Revue de réflexion politique et religieuse.

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29 Oct 2011

Le col­lap­sus édu­ca­tif par Inger Enkvist

La décom­po­si­tion du lien social tant déplo­rée depuis des années n’a pas pour cause unique la crise de l’éducation fami­liale, sociale, patrio­tique, reli­gieuse. Mais celle-ci en consti­tue l’un des prin­ci­paux fac­teurs en même temps qu’elle en donne l’image la plus immé­dia­te­ment per­cep­tible : effon­dre­ment de la culture – fruit direct de l’échec du sys­tème sco­laire sous contrôle éta­tique, de la mater­nelle à l’université – et indif­fé­rence ou mépris pur et simple du bien com­mun, du van­da­lisme à la haine de soi. Au-delà des nuances qui s’imposent, la remarque vaut pour la plu­part des pays occi­den­taux. Ce constat géné­ral, quelles que soient les néga­tions effron­tées et les hypo­crites dénon­cia­tions arrê­tées à mi-course, met certes en cause l’incurie poli­tique ou les inté­rêts de cer­tains groupes sociaux. Mais les racines du mal sont plus pro­fon­dé­ment à recher­cher dans les idéo­lo­gies édu­ca­tives issues des Lumières et par­ve­nues, au stade de la post­mo­der­ni­té, à une sorte de furie du nivel­le­ment par le bas. Zyg­munt Bau­man a fait remar­quer que par un effet non inno­cent d’inversion, l’individualité est exal­tée comme jamais dans le pas­sé de la moder­ni­té, mais se voit offrir comme unique moyen de réa­li­sa­tion le confor­misme et le déra­ci­ne­ment his­to­rique ((. Cf. Z. Bau­man, La vie liquide, Le Rouergue/Chambon, Rodez, 2006. C’est pour cette rai­son, explique le socio­logue, que « le pas­sé tend sys­té­ma­ti­que­ment à être détruit » (ibid., p. 173).)) . A ce sujet, nous avons inter­ro­gé Inger Enk­vist, pro­fes­seur à l’Université de Lund, en Suède (lit­té­ra­ture espa­gnole et lati­no-amé­ri­caine, études romanes) et auteur de nom­breux ouvrages en sué­dois et en espa­gnol, notam­ment Repen­sar la edu­ca­ción (Edi­ciones inter­na­cio­nales uni­ver­si­ta­rias, Pam­pe­lune, 2006). Experte dans l’observation des phé­no­mènes de des­truc­tion lin­guis­tique et des ravages de la théo­rie du « genre », elle a spé­cia­le­ment étu­dié les idéo­lo­gies éga­li­ta­ristes mises en oeuvre dès l’école élé­men­taire.

Catho­li­ca – Par­tons d’un constat, vou­lez-vous : nous sommes bien devant une crise de l’éducation ?

Inger Enk­vist – Oui, bien sûr qu’il y a une crise édu­ca­tive. Cela se véri­fie tant dans le niveau de connais­sances des élèves que dans leur conduite, autre­ment dit dans les deux sens du mot édu­ca­tion. On constate les effets de cette crise lorsqu’on tra­verse le centre d’une ville et qu’on voit ses murs tagués, des ordures et des mégots sur le sol, les arrêts d’autobus détruits pour le plai­sir de détruire. Tout aus­si triste est le spec­tacle des jeunes réunis pour consom­mer de l’alcool. Les jeunes d’aujourd’hui jouissent d’une situa­tion éco­no­mique plus favo­rable que celle de toutes les géné­ra­tions anté­rieures, et mal­gré cela, ils choi­sissent d’utiliser leur liber­té et leurs res­sources de manière néga­tive. Cette dégra­da­tion s’est pro­duite petit à petit, tan­dis que les auto­ri­tés n’ont ces­sé de dire que tout allait de mieux en mieux, et que beau­coup de gens ont tar­dé à se rendre compte de la situa­tion réelle.
On constate une évi­dente perte de la maî­trise de la langue, affec­tant non seule­ment le lexique, l’orthographe, la syn­taxe mais aus­si évi­dem­ment les concepts cor­res­pon­dants. En quoi cette perte de maî­trise tra­duit-elle la pro­fon­deur de la crise ?
Effec­ti­ve­ment, la réduc­tion de l’agilité lin­guis­tique tra­duit ce qui s’est pas­sé en matière d’éducation. Ce résul­tat est une com­bi­nai­son de ce qui a affec­té la famille, l’école et les médias. Les échanges entre les membres de la famille se sont réduits parce que cha­cun a son horaire propre et s’occupe de soi. La conver­sa­tion est rem­pla­cée par le son de la télé­vi­sion.
Dans la chambre d’un jeune, il y a presque tou­jours un ordi­na­teur, mais pas tou­jours des livres, et l’ordinateur est uti­li­sé pour jouer et pour écrire des mes­sages aux amis plus que pour étu­dier. A l’école, la baisse du niveau de capa­ci­té d’expression est en rela­tion avec la nou­velle péda­go­gie qui valo­rise avant tout l’apprentissage dit actif. Ce que l’on consi­dère comme actif est tout ce qui est lié au mou­ve­ment et à l’activité manuelle plus qu’à l’activité men­tale. Aupa­ra­vant l’école se carac­té­ri­sait par un accent mis sur l’écoute, la lec­ture et l’écriture. Les élèves écou­taient le pro­fes­seur et lisaient les manuels, c’est-à-dire qu’ils étaient en contact avec des sources com­pé­tentes en matière d’usage du lan­gage. […]

