Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 160 : Nou­velle emprise sur les masses

Article publié le 24 Jan 2025 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans les socié­tés occi­den­tales répu­tées avan­cées, l’administration des choses a depuis long­temps suc­cé­dé au gou­ver­ne­ment des hommes, ce que tra­duit com­mu­né­ment le terme de « gou­ver­nance », issu des sciences de ges­tion, pour dési­gner toute forme d’organisation pra­tique d’un groupe, notam­ment poli­tique, dis­qua­li­fiant toute inter­ro­ga­tion sur sa fina­li­té. Le gou­ver­ne­ment n’est ain­si consi­dé­ré qu’en tant que tech­nique per­met­tant d’obtenir, de la part de des­ti­na­taires, une exé­cu­tion qu’on ne qua­li­fie plus d’obéissance, à des mesures qui ne doivent plus être des actes d’autorité. L’évolution est aus­si ancienne que le saint-simo­nisme, mais les outils mis à dis­po­si­tion de la gou­ver­nance ne cessent de se per­fec­tion­ner.
Popu­la­ri­sée sur­tout après que l’un de ses prin­ci­paux concep­teurs, Richard H. Tha­ler, a obte­nu le prix Nobel en 1997, l’économie com­por­te­men­tale irrigue désor­mais for­te­ment les orga­ni­sa­tions publiques, y com­pris (et peut-être désor­mais sur­tout) de ce côté-ci de l’Atlantique. Retra­çant, dans un ouvrage paru près de dix ans après l’attribution de ce prix, les condi­tions de la nais­sance de cette école de pen­sée[1], Tha­ler évoque en par­ti­cu­lier le moment où il tra­vailla avec l’un des juristes uni­ver­si­taires les plus influents aux États-Unis, Cass Sun­stein, ain­si qu’avec une autre col­lègue juriste, tra­vail dont le résul­tat fut d’abord un long article sur l’approche com­por­te­men­tale de l’analyse éco­no­mique du droit[2]. Les auteurs y pré­sen­taient une cri­tique de l’analyse alors domi­nante dans le domaine consi­dé­ré, notam­ment créée et incar­née par Richard Pos­ner, pro­fes­seur à l’Université de Chi­ca­go, juge à la Cour d’appel fédé­rale et long­temps pres­sen­ti pour rejoindre la Cour suprême. S’insérant dans l’École de Chi­ca­go, ce cou­rant domi­nant fait du consom­ma­teur (et, plus géné­ra­le­ment, de tout indi­vi­du) un acteur ration­nel, dont les choix, parce qu’ils sont les siens, sont for­cé­ment bons et ne peuvent être jugés. Remet­tant (par­tiel­le­ment) en cause ce pos­tu­lat, Tha­ler s’intéresse aux « mau­vais choix », c’est-à-dire à la ratio­na­li­té limi­tée des acteurs, consi­dé­rant qu’aucun axiome ne démontre que les gens font des choix qui servent leurs meilleurs inté­rêts. Et il prône non pas direc­te­ment ce qu’on a ensuite qua­li­fié de « pater­na­lisme liber­ta­rien », mais la pos­si­bi­li­té que l’administration (avec ses conseillers du com­por­te­ment – beha­vio­ral bureau­crats) puisse aider les citoyens à ne pas faire d’erreur de juge­ment, si son inter­ven­tion est effec­ti­ve­ment de nature à mini­mi­ser les consé­quences de l’erreur de juge­ment des indi­vi­dus.

La réponse cin­glante de Richard Pos­ner à l’émergence de l’économie com­por­te­men­tale porte prin­ci­pa­le­ment sur ce der­nier point : si les citoyens n’ont pas un com­por­te­ment ration­nel, c’est que des efforts devraient être faits « par l’éducation et peut-être la psy­chia­trie pour gué­rir les bizar­re­ries cog­ni­tives et la fai­blesse de la volon­té qui empêchent les gens d’agir ration­nel­le­ment[3] », au lieu de quoi les com­por­te­men­ta­listes consi­dèrent que l’irrationnalité des indi­vi­dus n’est pas modi­fiable : elle peut seule­ment être détour­née, et les indi­vi­dus accom­pa­gnés pour que leur irra­tio­na­li­té puisse leur être objec­ti­ve­ment utile.

