Le principe de l’autonomie de l’homme, cet idéal qu’on a poursuivi des siècles durant, se trouve être un fardeau. L’histoire et la pensée modernes ont été façonnées par l’attente de l’indépendance progressivement réalisée dans tous les domaines. Indépendance de tout contrôle cosmique ou divin, indépendance de toute direction morale assurée par des institutions et en fin de compte, indépendance de toute structure ou modèle de pensée. La raison, par exemple, pour laquelle le régime bolchevique a représenté pendant des décennies un espoir absolu pour un très grand nombre de gens était que sa réelle brutalité pouvait être interprétée comme le présage de l’émancipation totale à venir.
Les souffrances qu’il infligeait étaient ressenties comme proportionnées à l’obscurantisme de l’histoire, des griffes duquel il essayait maintenant de sortir l’humanité. Qu’un système de salut aussi faux ait connu en ce siècle une fin honteuse n’a pas éteint la foi constamment renouvelée dans le fait qu’il valait la peine de payer le prix des échecs et des défaites puisque les chaînes devaient tomber. Cependant, malgré quelques étincelles qui maintenaient une lueur d’espoir, les illusions n’ont pu empêcher l’angoisse grandissante à l’idée que l’homme moderne ne pouvait assumer sa liberté.
Il semblait être parvenu rapidement aux limites de celle-ci lorsque soudain un abîme s’est ouvert : il s’est vu lui-même comme le héros d’efforts spéculatifs, mais aussi comme piètre constructeur de systèmes. Plus il s’entourait de garanties contre les risques, contre les maladies, la domination politique et le contrôle moral de ses actions, plus il devenait fragile, fatigué, dépendant, exploité par le système auquel il avait contribué, et qui prenait la forme d’une nouvelle prison. La conclusion inévitable que seuls quelques-uns en ont tiré fut que nous créons des systèmes pour les détruire ensuite et en créer d’autres à partir de leurs disjecta membra. (De là la vogue du structuralisme qui enseigne que les phénomènes se présentent comme éléments d’une structure à l’intérieur de laquelle, et seulement à l’intérieur de laquelle, ils prennent un sens
La conséquence en est que l’homme moderne a été saturé de liberté et qu’il aspire maintenant à l’asservissement, ou au moins à la stabilité qu’une structure extérieure qu’il n’aurait pas construite, et qu’une autorité peuvent offrir. Cette aspiration se manifeste de nombreuses manières. L’individualisme et ses droits apparaissent soudain comme excessifs car les gens sont séparés les uns des autres et manquent de solidarité et de convivialité. L’absence imprévue de sentiments communautaires suggère que les liens traditionnels, les conventions sociales, l’autorité politique ne sont pas des entraves contraignantes comme la modernité a voulu le faire croire, mais des institutions grandement bénéfiques, justement parce qu’elles sont respectées et officiellement encouragées.
Cela est vrai pour les liens de citoyenneté, l’appartenance à une communauté qu’on n’a pas choisie comme le groupe linguistique, la nation ou l’église particulière. On a constaté que dans la mesure même où les liens antérieurs s’affaiblissaient, de nouveaux se formaient : à la place de l’Eglise, la secte ; à la place de l’autorité institutionnelle, le gourou escroc ; à la place de la nation, le groupe ethnique ; à la place de la grande communauté, la communauté californienne. La caractéristique de ces nouvelles configurations est leur caractère informel et en dehors de toute institution.
Mais là n’est pas l’aspect essentiel, et on en arrive bientôt à être soumis à la contrainte et à la rigidité. Il est significatif que l’individualisme soit maintenant en déclin : il est de plus en plus considéré comme un fardeau, il n’apparaît plus comme un horizon doré. Cependant, la société officielle reste empêtrée dans une référence à elle-même exclusive de toute autre, dans une souveraineté qu’elle s’arroge, dans l’autorité qu’elle se confère elle-même. Le peuple sent que ce ne sont que des formules creuses et que l’autorité qui ne vient pas de l’extérieur n’est pas authentique. Jean-Pierre Dupuy fournit d’intéressants commentaires : quand les lois sont produites par une société sans référence extérieure ni transcendance, les gens commencent par être flattés, puis rassurés, mais à la fin, ils se posent la question suivante : pourquoi, si je me suis donné une loi, Devrais-je y obéir lorsque elle est momentanément contraire à mes intérêts ou à mes caprices ? Et : si je suis mon propre souverain, pourquoi aurais-je besoin de lois ?
