[note : cet entretien a été publié dans catholica, n. 62, p. 32–37].
CATHOLICA — Collaborateur de La Vie Intellectuelle et de Sept, le père Chenu avait envoyé dès 1934 deux jeunes dominicains travailler dans les mines de Charleroi, d’où ils étaient repartis l’année suivante pour chercher de l’embauche à Paris, comme camionneurs. Ne porte-t-il pas fortement la marque d’une époque ?
Florent GABORIAU — A ce moment-là, dans les années trente, il était simplement professeur d’histoire des doctrines (il n’a d’ailleurs jamais été professeur de théologie). Très vite, en 1932, il est devenu régent des études. Rien n’apparaît alors ouvertement de ce qui surviendra ultérieurement. C’est seulement le jour de la saint Thomas 1937, lors du panégyrique en usage chez les dominicains, qu’il fit une sorte de programme de l’Ecole du Saulchoir, alors située à la frontière belge, près de Tournai, depuis la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Cette conférence publiée sous le titre de Une école de théologie, le Saulchoir, attira l’attention des autorités dominicaines à Rome, notamment à l’Angelicum dont Chenu avait été l’élève quelques années auparavant. Il est difficile d’exprimer par des étiquettes les réserves faites alors sur un contenu doctrinal. Une étude sérieuse des objections de ses frères dominicains n’a pour ainsi dire jamais été menée. Invité par le recteur de l’Angelicum à répondre à dix questions, il s’y est résolu de façon satisfaisante, mais les questions manuscrites rédigées en latin après une lecture attentive du texte de son manifeste mettent le doigt sur ce qui faisait problème. Ces questions ont été publiées dans l’édition de 1985 d’Une école de théologie, le Saulchoir, au Cerf qui reproduit un intéressant fac-similé. Mais l’auteur de ce questionnaire n’avait pas été identifié. Personnellement j’hésitais entre deux écritures, celle de Garrigou-Lagrange ou celle de Browne. D’autres textes manuscrits retrouvés depuis me permettent grâce aux recoupements que j’ai pu faire de conclure à une rédaction du P. Browne, dominicain irlandais devenu plus tard Maître de l’Ordre et cardinal. On a coutume de ramener ce conflit aux propositions d’une querelle suscitée par de « méchants romains », au surplus taxés d’« imbéciles ». En réalité ce premier contentieux qui est intra-ecclésial renvoie à un enjeu qui est intra-doctrinal. Il ne tient pas aux personnes mais aux prises de position discutables dont ce livre est le vecteur. Il sera sanctionné en février 1942 par une décision du Saint-Office qui le mit brutalement à l’Index.
Et son évolution marxisante ?
C’est bien plus tard que l’attrait du marxisme se fera sentir, et encore plutôt dans l’ordre de la pratique que dans celui des théories. Certes, le traumatisme de 1942 a été pour Chenu une césure dans sa vie personnelle en ce sens que sa charge de régent au Saulchoir lui fut retirée et qu’il s’est retrouvé, comme on dit, « exilé » à Paris, puis à Rouen, ce qui n’est quand même pas Sainte-Hélène. Mais l’hagiographie cléricale adore ce mythe de « l’exil » en des cités prestigieuses (Oxford, Jérusalem ; New York pour Teilhard). J’ai connu cette époque de 1942. Bien sûr, la mesure était douloureuse et le traumatisme ne se refermera jamais complètement : Chenu a écrit un livre qu’il croyait très bon, prophétique et voilà qu’on lui assène un cuisant désaveu. Mais pour en venir à ce que vous appelez son évolution marxisante, les années de guerre ne sont pas des années décisives à cet égard. Il n’y avait alors que très peu de réflexion sur le plan politique. Chenu, comme beaucoup alors, est en état d’expectative : il ne s’engage pas. Il faut attendre l’après-guerre, quand se mettent en place tous les renouveaux, pour qu’alors, bien sûr, il en fasse partie, il épouse son temps avec toutes ses efflorescences. Même là il n’est pas d’abord de ceux qui se montrent les plus hardis, les plus novateurs, peut-être parce qu’il reste encore sous le coup de son épreuve ou parce que les événements le dépassent un peu. L’attrait marxisant ne produit ses effets que plus tard, autour des années 1946–1950. Le mouvement est alors lancé, où Chenu va trouver sa place, une place ‑particulière.
C’est à ce moment-là qu’il signe l’appel de Stockholm et participe au Mouvement de la Paix. Quelle place occupe-t-il exactement dans ce milieu dont La Quinzaine énonce alors les idées dominantes : combat ouvrier, lutte pour la paix, décolonisation ?