L’économie com­por­te­men­tale naît donc d’une dis­cus­sion interne au cou­rant éco­no­mique libé­ral amé­ri­cain, et la grande pru­dence qui semble la carac­té­ri­ser s’explique aisé­ment dans le contexte spé­ci­fique d’un « État sans État », c’est-à-dire d’un appa­reil poli­ti­co-admi­nis­tra­tif qui a tou­jours été carac­té­ri­sé par la défiance envers le pou­voir cen­tral et l’administration. Et il est logique qu’elle ait été construite à la fron­tière de l’économie et du droit, puisqu’il s’agit d’inventer des dis­po­si­tifs qui n’aient pas direc­te­ment recours à l’interdiction ou à l’obligation, mais qui abou­tissent au même résul­tat, c’est-à-dire qui par­viennent à modi­fier les com­por­te­ments des indi­vi­dus pour les faire agir de façon « ration­nelle », en ayant recours à des arti­fices fon­dés sur l’analyse com­por­te­men­tale, et en inven­tant les formes juri­diques adap­tées à cette « nou­velle » direc­tion des conduites. Tel est l’objet de Nudge, le célèbre ouvrage que Tha­ler et Sun­stein écrivent à nou­veau ensemble en 2008[4]. Les auteurs y exposent notam­ment le concept de « pater­na­lisme liber­ta­rien » : « Pour reprendre une expres­sion du regret­té Mil­ton Fried­man, les pater­na­listes liber­ta­riens sont favo­rables à la “liber­té de choix pour tous”. Nous nous effor­çons de conce­voir des poli­tiques sus­cep­tibles de main­te­nir et même d’accroître cette liber­té de choix. Quand nous uti­li­sons l’adjectif “liber­ta­rien” pour qua­li­fier le mot pater­na­lisme, nous l’employons au sens de “res­pec­tueux de la liber­té”. Et nous le pen­sons vrai­ment. Les pater­na­listes liber­ta­riens veulent aider les gens à faire ce qu’ils veulent vrai­ment et non impo­ser un car­can à ceux qui sou­haitent exer­cer leur liber­té. » L’ouvrage est tou­te­fois ambi­gu quant à la déter­mi­na­tion de ce qui consti­tue la « liber­té » des indi­vi­dus qu’il s’agirait d’accompagner. D’un côté, ils affirment qu’il « s’agit d’un pater­na­lisme de moyens et non de fins ; cette poli­tique per­met à cha­cun d’atteindre son objec­tif prio­ri­taire ». De l’autre, les auteurs pré­cisent qu’il « est légi­time d’influencer, comme tentent de le faire les archi­tectes du choix, le com­por­te­ment des gens afin de les aider à vivre plus long­temps, mieux et en meilleure san­té », et sou­haitent « que les ins­ti­tu­tions publiques et pri­vées s’efforcent déli­bé­ré­ment d’aiguiller les indi­vi­dus vers des déci­sions sus­cep­tibles d’améliorer leur vie » (ce qui sup­pose bien qu’ils puissent ne pas être aptes à déter­mi­ner eux-mêmes ce qui consti­tue­rait leur bien).

La même ambi­guï­té se retrouve dans l’ouvrage que Cass Sun­stein consacre, seul, au pater­na­lisme liber­ta­rien[5], dont le pro­pos part d’une contes­ta­tion du prin­cipe de non-nui­sance (harm prin­ciple) for­mu­lé par John Stuart Mill, selon lequel la seule pos­si­bi­li­té de limi­ter la liber­té indi­vi­duelle, en contrai­gnant un indi­vi­du contre sa volon­té, est de l’empêcher de faire du mal à autrui[6]. S’il rejette la figure de « nou­nous natio­nales » (natio­nal nan­nies) que peuvent prendre les auto­ri­tés publiques lorsqu’elles traitent les adultes comme des enfants, il estime que le prin­cipe de pré­ju­dice exclu­rait de nom­breuses « pra­tiques rai­son­nables » qui sont actuel­le­ment en vigueur et inter­di­rait de nom­breuses réformes poten­tiel­le­ment béné­fiques.