Rubrique(s) : Les nouvelles pédagogies, Numéro 113
15 Sep 2011

Cher­so­nèse et le des­tin de la Rus­sie par Bernard Marchadier

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 67, pp. 96–101]

En 1922, le père Serge Boul­ga­kov (1871–1944) se trouve réfu­gié à Yal­ta, où la Révo­lu­tion bol­che­vique vient de le rejoindre, avec son cor­tège d’horreurs, de misères et de souf­frances. Devant le spec­tacle d’une dévas­ta­tion qui n’épargne rien ni per­sonne et qui touche de plein fouet l’Eglise russe, Boul­ga­kov s’interroge sur le des­tin de son pays, dont l’histoire semble s’être arrê­tée en 1918 avec la chute de l’empire — der­nier empire chré­tien de l’Histoire, si on excepte l’Ethiopie jusqu’en 1974 — et avec la dis­pa­ri­tion de l’Empereur qui, dans l’Eglise d’Orient, était tra­di­tion­nel­le­ment le pro­tec­teur, sinon le chef, de l’Eglise. Devant ce vide et ce chaos, Boul­ga­kov en vient à pen­ser que la réunion avec l’Eglise catho­lique romaine est pour l’Eglise russe la seule voie de salut.
Ces réflexions, il les note­ra sous forme de dia­logues dans un ouvrage inti­tu­lé Sous les rem­parts de Cher­so­nèse ((  Edi­tions Ad Solem, Genève, 1999.)) , dont il empor­te­ra le manus­crit avec lui quand il sera expul­sé de Rus­sie (décembre 1922). Après un séjour à Constan­ti­nople (décembre 1922-mai 1923) puis à Prague (mai 1923-avril 1924), Boul­ga­kov rejoin­dra Paris, où il fon­de­ra en 1925 l’Institut de théo­lo­gie Saint-Serge et où il mour­ra en 1944. C’est à Paris éga­le­ment que Boul­ga­kov com­po­se­ra l’essentiel d’une œuvre qui fait de lui sans conteste le plus grand théo­lo­gien russe du XXe siècle (et dont la majeure par­tie a été tra­duite en fran­çais et publiée par les édi­tions de l’Age d’Homme).
Mais Boul­ga­kov ne publie­ra jamais les Rem­parts de Cher­so­nèse, témoins d’une « ten­ta­tion catho­lique » qu’il rejet­te­ra vite une fois chas­sé de Rus­sie. Pour­tant, il n’en détrui­ra pas le manus­crit, qu’il clas­se­ra dans ses archives peu avant de mou­rir. Il fau­dra pour­tant attendre 1991 pour que les jésuites du Centre Saint-Georges de Meu­don le publient dans leur revue (en langue russe) Sim­vol. Depuis, ce texte a connu en Rus­sie même deux édi­tions (1993 et 1997) et a été tra­duit en ita­lien. S’il m’a sem­blé utile et inté­res­sant d’en éta­blir et d’en pré­sen­ter une ver­sion fran­çaise, c’est parce qu’il pose les ques­tions fon­da­men­tales et pour ain­si dire consti­tu­tives de la Rus­sie, que tout Russe qui réflé­chit ne peut man­quer de se poser, et qu’il les expose avec vigueur et clar­té, dans un livre puis­sam­ment argu­men­té.
Les rem­parts de Cher­so­nèse se pré­sentent sous la forme d’une conver­sa­tion entre quatre per­son­nages qui sont les cham­pions des deux camps du dia­logue russe sécu­laire, ceux qu’on appe­lait au XIXe siècle les occi­den­ta­listes et les sla­vo­philes. Les pre­miers parlent par la bouche d’un Réfu­gié et d’un Prêtre de paroisse, les seconds par celle d’un Théo­lo­gien laïc et d’un Moine. Le Boul­ga­kov de 1922 étant net­te­ment occi­den­ta­liste, c’est évi­dem­ment le Réfu­gié et le Prêtre de paroisse qui ont la part belle dans cet ouvrage.