De ces contradictions de plus en plus évidentes de la modernité, il s’ensuit que des conflits s’engendrent à l’intérieur des formes actuelles de coexistence sociale, conflits accompagnés d’une sorte de clause tacite selon laquelle ils ne pourraient être résolus. Cela sonne comme une énormité, contraire à la nature humaine et à ses inclinations. Cependant, une brève réflexion peut éclairer cette proposition. Le philosophe Marcel Gauchet a, à cet égard, une remarque profonde : « Quand les dieux désertent le monde, quand ils cessent de venir signifier leur altérité, c’est le monde lui-même qui se met à nous apparaître autre, à révéler une profondeur imaginaire » ((Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, p. 297)).
L’objet de la quête de l’homme aujourd’hui est le monde dans toute son opacité puisqu’il n’est transparent que lorsque nous percevons au-delà de lui un créateur. On pensait autrefois que les conflits avaient pour cause des agents qui du dehors dressaient les hommes les uns contre les autres, parfois pour un bien ultérieur, parfois pour une harmonie subséquente mais non visible. Quand les conflits n’ont pas de justification transcendante aux yeux des participants, ils deviennent la raison d’être de l’existence, un poids qui enracine les hommes dans ce monde. Ils leur permettent de ressentir leur humanité.
Le conflit se transforme en lutte des classes, problèmes sociaux, etc., tumulte grâce auquel des perfectionnements pourront avoir lieu. En bref, le conflit donne aux hommes un sentiment de densité, la sensation d’une existence remplie, face à un arrière-plan de vide. Nous pourrions nous intéresser aux conséquences à travers la réflexion d’un autre philosophe social, Louis Dumont ((Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983, passim.)).
La question à laquelle il essaie de répondre est celle de savoir quel enjeu représente l’individualisme moderne pour l’humanité. Sa réponse est que l’individualisme, non en tant que caractère, mais en tant qu’idéologie, requiert une « complète légitimation du monde » et par conséquent, « le transfert complet de l’individu sur le monde » présumé être le monde des traditions et des structures traditionnelles, avec en arrière-plan, la famille et la communauté, et plus particulièrement l’univers invisible.
Quand toute réalité ontologique a été liquidée au profit de l’individuel et du particulier (c’est le triomphe du nominalisme), l’individu et ses actions acquièrent le statut d’uniques existants. Et c’est ainsi que l’homme moderne se présente à nous. Nous sommes prêts à comprendre que ses conflits ne peuvent pas être expliqués plus longtemps par l’ironie supérieure d’un dieu, mais plutôt par l’analyse sociologique des intérêts et des droits respectifs, des motifs psychologiques, de l’arrière-plan idéologique et de l’orientation politique. Nous avons choisi le conflit comme thermomètre des relations humaines et sociales modernes, mais d’autres exemples auraient tout autant été valables.
Ils montrent tous le fardeau écrasant que l’homme a pris l’habitude de partager avec Dieu, que ce soit par le péché et le châtiment, ou la destinée et la puissance. L’homme n’a plus de co-agent. Maintenant, il croit, en tant qu’individu fièrement autonome et souverain, qu’il n’a plus de fardeaux à porter. Les fardeaux font partie du passé. L’homme postmoderne est capable de monter partout où il pose les yeux. La vérité est que, en réalité, les fardeaux sont maintenant de nature différente : c’étaient autrefois les lois imposées, les décisions des supérieurs, la vie en référence aux autres et aux nombreuses servitudes qu’ils impliquent. Les fardeaux ont maintenant changé, ils se nomment solitude, sentiment de culpabilité, et, comme nous l’avons vu plus haut, structures auto-construites.
Ces nouveaux fardeaux sont aussi lourds à porter que l’était le poids des contraintes institutionnelles anciennes. L’homme postmoderne n’est pas non plus exempté des systèmes de croyance qui enfermaient ses ancêtres dans un réseau concentrique de prétendues superstitions aliénantes. Dans la mesure même où l’homme moderne insistait sur la rationalisation des mythes immémoriaux et des vérités qui entouraient sa vie, il a commencé à recréer, de façon très inconsciente, des systèmes de substitution irrationnels. Après avoir désenchanté l’univers et l’avoir retiré du cercle des forces occultes, il a commencé à s’effrayer de ne plus trouver d’esprits ou de fantômes nulle part, et il a essayé d’échapper à ce désenchantement. Il s’est retrouvé à nouveau dans un monde de magie, de trompe‑l’œil, d’angoisse et de terrifiants symboles de domination.