Le pater­na­lisme liber­ta­rien pro­pose donc bien de modi­fier les choix des indi­vi­dus, non pas direc­te­ment contre leur volon­té, mais en amont, en gui­dant la for­ma­tion de leur volon­té, se pré­sen­tant ain­si comme « une varié­té rela­ti­ve­ment bénigne et non intru­sive de pater­na­lisme », parce que « les archi­tectes du choix, pri­vés et publics, ne se contentent pas d’anticiper les déci­sions des indi­vi­dus ou de s’y confor­mer. Bien au contraire, ils tentent déli­bé­ré­ment de les orien­ter dans des direc­tions sus­cep­tibles d’accroître leur bien-être. Ils emploient la méthode douce, le nudge[7] ». La rai­son de ce choix métho­do­lo­gique de com­man­de­ment n’est pas, pour Tha­ler et Sun­stein, direc­te­ment liée à une ana­lyse psy­cho­lo­gique, mais à une défiance à l’égard des erreurs poten­tielles du gou­ver­ne­ment, notam­ment au fait qu’il inter­vienne sans néces­si­té : le recours aux obli­ga­tions et aux inter­dic­tions devrait être can­ton­né à la nui­sance, au sens de John Stuart Mill. Autre­ment dit, il s’agit bien de pro­mou­voir une « meilleure gou­ver­nance », qui « sup­po­se­rait moins de contraintes gou­ver­ne­men­tales et davan­tage de liber­té de choi­sir. Les obli­ga­tions et les inter­dic­tions ont leur place (et la science des com­por­te­ments peut nous aider à savoir où). Mais lorsque les inci­ta­tions et la méthode douce rem­placent les obli­ga­tions et les inter­dic­tions, l’État devient à la fois moins enva­his­sant et plus modeste[8] ».

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Ain­si que le constatent en 2022 Tha­ler et Sun­stein, le nudge a connu une impor­tante popu­la­ri­té, et son appli­ca­tion a concer­né essen­tiel­le­ment les admi­nis­tra­tions publiques. Au Royaume-Uni, le gou­ver­ne­ment de David Came­ron avait créé la Beha­viou­ral Insights Team, en charge de l’application des sciences com­por­te­men­tales aux déci­sions publiques, avant que l’équipe, tou­jours active, ne soit trans­fé­rée, sous forme de marque (Beha­viou­ral Insights Limi­ted (BIT)), à Nes­ta, orga­nisme pri­vé à but non lucra­tif, trans­na­tio­nal, char­gé de l’appui à « l’innovation socié­tale » (et donc finan­cé qua­si exclu­si­ve­ment par la com­mande publique). Aux États-Unis, l’actuel Office of Eva­lua­tion Sciences a suc­cé­dé, en 2017, au Social and Beha­vio­ral Sciences Team qui avait été créé sous la pré­si­dence Oba­ma. La France n’est pas res­tée à l’écart du mou­ve­ment : la créa­tion, en 2018, d’une Direc­tion inter­mi­nis­té­rielle de la trans­for­ma­tion publique (DITP) avait notam­ment pour objet de déve­lop­per une exper­tise en matière de sciences com­por­te­men­tales. Selon la pré­sen­ta­tion offi­cielle de cette direc­tion, il s’agit d’« amé­lio­rer l’efficacité des poli­tiques publiques en y inté­grant le fac­teur humain » : « Les poli­tiques publiques sont par­fois mises en place sans prendre en compte la réa­li­té et la com­plexi­té des situa­tions des indi­vi­dus aux­quels elles s’adressent. Or les ensei­gne­ments des sciences com­por­te­men­tales per­mettent de mieux appré­hen­der les méca­nismes de prise de déci­sion indi­vi­duelle dans leurs contextes. Ceci consti­tue un levier puis­sant au ser­vice de la trans­for­ma­tion publique et per­met : d’identifier des freins com­por­te­men­taux ; de mettre en place des solu­tions concrètes uti­li­sant des leviers inci­ta­tifs ; d’évaluer l’impact de l’action publique via une mesure rigou­reuse des chan­ge­ments de com­por­te­ments[9]. » Si les pro­jets semblent s’être un peu ralen­tis ces toutes der­nières années, la DITP a eu recours mas­si­ve­ment aux tech­niques com­por­te­men­tales dès 2018, mais sur­tout dans le cadre du Covid-19[10].