C’est à la lumière du consi­dé­rable fait nou­veau qu’est la Révo­lu­tion de 1918 que les pro­ta­go­nistes du livre reprennent le vieux débat. Ils sont réunis en Cri­mée, à Cher­so­nèse, sur les lieux mêmes où, en 988, le prince Vla­di­mir reçut le bap­tême avant de bap­ti­ser tout son peuple et de faire ain­si entrer la Rus­sie dans l’Histoire. Or le lec­teur de l’an 2000 ne peut qu’être frap­pé par ce que cette inter­ro­ga­tion conserve d’actuel, alors que l’empire sovié­tique vient lui aus­si de s’écrouler, après avoir sou­mis le pays à soixante-dix ans de gla­cia­tion com­mu­niste. En l’an 2000 comme en 1922, la Rus­sie, au bord de l’écroulement, est ame­née à s’interroger sur son pas­sé, sur sa nature, sur sa voca­tion, sur sa rela­tion avec l’Occident, et ce sont les élé­ments de réponse que ces dia­logues apportent qui en font toute la valeur. C’est sous cette lumière que se placent les réflexions qui suivent.
Le fait majeur, le fait capi­tal qui condi­tionne tout, c’est que la Rus­sie, si elle a été bap­ti­sée par les Byzan­tins, et donc par des Grecs, n’a pas eu à apprendre le grec. En 988 en effet la Bible, ou en tout cas les prin­ci­paux livres de celle-ci, avait été tra­duite en vieux slave (langue alors com­prise de l’ensemble des Slaves, de l’Est comme de l’Ouest) par saints Cyrille et Méthode (IXe siècle) et par leurs dis­ciples de Mora­vie et de Bul­ga­rie. Boul­ga­kov, très sévère à l’égard des Grecs, accuse même les Byzan­tins d’avoir sciem­ment omis d’apprendre leur langue aux Russes parce qu’ils auraient vu en eux de mépri­sables bar­bares. Quels qu’en soient les motifs, il n’en reste pas moins vrai que les Russes reçurent le bap­tême sans pou­voir accé­der à la culture de leur mar­raine byzan­tine ni aux sources intel­lec­tuelles de leur foi, sans avoir les moyens de phi­lo­so­pher et donc sans pou­voir faire de théo­lo­gie. C’est là un trait qui dis­tingue les Russes (et les Slaves de l’Est) non seule­ment des peuples de l’Ouest (obli­gés de prier en latin et donc capables de lire les auteurs clas­siques) mais des autres chré­tiens d’Orient, qui en géné­ral n’ignoraient pas le grec.
Le monas­tère russe ne fut jamais un milieu d’étude, et ses scrip­to­ria ne pro­dui­sirent que très peu d’ouvrages autres que litur­giques, scrip­tu­raires ou ascé­tiques. Tant et si bien qu’au début du XVe siècle les Russes ne connais­saient de Pla­ton que le nom et d’Aristote qu’un apo­cryphe, le Secre­tum secre­to­rum. En matière de lit­té­ra­ture pro­fane, le Moyen Age russe n’eut à sa dis­po­si­tion, parce qu’ils avaient été tra­duits en vieux slave (ou sla­von), que la Cos­mo­gra­phie de Cos­mas Indi­co­pleustes, la Chro­nique du monde de Georges Hamar­to­los et La Guerre juive de Fla­vius Josèphe. En théo­lo­gie, il igno­rait tout des Pères latins, mais sur­tout de Pères orien­taux aus­si impor­tants que Gré­goire de Nysse, Maxime le Confes­seur, Isaac le Syrien et Denys l’Aréopagite, dont aucun ouvrage n’existait en sla­von.
Ce que la Rus­sie reçut de Byzance, c’est le monas­tère, avec son ascé­tisme et ses offices. Aujourd’hui encore, les Russes ont conser­vé un atta­che­ment à des pra­tiques ascé­tiques depuis long­temps qua­si­ment oubliées ou négli­gées en Occi­dent, notam­ment en matière de jeûne. Quant à la litur­gie, c’est un fait bien connu qu’ils l’ont trans­mise pra­ti­que­ment inchan­gée, avec ses immenses richesses, somp­tueux patri­moine dont a pu avoir un avant-goût qui­conque est un jour entré dans une église russe. On note­ra aus­si qu’en Rus­sie (et de manière géné­rale en Orient) la litur­gie n’est pas sépa­rée de l’office monas­tique, même en paroisse, d’où sa lon­gueur. D’où aus­si l’obligation où se trouvent les curés d’abréger ici ou là, mais jamais sans beau­coup de scru­pules (le peuple est d’ailleurs là, qui veille).