Ces années-là furent très riches, et le P. Chenu très écouté : le P. Augros qui fut l’inspirateur de la Mission de France le consulte, comme le P. Godin à la Mission de Paris soutenue par le cardinal Suhard. Godin était célèbre pour son opuscule France, pays de mission ? Nous avons aussi la traduction de ce double mouvement dans les prêtres-ouvriers. Ici le P. Chenu est incontestablement très engagé. Mais si on le trouve au premier plan, c’est pour y jouer un rôle au total modérateur, comparé en tout cas à celui de deux autres dominicains, Montuclard et Henri Desroche, plus théoriciens que lui à bien des égards. Desroche, que j’ai le mieux connu, était un remarquable professeur d’histoire de la pensée. Il venait en cours avec toutes les œuvres de l’auteur à étudier et il avait le don de pénétrer au cœur de sa logique. On devenait cartésien avec Descartes, kantien avec Kant, nietzschéen avec Nietzsche. Admirable talent de l’empathie ! Enseignant Marx il faisait ainsi de ses auditeurs des marxistes, puisqu’il manquait, dans chaque cas, l’attention au défaut qui aurait permis d’échapper au système épousé avec enthousiasme. On le vit quelques années plus tard, sans trop d’étonnement, quitter l’Eglise en 1950 à l’occasion de la publication de son livre Signification du marxisme qui a été lui aussi condamné. Vous avez d’ailleurs déjà souligné dans Catholica qu’il avait déclaré plus tard à France culture en 1991 : « Chenu est l’archétype de ceux qui sont restés. Je suis le prototype de ceux qui sont sortis ». Chenu avait pour lui d’être très attaché à la vie de communauté alors que Desroche menait une vie bourgeoise (ce qui n’a jamais empêché personne de lorgner vers le marxisme). Atteint d’une surdité précoce qui explique et excuse son enfermement, le P. Montuclard, dominicain lui aussi, avait lancé Jeunesse de l’Eglise, qui publiait épisodiquement des cahiers où ce « rajeunissement » cherchait les conditions de sa réalisation. Sensible aux structures, il soutenait qu’il fallait d’abord bâtir une société juste et ensuite seulement appliquer la mystique de conquête propre à l’Action catholique. Le terme de mission se trouve d’ailleurs à cette époque quasi institutionnalisé avec la « Mission ouvrière », la « Mission de Paris », la « Mission de France ». Tout était mission. Dans ce concept, le partenaire se trouve être le monde déchristianisé que le christianisme français a découvert à ses portes. Le cardinal Verdier a joué là un grand rôle. Il a compris que l’Eglise ne devait pas se contenter de soigner ses fidèles, mais qu’elle devait s’ouvrir et aller vers le monde. Cependant à cette époque-là les tensions politiques étaient énormes, comme le montrent les manifestations contre le général Ridgway. Une troisième guerre mondiale se profilait à l’horizon, on était à deux doigts d’une conflagration générale. L’Appel de Stockholm prônant la paix (derrière laquelle se dissimulait une pax sovietica), Chenu y souscrivit comme d’autres dominicains. C’était sa conviction du moment en harmonie avec l’américanophobie et la soviétophilie ambiantes. Nombre de faiblesses et d’illusions ont en vérité à cette époque leur racine dans un manque de philosophie : les chrétiens disposent d’un armement philosophique insuffisant. Excellent verbo-moteur pour sa part, Chenu est un piètre penseur. Il compense par ce qui est la métaphysique du pauvre : le recours aux philosophies de l’histoire ; elles sont à la portée de tous, en guise d’ersatz, pour justifier des comportements en accord avec le Zeitgeist. A noter que, contrairement à d’autres dominicains (Joseph Robert, Jacques Loew ou Etienne Screpel) tous dominicains de terrain, Chenu n’est pas prêtre-ouvrier : il reste dans son couvent. Il participe chaque semaine à une réunion de prêtres-ouvriers, mais pour les accompagner. Il est surtout un guide que l’on consulte beaucoup.
Pourtant, dans son ouvrage sur les prêtres-ouvriers, François Leprieur reproduit une photographie du P. Chenu s’adressant aux ouvriers de Billancourt en 1952 dans une posture comparable à celle de Sartre en 1968…
L’un n’exclut pas l’autre, bien sûr. Chenu avait une âme d’entraîneur.