Le cas fran­çais pré­sente l’intérêt de concer­ner un pays qui n’a jamais eu les mêmes scru­pules que les États-Unis à l’égard de l’État admi­nis­tra­tif[11] : le recours aux nudges a donc pu y être mas­si­ve­ment impor­té, d’autant plus faci­le­ment qu’il per­met de contour­ner les voies ordi­naires d’élaboration des règles juri­diques. C’est l’un des aspects les plus impor­tants de ce mode de fonc­tion­ne­ment admi­nis­tra­tif, qui ne consti­tue en un sens qu’une adap­ta­tion de la direc­tion non auto­ri­taire des conduites envi­sa­gée, dès le début des années 1980, pour faire face à la réti­cence accrue des citoyens à l’égard d’une norme impo­sée « de haut »[12].

Une telle orga­ni­sa­tion admi­nis­tra­tive passe par l’adoption de normes qui échappent aux caté­go­ries clas­siques des règles juri­diques, et viennent s’ajouter au « droit souple » iden­ti­fié, y com­pris par les juri­dic­tions, depuis une dizaine d’années. Dans la plu­part des cas, les règles dont il s’agit ne sont pas des normes juri­diques, mais elles ont le même effet : il s’agit d’indiquer ce qui est per­mis et ce qui est inter­dit, mais en n’ayant pas recours à des ins­tru­ments juri­diques. For­mel­le­ment, les normes en cause ne sont que com­por­te­men­tales (por­ter un masque, ne pas consom­mer trop d’antibiotiques, man­ger trois fruits par jour…), mais elles ne res­tent hors du droit que si elles sont appli­quées : si leur effet « per­sua­sif » n’est pas suf­fi­sam­ment contrai­gnant, elles peuvent être trans­for­mées en normes juri­diques (et donc « réel­le­ment » obli­ga­toires). Du point de vue de leur effet, ces dis­po­si­tifs ont donc une fina­li­té exac­te­ment iden­tique à celle des normes juri­diques tra­di­tion­nelles, mais leur mise en œuvre passe (nor­ma­le­ment) par l’acceptation pro­vo­quée de leurs des­ti­na­taires.

De ce fait, le mode d’élaboration de la norme, y com­pris juri­dique, se trouve trans­for­mé. Puisque la norme ne devient juri­dique qu’en cas d’échec de sa force contrai­gnante, les pro­cé­dures de son éla­bo­ra­tion ordi­naire – légis­la­tive ou règle­men­taire – n’ont pas à être sui­vies. Ain­si, le recours au nudge laisse une place pré­pon­dé­rante aux experts, aptes à déter­mi­ner, par l’analyse com­por­te­men­tale, les moda­li­tés d’action à déployer pour obte­nir la mise en œuvre d’une poli­tique publique, mais aus­si les contours de celle-ci, dès lors que l’utilisation de formes trop visi­ble­ment auto­ri­taires n’est envi­sa­gé qu’en der­nier recours[13].

L’utilisation des sciences com­por­te­men­tales se retrouve natu­rel­le­ment auprès de l’Union euro­péenne, sous une forme éga­le­ment mas­sive[14]. Et c’est aus­si à ce niveau que se mani­festent, pour leurs pro­mo­teurs eux-mêmes, leurs effets para­doxaux.