Si les inva­sions mon­goles (XIIIe-XVe siècle) cou­pèrent la Rus­sie de l’Occident (source, pour elle, d’une cer­taine culture laïque), elles ne la cou­pèrent pas de Byzance (les Grecs étaient alliés aux Mon­gols contre les Turcs seld­jou­kides puis otto­mans), et le renou­veau hésy­chaste du XIVe siècle por­ta ses fruits en Rus­sie, même si les Russes res­tèrent à l’écart des débats qui divi­sèrent Byzance autour de la ques­tion de la lumière du Tha­bor et des thèses de Gré­goire Pala­mas. Autre trait monas­tique de la culture russe : son sens de l’icône, qui ame­na au XIVe siècle les magni­fiques réa­li­sa­tions que l’on sait (celles d’André Rou­blev et de Théo­phane le Grec), mais qui l’emprisonna dans une méfiance soup­çon­neuse vis-à-vis de toute repré­sen­ta­tion qui n’était pas fixée par des canons et qui n’ouvrait pas sur l’au-delà tel que le com­pre­naient les trai­tés de mys­tique. C’est sans doute pour­quoi la pein­ture russe eut tant de mal à émer­ger et, après une brève flo­rai­son dans la deuxième moi­tié du XIXe siècle et au début du XXe, par­tit vite dans l’abstraction (Kan­dins­ki était un homme reli­gieux et chez lui les réfé­rences à l’icône sont fré­quentes). Mais ceci est sans doute un autre débat.
La chute de Byzance en 1453 mar­qua donc pour Mos­cou le taris­se­ment d’une source qui, pour être par­fois mépri­sée, n’en était pas moins néces­saire. Signe de l’éloignement intel­lec­tuel de la Rus­sie et de l’empire grec, les let­trés byzan­tins fuyant l’empire otto­man ne se réfu­gièrent pas en Mos­co­vie, pays dont ils par­ta­geaient pour­tant la foi, mais en Ita­lie.
Comme on le sait, le concile de Flo­rence avait, en 1439, réta­bli l’unité de l’Eglise. Pour Boul­ga­kov, il ne fait aucun doute que ce concile fut bel et bien œcu­mé­nique. Y étaient en effet pré­sents le pape et les évêques d’Occident, l’empereur et le patriarche byzan­tins avec un grand concours de cler­gé. Quant aux trois autres patriarches orien­taux, ils s’y étaient fait dûment repré­sen­ter. Aux yeux de Boul­ga­kov, les déci­sions de ce concile ont donc valeur d’obligation et leur abro­ga­tion à Constan­ti­nople sous les menées de Marc d’Ephèse n’est qu’une sédi­tion dénuée de toute valeur.
Pour les Mos­co­vites du XVe siècle, la prise de Byzance par les Otto­mans sitôt après la signa­ture de l’Union fut un châ­ti­ment divin. Si elle était tom­bée aux mains des infi­dèles, c’était parce qu’elle-même avait été infi­dèle à sa foi et que, pour échap­per au dan­ger turc, elle avait pac­ti­sé avec les Latins (aux­quels on attri­buait com­mu­né­ment une tren­taine d’hérésies). La pre­mière Rome étant tom­bée dans les héré­sies et la seconde ayant été ren­ver­sée pour s’être ral­liée à la pre­mière, il ne res­tait plus dans la chré­tien­té qu’un seul rem­part : Mos­cou, la troi­sième et ultime Rome. Certes, la doc­trine de Mos­cou troi­sième Rome n’eut jamais valeur offi­cielle, et elle était infi­ni­ment plus répan­due dans les monas­tères