship Structures among the Mouso of Yunnan, Université Ca’ Foscari, Venise, 2012.
[2] Cela même si les néo-sophistes (à la Derrida) ne manquent pas et se plaisent à déconstruire l’idée de justice, de don, de démocratie, etc.
[3] Ainsi, par exemple, plusieurs discours récents de Massimo Cacciari ou d’Umberto Galimberti, prononcés lors de diverses conférences.
[4] Cf. R. Prandini, « Famiglia o famiglie ? E’ (davvero) questo il problema [Famille, ou familles ? Tel est en réalité le problème], in F. D’Agostino, L. Santolini (a cura di), Famiglie e convivenze. Nuove tensioni nella società italiana, Cantagalli, Sienne, 2007, pp. 63–78 (ici : 63–67).
[5] Cf. E. Capozzi, L’autodistruzione dell’Occidente. Dall’umanesimo cristiano alla dittatura del relativismo, Historica edizioni, Cesena, 2021.
[6] Pour une présentation de ces discussions, cf. S. Ferrari, « Eclisse dell’Europa, laicità e libertà religiosa », Il Regno Attualità 61 (n. 10/2016), pp. 301–308.
[7] F. D’Agostino, Per una filosofia della famiglia, Giuffrè, Milan, 2003, pp. 91–92.