Dans un avis ren­du en 2016, le Conseil éco­no­mique et social euro­péen inci­tait les ins­ti­tu­tions de l’Union à « déve­lop­per l’utilisation des nudges dans les poli­tiques publiques en com­plé­ment des outils tra­di­tion­nels, et notam­ment le chan­ge­ment d’approche qu’ils pro­posent pour les com­por­te­ments indi­vi­duels. Les nudges pour­raient ain­si être inté­grés dans le cadre de poli­tiques publiques glo­bales et accé­lé­rer leur mise en œuvre à moindre coût[15] ». L’avis ajou­tait qu’ils « peuvent ain­si s’inscrire dans le cadre de mesures répon­dant à des objec­tifs col­lec­tifs pré­dé­fi­nis, mais pour les­quels les outils tra­di­tion­nels des poli­tiques publiques se révèlent inef­fi­caces et/ou trop coû­teux ». L’ensemble de l’avis vise à pro­mou­voir l’usage de cet outil par les orga­nismes publics, même s’il en pointe briè­ve­ment cer­taines limites poten­tielles, notam­ment celui tenant à la fron­tière « par­fois dif­fi­cile à défi­nir entre infor­ma­tion, com­mu­ni­ca­tion et mani­pu­la­tion ». Ame­né moins d’un an plus tard à se pro­non­cer sur le plan de la Com­mis­sion euro­péenne rela­tive à l’économie cir­cu­laire[16], le même Conseil esti­mait ce plan trop peu ambi­tieux, notam­ment en ce qu’il n’avait pas recours « à l’économie com­por­te­men­tale (en par­ti­cu­lier au concept de nudge) comme des acces­soires d’une boîte à outils per­met­tant de réa­li­ser la tran­si­tion ». L’Union euro­péenne béné­fi­cie pour­tant, au sein du Centre com­mun de recherche pla­cé à dis­po­si­tion de l’ensemble des ins­ti­tu­tions euro­péennes, d’une uni­té « Pros­pec­tive et apport des sciences com­por­te­men­tales », dont le pre­mier rap­port était consa­cré, dès 2016, à l’approche com­por­te­men­tale appli­quée à la poli­tique[17]. De fait, nombre de textes com­mu­nau­taires font désor­mais réfé­rence à l’accompagnement de la trans­for­ma­tion des com­por­te­ments des citoyens, notam­ment dans tous les domaines liés à l’environnement[18].

Cette pro­mo­tion (et usage) géné­rale des ensei­gne­ments de l’économie com­por­te­men­tale par les ins­ti­tu­tions publiques, et spé­cia­le­ment les orga­ni­sa­tions euro­péennes[19], n’est pas sans sus­ci­ter pour elles-mêmes quelques dif­fi­cul­tés. En droit euro­péen, le Règle­ment sur les ser­vices numé­riques de 2022 (Digi­tal Ser­vices Act)[20] évoque par exemple « les inter­faces en ligne trom­peuses de plates-formes en ligne » qui consti­tuent « des pra­tiques qui ont pour objec­tif ou pour effet d’altérer ou d’entraver sen­si­ble­ment la capa­ci­té des des­ti­na­taires du ser­vice de prendre une déci­sion ou de faire un choix, de manière auto­nome et éclai­rée. Ces pra­tiques peuvent être uti­li­sées pour per­sua­der les des­ti­na­taires du ser­vice de se livrer à des com­por­te­ments non dési­rés ou de prendre des déci­sions non sou­hai­tées qui ont des consé­quences néga­tives pour eux ». Les termes employés pour dési­gner les com­por­te­ments visant ain­si, de la part des plates-formes numé­riques, à influen­cer les com­por­te­ments de leurs uti­li­sa­teurs, sont ceux de l’économie com­por­te­men­tale. Il s’agit donc ici d’interdire, d’une façon géné­rale, « les choix de concep­tion abu­sifs des­ti­nés à ame­ner le des­ti­na­taire à exé­cu­ter des actions qui pro­fitent au four­nis­seur de plates-formes en ligne mais qui ne sont pas néces­sai­re­ment dans l’intérêt du des­ti­na­taire, en lui pré­sen­tant des choix de manière biai­sée […], lorsqu’il est deman­dé au des­ti­na­taire du ser­vice de prendre une déci­sion ». La for­mu­la­tion vise notam­ment, et de façon très clas­sique, les moda­li­tés par les­quelles le consen­te­ment des uti­li­sa­teurs de plates-formes à l’usage de « tra­ceurs » peut être obte­nu. Mais elle est beau­coup plus large, et per­met d’interdire tout com­por­te­ment inci­ta­tif qui entra­ve­rait la « libre » déci­sion de l’individu. Autre­ment dit, il s’agit d’interdire ou d’éviter le « mau­vais nudge », dans cette hypo­thèse celui qui vise­rait à obte­nir une déci­sion « non libre » et n’étant pas dans l’intérêt de l’utilisateur.