que dans les minis­tères, mais elle exprime un mes­sia­nisme bien réel. Au moins sur le plan reli­gieux, il n’est pas rare que le Russe, même moderne, ait le sen­ti­ment que son pays est l’ultime bas­tion contre quelque chose, et l’assimilation de la Rus­sie à l’orthodoxie est fort répan­due (c’est, dans Les rem­parts de Cher­so­nèse, la thèse des sla­vo­philes, le Théo­lo­gien laïc et le Moine). Boul­ga­kov ne peut sup­por­ter ce pro­vin­cia­lisme, dans lequel il voit même un des fac­teurs du bol­che­visme, car des esprits étroits convain­cus de père en fils qu’ils appar­tiennent à la troi­sième Rome se glis­se­ront aisé­ment dans le lit de la troi­sième Inter­na­tio­nale, un mes­sia­nisme en rem­pla­çant un autre.
Si Mos­cou deve­nait, après la chute de Byzance, le rem­part de l’Orthodoxie, il fal­lait qu’elle en ait les moyens intel­lec­tuels. Or nous avons vu com­bien elle était mal équi­pée. Symp­to­ma­ti­que­ment, c’est sur des terres russes et ortho­doxes situées en dehors de la Mos­co­vie que ces moyens se consti­tuèrent, notam­ment à Nov­go­rod (XVe-XVIe siècle) et en Litua­nie (XVIe siècle). C’est là, dans des pays ortho­doxes qui n’avaient pas été cou­pés de l’Occident et de la culture clas­sique par l’invasion mon­gole, que purent être révi­sés les textes litur­giques et scrip­tu­raires et que fut impri­mée la pre­mière bible sla­vonne, celle d’Ostrog (1581). C’est là aus­si, à Kiev (alors rat­ta­chée à la Pologne), que vit le jour le pre­mier caté­chisme ortho­doxe, celui du métro­po­lite Pierre Mohi­la (1645). C’est Mohi­la aus­si qui fon­da à Kiev la pre­mière aca­dé­mie de théo­lo­gie. Cepen­dant, ces efforts de réflexion et de mise en forme ten­tés en dehors de la Mos­co­vie — et, il faut le dire, non sans pui­ser à des sources catho­liques (dans le cas de Mohi­la) ou cal­vi­nistes — n’étaient pas bien vus à Mos­cou, et ce sont les réformes ten­tées au XVIIe siècle par le patriarche Nikon, sou­cieux d’aligner les usages russes sur ceux des Grecs et de cor­ri­ger les erreurs les plus gros­sières des livres litur­giques en fai­sant appel à des let­trés d’Ukraine, qui sus­ci­tèrent en Rus­sie le schisme des vieux-croyants, énorme dis­si­dence tra­di­tio­na­liste dont les effets se font encore sen­tir de nos jours.
Il est inté­res­sant de consta­ter qu’après avoir vu le jour au XIXe siècle et avoir connu un brillant essor au début du XXe, la théo­lo­gie russe fut encore mar­quée par l’émigration et que, au XXe siècle comme au XVIe ou au XVIIe, c’est à l’étranger (à l’Institut Saint-Serge de Paris et au Sémi­naire Saint-Vla­di­mir près de New York) qu’elle put pour­suivre des acti­vi­tés dont il ne pou­vait évi­dem­ment pas être ques­tion en URSS. Or cette théo­lo­gie dite « de l’Ecole de Paris » est sou­vent taxée de moder­nisme en Rus­sie même, et récem­ment des ouvrages des pères Alexandre Schme­mann et Jean Meyen­dorff, pro­fes­seurs à Saint-Vla­di­mir, ont été publi­que­ment brû­lés à Eka­te­rin­bourg. Il faut donc prendre cet élé­ment en compte si l’on veut mener à bien des dis­cus­sions sérieuses et réa­listes : la dif­fi­cul­té de pen­ser sa foi est par­ti­cu­liè­re­ment lourde en Rus­sie, où la théo­lo­gie a tant de mal à prendre racine, les causes en étant sans doute déjà, comme le pen­sait le P. Boul­ga­kov, dans le germe de Cher­so­nèse.