En liant mission et engagement dans les réformes de structures, Chenu en vient à reprendre à son compte une formule prononcée dès 1947 lors d’une réunion de réflexion sur les prêtres-ouvriers : « Ce qu’en termes sacrés on appelle rédemption est en termes profanes révolution »…
En traduisant Rédemption par révolution la formule du père Lebret altère et même dénature la première. La Rédemption se situe à un autre niveau que la révolution. Celle-ci reste dans le domaine naturel des structures que l’on améliore. La Rédemption, elle, renvoie au salut au sens biblique du terme. Que l’homme soit perdu et éventuellement sauvé, ce drame de la personne échappe totalement à ceux qui en considèrent le seul conditionnement social. Ils ont sécularisé le mot salut de telle sorte qu’on exclut la considération du statut profond de l’homme qui est celui de « l’être pour la mort », formule de Heidegger, et déjà textuellement de saint Thomas. L’oubli de ce destin est lié à un existentiel purement horizontal : le salut de l’homme reste alors à portée d’un devenir tout temporel qui consiste à rendre l’homme plus heureux, plus dispos, mieux disposé. Mais ce bien-être n’empêche pas que l’homme meure, ce qui est quand même une singulière privation du bonheur acquis ! Ignorant la mort en philosophie, on ignore sa cause : l’anthropologie est ainsi délestée de son vrai poids, détournée de comprendre que notre être provisoire soit effectivement condamné à ne plus être. Si la métaphysique ignore cette donnée fondamentale, on croit pouvoir s’en remettre aux spéculations porteuses des promesses dont se chargera « l’histoire ». Le mot Rédemption perd alors son sens spécifique en devenant synonyme de révolution. Comme tel, le terme de rédemption renvoie à la mort du Christ, seule cause de cet effet. Chenu corrige à l’occasion : « L’évangélisation est d’un autre ordre que la civilisation […] L’histoire profane n’est pas source de salut ».
Que penser de l’intuition du P. Chenu selon laquelle c’est par la réforme des structures que le grand nombre sera sauvé ? Même si elle paraît rejoindre une affirmation de Pie XI sur la nécessaire dimension politique de la charité, n’est-ce pas pour lui une façon de s’en prendre aux « étroitesses institutionnelles » de l’Eglise ?
L’importance des structures était une de ses « marottes » au bon sens du terme. Sa visée sur les structures politiques est évidente et s’inscrit bien dans la ligne d’Economie et humanisme du P. Lebret, qui voulait faire pénétrer dans les structures l’idéal chrétien. Le P. Montuclard y était aussi très sensible comme on l’a dit. Cette christianisation des structures est un objectif des plus justes. Mais la traduction que Chenu en a faite le conduit à critiquer les structures de l’Eglise de telle sorte qu’on peut se demander si elle n’émane pas, à son insu, d’un ressentiment anti-romain.
Sur la fin de sa vie l’optimisme trop facile du P. Chenu paraît voilé d’amertume. Il rédige, après le message de Jean-Paul II à Puebla, un bref essai intitulé La « doctrine sociale » de l’Eglise comme idéologie. Cette histoire de l’abandon de toute prétention par l’Eglise à voir organiser la société selon un modèle chrétien est dans la logique de la « convivance » avec le monde tel qu’il est, avec les richesses attribuées à l’incroyance moderne…
Chenu en veut à la doctrine sociale, c’est manifeste. C’est qu’il redoute une Eglise qui garderait une visée d’organisation de la vie en société. Economie et humanisme a fait son temps en 1979, mais au moment où il s’en prend à la « doctrine sociale » de l’Eglise Chenu rejoint un héritier de la pensée de cette revue, le P. Vincent Cosmao, dont paraît la même année au Cerf un livre parallèle au sien, Changer le monde, une tâche pour l’Eglise. Chenu choisit à ce propos de se montrer historien approximatif : il persiste à penser que Paul VI et Jean-Paul II écartent le vocable de doctrine sociale, alors que manifestement pour ce dernier le contraire est attesté. Il arrive que malheureusement Chenu fasse de l’histoire comme un avocat bâtit sa plaidoirie, et le procédé se vérifie plus d’une fois, y compris dans sa lecture du moyen âge.
Quelle est la postérité de Chenu ?
La chose requiert une analyse délicate, impossible à mener ici puisqu’on aborde le souterrain des liaisons avec ce que j’appellerais les enfants de l’herméneutique. Chenu a produit sans doute quelques imitateurs qui courent après le succès en se mettant à la remorque du devenir. Quoi d’étonnant ? Victor Hugo disait avec une pointe d’ironie : « Et sur Racine mort, le Campistron pullule »… Et il n’est pas exclu que les médiocres détiennent le pouvoir. La spécificité du christianisme comme contestation du mondain — Jésus est le seul qui ait eu le front de dire : « La mort, je l’ai vaincue » — échappe à beaucoup. Le marxisme passe, d’autres spéculations aussi ; mais ce qui reste d’un certain esprit est l’adaptation continuelle de la théologie aux pensées qui promettent le succès. Une philosophie du devenir court perpétuellement après la dernière chimère. L’épouser implique une succession de mariages et de divorces. Le rêve remplace alors la raison dans ce qui n’est plus la philosophie de saint Thomas, c’est-à-dire une métaphysique concrète, gagée sur l’existant, mais une ouverture aux pensées flottantes du sac et du ressac.
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