Plus récem­ment, un nou­veau Règle­ment, sur l’intelligence arti­fi­cielle (IA Act)[21], va plus loin, esti­mant que « des tech­niques de mani­pu­la­tion fon­dées sur l’IA peuvent être uti­li­sées pour per­sua­der des per­sonnes d’adopter des com­por­te­ments indé­si­rables ou pour les trom­per en les pous­sant à prendre des déci­sions d’une manière qui met à mal et com­pro­met leur auto­no­mie, leur libre arbitre et leur liber­té de choix. La mise sur le mar­ché, la mise en ser­vice ou l’utilisation de cer­tains sys­tèmes d’IA ayant pour objec­tif ou pour effet d’altérer sub­stan­tiel­le­ment les com­por­te­ments humains, avec le risque de cau­ser des dom­mages impor­tants, en par­ti­cu­lier d’avoir des inci­dences suf­fi­sam­ment impor­tantes sur la san­té phy­sique ou psy­cho­lo­gique ou sur les inté­rêts finan­ciers, sont par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuses et devraient dès lors être inter­dites[22] » ; le Règle­ment pré­voit tou­te­fois une excep­tion pour « les pra­tiques licites dans le cadre de trai­te­ments médi­caux tels que le trai­te­ment psy­cho­lo­gique d’une mala­die men­tale ».

***

Après avoir pro­mu lar­ge­ment l’usage des sciences com­por­te­men­tales, et y avoir eu recours de façon mas­sive, les ins­ti­tu­tions publiques sem­ble­raient donc s’apercevoir qu’une telle mani­pu­la­tion men­tale pour­rait se retour­ner contre elles-mêmes. L’avis du Conseil éco­no­mique et social euro­péen de 2016 sou­li­gnait d’ailleurs déjà que « le recours au men­songe, même si celui-ci conduit à des com­por­te­ments plus ver­tueux, n’apparaît pas accep­table mora­le­ment, a for­tio­ri de la part d’un déci­deur public [23] ». Il y a donc une mau­vaise mani­pu­la­tion men­tale, et une bonne : celle qui est uti­li­sée au ser­vice de la « bonne gou­ver­nance », c’est-à-dire de ce que les experts des sciences com­por­te­men­tales estiment (ou décident) être « bon » pour les indi­vi­dus dont ils orientent les actions.

Dans un ouvrage qui connut un grand suc­cès, paru à la veille de la Seconde guerre mon­diale, Serge Tcha­kho­tine anti­ci­pait déjà très lar­ge­ment cette situa­tion[24]. Après avoir consa­cré plu­sieurs cen­taines de pages à décrire les méca­nismes de mani­pu­la­tion des foules par la pro­pa­gande, et notam­ment ses res­sorts bio­lo­giques, le dis­ciple de Pav­lov se fai­sait le pro­mo­teur de la « psy­cha­go­gie », syno­nyme de la « bonne pro­pa­gande », per­met­tant, par une « pro­pa­gande mas­sive du type sug­ges­tif émo­tion­nel » de pré­mu­nir les indi­vi­dus contre le viol psy­chique de la « mau­vaise » pro­pa­gande. Les tech­niques se sont cer­tai­ne­ment per­fec­tion­nées, mais il s’agit tou­jours de fabri­quer le consen­te­ment au contrôle social.