Rubrique(s) : Textes
12 Juil 2011

Vati­can II, ques­tion ouverte par Mgr Brunero Gherardini

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 111, pp. 39–47]

C’est aujourd’hui vers l’Italie que l’on doit tendre l’oreille si l’on veut entendre des paroles et même des col­loques et débats publics où une ana­lyse du concile Vati­can II et de l’époque post-conci­liaire s’énonce, sans atté­nua­tion de la pen­sée ou, à l’inverse, sans que soit agi­té, pour seule réac­tion, le chif­fon rouge de l’extrémisme. Certes, en d’autres pays, la France notam­ment, et depuis long­temps, une cri­tique construite s’est exer­cée et conti­nue, sauf, peut-être, sur un plan his­to­rique, en tout cas avec une ampleur qui puisse riva­li­ser avec des entre­prises dont la monu­men­tale His­toire du Concile Vati­can II d’Alberigo ((. Giu­seppe Albe­ri­go (dir.), His­toire du Concile Vati­can II, édi­tion fran­çaise : Cerf, 5 tomes, 1997–2005.))  est le para­digme. Tou­te­fois, recon­nais­sons que cette cri­tique plus ancienne n’est guère par­ve­nue à s’extraire du dilemme entre pré­cau­tion de lan­gage et ostra­cisme, qu’un cer­tain contexte ecclé­sial impo­sait.
Les temps, cepen­dant, sont autres : le dis­cours de Benoît XVI à la Curie, le 22 décembre 2005, a inau­gu­ré un contexte nou­veau dont l’Italie semble être la pre­mière béné­fi­ciaire. Alors que la réflexion por­tait aupa­ra­vant sur l’application du concile Vati­can II, puis sur sa récep­tion, elle est remon­tée plus près de la source, au Concile lui-même : l’affaire main­te­nant est de savoir en quoi, à quel degré, et dans quels domaines il y a conti­nui­té ou dis­con­ti­nui­té, tant dans l’interprétation que l’on a don­née et conti­nue de don­ner de telle ou telle par­tie du cor­pus conci­liaire, que dans ce cor­pus lui-même par rap­port à la doc­trine anté­rieu­re­ment pro­fes­sée. Cet angle de réflexion s’est aujourd’hui impo­sé à tous, et celui qui a opé­ré ce bas­cu­le­ment auto­rise sans aucun doute une parole plus libre, sans crainte de confi­ne­ment.
Effec­ti­ve­ment, des thé­ma­tiques somme toute assez connues trouvent donc actuel­le­ment en Ita­lie une audience inédite. Par­mi d’autres évé­ne­ments, l’on met­tra par­ti­cu­liè­re­ment en exergue un ouvrage de Rober­to de Mat­tei – l’une de ces études his­to­riques atten­dues –, et sur­tout un col­loque orga­ni­sé en décembre 2010 par les Fran­cis­cains de l’Immaculée à Rome sur le carac­tère « pas­to­ral » du Concile ((. Conve­gno sull’indole pas­to­rale del Vati­ca­no II : una valu­ta­zione (Col­loque sur le carac­tère pas­to­ral de Vati­can II : une éva­lua­tion), Rome, 16–18 décembre 2010. Un compte ren­du détaillé en a été publié en fran­çais dans L’Homme Nou­veau n. 1487 (12 février 2011), pp. 4–8.)) . Les pro­pos tenus apportent-ils quelque nou­veau­té dans le conte­nu même de la cri­tique ? Il importe d’abord de rele­ver qui sont ceux qui parlent et plus encore les lieux nou­veaux où ils le font, sans doute plus larges, cer­tai­ne­ment plus proches des ins­ti­tu­tions de l’Eglise. Et l’oreille est ren­due plus atten­tive encore quand l’œil, lui aus­si, est atti­ré, sur fond de gris fran­cis­cain, par la pourpre car­di­na­lice côtoyant le vio­let épis­co­pal ou le file­tage des sou­tanes de nombre de pré­lats de la curie. Non qu’il y ait mon­da­ni­té, mais qui dédai­gne­rait l’importance de cette pré­sence publique de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, à deux pas du Vati­can : le contexte a effec­ti­ve­ment bien chan­gé.