En bref, “l’univers ouvert” aspirait à se refermer. C’est un lieu commun de dire que l’homme postmoderne se sent oppressé et coupable : les romans, les poèmes, les pièces et les essais philosophiques s’en font tous l’écho. La liberté du Kiriloff des Possédés nous plonge dans un abîme puisqu’elle nous apporte la très coûteuse nouvelle que c’est l’homme, et non Dieu, qui est le pire oppresseur de lui-même et que c’est l’opprimé qui se sent coupable. « Nous avons tué Dieu », comme le résume Nietzsche. L’oppresseur et l’instigateur de la culpabilité ne sont plus des êtres transcendants, ce sont de nouvelles structures, le travail de nos propres mains : la structure épistémologique, sociale, culturelle, politique, la structure de l’âme et de la conscience elle-même.
Alors que le péché originel est ridiculisé comme invention d’hommes alarmistes, comme astuce de curés ou comme signe d’une conscience mutilée, la culpabilité est brusquement redécouverte comme quelque chose qui ne peut s’expliquer d’aucune façon et qui ne peut certainement pas s’effacer. Elle est intégrée aux structures, à toutes les structures. Plus nous effectuerons des recherches sur le corps humain, sur l’âme et sur les paramètres de l’existence, et plus nous serons appelés de façon urgente à réhabiliter la vieille sagesse, et peut-être aussi les vieux démons
Le progrès amène ainsi l’homme à de nouvelles contradictions et à la prise de conscience que son autonomie, une fois achevée, est de nouveau à la recherche de l’hétéronomie. Et alors il est piégé. Non seulement par son orgueil qui ne se résout pas à extérioriser sa thèse ; mais aussi par l’abolition des structures externes et par leur remplacement par une culpabilité interne, qui étrangement, intensifie le mérite de l’individu. L’oppression est humiliante en plus du fait qu’elle est douloureuse ; la culpabilité rassemble les éléments significatifs en l’homme, le transforme en objet d’importance à ses propres yeux, le mesure à la hauteur du mal. Aussi étrange que cela puisse paraître, alors que nous sommes certains de pas être épris d’oppression, nous sommes indissociables du sentiment de culpabilité, il ne fait qu’un avec notre moi. Quoi qu’il en soit, il est notre propre création, particulièrement lorsque, comme aujourd’hui, il n’est pas perçu comme un acte objectif de désobéissance (péché originel), mais comme un acte qui se retourne sur lui-même.
Que l’homme libéré puisse se sentir à nouveau opprimé, c’est là la véritable condition postmoderne qui remet en question les idéaux modernes de liberté, de connaissance, de progrès, de lois qu’on se donne à soi-même, pour lesquels on a combattu et souffert pendant des siècles. Comme si elle avait atteint les limites de son expansion et de son auto-accroissement, l’humanité semble maintenant être confrontée à ce qu’on doit bien appeler une tragédie. Pour paraphraser Malraux à l’Unesco en 1948, si l’homme ne peut trouver son propre visage divin, il sera moins qu’un homme au siècle prochain. Cependant, découvrir un visage divin est impossible pour l’homme moderne car il a délibérément sculpté sa propre image avec des outils anti-divins.
Quoi qu’il fasse (lui, ou son nouvel avatar, l’homme postmoderne), ses actions l’enfoncent plus profondément à l’intérieur de structures d’auto-oppression que la majorité appelle encore libération. L’aspect est alors celui de l’homme pro- blématique qui vient juste d’apprendre qu’il est enfermé dans un système, une succession de systèmes. Ni la linguistique, ni la psychanalyse, ces bulldozers de l’interprétation, ne peuvent en ouvrir les portes. Nous préférons alors appeler cette sombre conception « lucidité », et contempler notre vie en prison sans illusions.
Mais une nouvelle ironie nous attend : en même temps que nous produisons un système et que nous en devenons prisonniers, nous produisons aussi l’illusion que le système peut être forcé. Mais le système et le fait de croire que nous pouvons avoir le dessus sont nés tous les deux d’une même impulsion humaine. Ceci pourrait être la découverte philosophique centrale de l’âge postmoderne. En effet la captivité dans un système nous permet de scruter pour ainsi dire par derrière la condition humaine et de reconnaître son aspect nocturne, la culpabilité de l’inachèvement.
De là s’ouvrent deux possibilités, l’une pour les lamentations désespérées du prisonnier, l’autre pour sa métanoia, sa conversion et l’acceptation de sa condition de créature. A vrai dire, cette dernière option est aussi un « système », mais elle apporte justification et apaisement. ((Ce texte est la traduction d’une partie du chapitre VII de Philosophical Grounds (Peter Lang, New York, 1991).))
Rubrique(s) : Dossiers thématiques, L’Occident contemporain - Thomas Molnar