[1]. Richard H. Tha­ler, Mis­be­ha­ving. Les décou­vertes de l’économie com­por­te­men­tale, Seuil, 2018, 576 p. [éd. ori­gi­nale 2016]

[2]. Chris­tine Jolls, Cass R. Sun­stein, Richard Tha­ler, « A beha­vio­ral approach to law and eco­no­mics », Stan­ford Law Review, vol. 50, pp. 1471–1550. L’article est dis­po­nible sur les archives de la Facul­té de droit de l’Université de Chi­ca­go : https://chicagounbound.uchicago.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=12172&context=journal_articles.

[3]. Richard A. Pos­ner, « Ratio­nal choice, beha­vio­ral eco­no­mics, and the law », Stan­ford Law Review, 1997, vol. 50, pp. 1551–1575.

[4]. Richard H. Tha­ler, Cass R. Sun­stein, Nudge : impro­ving deci­sions about health, wealth, and hap­pi­ness, Yale Uni­ver­si­ty Press, 2008, 304 p. Une édi­tion « ultime » est parue en 2021, tra­duite en 2022 : Richard H. Tha­ler, Cass R. Sun­stein, Nudge, Vui­bert, 2022, 336 p. C’est à cette édi­tion qu’on ren­voie ici. Quant au terme « nudge », il désigne fami­liè­re­ment le « coup de coude » dis­cret don­né pour éveiller l’attention sur quelque détail.

[5]. Cass R. Sun­stein, Why nudge ? The poli­tics of liber­ta­rian pater­na­lism, Yale Uni­ver­si­ty Press, 2014, 208 p.

[6]. Cf. Chris­tophe Béal, « John Stuart Mill et le pater­na­lisme libé­ral », Archives de Phi­lo­so­phie, 2012, Tome 75(2), pp. 279–290. https://doi.org/10.3917/aphi.752.0279.

[7]. Richard H. Tha­ler, Cass. R. Sun­stein, Nudge, Vui­bert, 2022 (Intro­duc­tion. Cité à par­tir du for­mat epub).

[8]. Ibid.

[9]. Pré­sen­ta­tion du dépar­te­ment Sciences com­por­te­men­tales de la Direc­tion inter­mi­nis­té­rielle de la trans­for­ma­tion publique : https://www.modernisation.gouv.fr/loffre-daccompagnement-de-la-ditp/sciences-comportementales. Cette direc­tion a publié, en 2019, un Manuel métho­do­lo­gique de l’approche com­por­te­men­tale à l’usage des déci­deurs publics : https://www.modernisation.gouv.fr/files/2021–06/manuel_methologique_de_lapproche_comportementale_a_lusage_des_decideurs_publics_1.pdf

[10]. Voir à ce sujet l’ouvrage de la jour­na­liste Audrey Cha­bal, Sou­riez, vous êtes nud­gé. Com­ment le mar­ke­ting infiltre l’État, Édi­tions du Fau­bourg, 2021.

[11]. La notion même d’administration, et plus encore de droit admi­nis­tra­tif, n’a que peu à voir aux États-Unis avec la situa­tion fran­çaise, l’État admi­nis­tra­tif béné­fi­ciant d’une image a prio­ri défa­vo­rable, ce contre quoi les sciences com­por­te­men­tales peuvent à nou­veau être convo­quées. Cf. Cass R. Sun­stein, Adrian Ver­meule, Law and Levia­than. Redee­ming the admi­nis­tra­tive State, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 2020, 208 p.

[12]. Voir l’ouvrage clas­sique de Romain Lau­fer et Cathe­rine Para­deise, Le Prince bureau­crate : Machia­vel au pays du mar­ke­ting, Flam­ma­rion, 1982, 360 p. L’ouvrage n’a jamais été réédi­té en France, mais a fait l’objet d’une tra­duc­tion et adap­ta­tion en langue anglaise, au titre évo­ca­teur : Mar­ke­ting demo­cra­cy : public opi­nion and media for­ma­tion in demo­cra­tic socie­ties (Rout­ledge, 1988, rééd. 2016).

[13]. Voir à ce sujet Gilles J. Gugliel­mi, « Nudge et droit public », Grief, 2023, n. 10/1, pp. 19–27.

[14]. Ce sujet a été abor­dé dans le pré­cé­dent numé­ro de la revue : Chris­tophe Réveillard, « L’Union euro­péenne et la péda­go­gie des masses », Catho­li­ca, 2024, n. 159, pp. 39–51.

[15]. Avis du Comi­té éco­no­mique et social euro­péen « Pour la prise en compte du “nudge” dans les poli­tiques euro­péennes », adop­té le 15 décembre 2016 (2017/C 075/05).

[16]. Avis du Comi­té éco­no­mique et social euro­péen sur la « Com­mu­ni­ca­tion de la Com­mis­sion — Plan de tra­vail “Éco­con­cep­tion” 2016–2019 », adop­té le 5 juillet 2017 (COM(2016) 773 final).

[17]. Joa­na Sou­sa Lou­ren­ço, Ema­nuele Cirio­lo, Sara Rafael Rodrigues Viei­ra De Almei­da, Fran­çois J. Des­sart, Beha­viou­ral insights applied to poli­cy — Coun­try over­views 2016, Com­mis­sion euro­péenne, 2016, JRC100547 : https://publications.jrc.ec.europa.eu/repository/handle/JRC100547

[18]. Pour un exemple récent :  Règle­ment (UE) 2024/1679 du 13 juin 2024 (déve­lop­pe­ment du réseau tran­seu­ro­péen de trans­port). Le point 68 du Règle­ment évoque la façon dont les « ser­vices numé­riques de mobi­li­té mul­ti­mo­dale » doivent concou­rir « à orien­ter les com­por­te­ments des uti­li­sa­teurs en faveur des modes les plus durables, des trans­ports publics et des modes actifs tels que la marche et le vélo, et à tirer plei­ne­ment par­ti des avan­tages des solu­tions de “mobi­li­té à la demande” ».

[19]. Pour une pré­sen­ta­tion géné­rale de ces usages, voir Alber­to Ale­man­no, « Le “Nudge” et l’analyse com­por­te­men­tale du droit : une pers­pec­tive euro­péenne », RED, n° 1(1), 2020, pp. 25–31. https://doi.org/10.3917/red.001.0025

[20]. Règle­ment (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 rela­tif à un mar­ché unique des ser­vices numé­riques et modi­fiant la direc­tive 2000/31/CE

[21]. Règle­ment (UE) 2024/1689 du 13 juin 2024 éta­blis­sant des règles har­mo­ni­sées concer­nant l’intelligence arti­fi­cielle

[22]. Le règle­ment réserve tou­te­fois l’usage des « pra­tiques de mani­pu­la­tion et d’exploitation » appli­quées dans le cadre de trai­te­ments médi­caux « tels que le trai­te­ment psy­cho­lo­gique d’une mala­die men­tale », qui doivent donc être auto­ri­sés. Sans pré­ju­ger de l’intention d’une telle excep­tion, on est un peu effrayé de l’usage qui pour­rait en être fait dans un contexte de psy­chia­tri­sa­tion de tout com­por­te­ment jugé socia­le­ment déviant.

[23]. Avis du Comi­té éco­no­mique et social euro­péen « Pour la prise en compte du “nudge” dans les poli­tiques euro­péennes », adop­té le 15 décembre 2016 (2017/C 075/05).

[24]. Serge Tcha­kho­tine, Le viol des foules par la pro­pa­gande poli­tique, Gal­li­mard, 1952, 605 p. (1ère éd. 1939).

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