Mgr Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni entre dans ce cadre ita­lien qui néan­moins tend à s’internationaliser par le juste inté­rêt qu’il sus­cite ; il peut même, en quelque manière, en être consi­dé­ré comme, sinon le chef de file, du moins l’éclaireur de tête. Tout d’abord par l’activité édi­to­riale : en 2009, un livre très cri­tique sur le dia­logue œcu­mé­nique et inter­re­li­gieux, comme sur la « judéo-dépen­dance » de l’Eglise comme il la nomme ((. Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, Quale accor­do fra Cris­to e Beliar ? Osser­va­zio­ni teo­lo­giche sui pro­ble­mi, gli equi­vo­ci ed i com­pro­mes­si del dia­lo­go inter­re­li­gio­so, Fede e Cultu­ra, Vérone, 2009, 182 p.))  ; la même année, un livre sur le Concile Vati­can II, se ter­mi­nant par une sup­plique au pape lui enjoi­gnant d’entreprendre enfin l’interprétation magis­té­rielle authen­tique de cer­tains des docu­ments conci­liaires ((. Id, Conci­lio ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Un dis­cor­so da fare, Casa Maria­na edi­trice, Fri­gen­to, 2009 ; trad. fran­çaise : Vati­can II, un débat à ouvrir, Cour­rier de Rome, 2010.))  ; en 2010, une impor­tante livrai­son de la revue Divi­ni­tas consa­crée entiè­re­ment à une cla­ri­fi­ca­tion his­to­rique et théo­lo­gique de ce qu’est la Tra­di­tion dans l’Eglise, depuis publiée en livre ((. Id., Quod et tra­di­di vobis. La tra­di­zione, vita e gio­vi­nez­za del­la Chie­sa, Casa Maria­na edi­trice, Fri­gen­to, 2010.))  ; en 2011, un nou­vel ouvrage, dont on par­le­ra plus loin.
Eclai­reur de tête aus­si par la per­son­na­li­té elle-même : né en 1925, doc­teur en théo­lo­gie, ensei­gnant pen­dant de nom­breuses années à l’U­ni­ver­si­té pon­ti­fi­cale du Latran, doyen de la facul­té de théo­lo­gie de cette uni­ver­si­té, cha­noine de la Basi­lique Saint-Pierre au Vati­can, actuel direc­teur de Divi­ni­tas.
La figure de ce pré­lat romain retient encore l’attention parce que son tra­vail aborde, en les dis­tin­guant avec acui­té, les niveaux dif­fé­rents du débat actuel, dont Benoît XVI a de fait impo­sé les termes par son dis­cours à la Curie romaine le 22 décembre 2005. Sur des points spé­ci­fiques du concile Vati­can II et a for­tio­ri des pra­tiques ou des dis­cours qui s’en auto­risent (la liber­té reli­gieuse, par exemple), il convient de s’interroger sur la conti­nui­té ou la dis­con­ti­nui­té d’avec l’enseignement magis­té­riel pré­cé­dent ; et si ces dis­con­ti­nui­tés, dont on ne peut nier l’existence, tiennent à des motifs contin­gents comme les cir­cons­tances his­to­riques, ou touchent le cœur même de la doc­trine. Un deuxième niveau est celui de l’herméneutique géné­rale du Concile et de la période qui la suit, jusqu’à aujourd’hui : ces dis­con­ti­nui­tés peuvent-elles ser­vir de prin­cipes d’interprétation ? Ne doit-on pas, plu­tôt, réha­bi­li­ter la Tra­di­tion comme ce néces­saire prin­cipe d’interprétation, à l’opposé d’approches qui vou­draient faire du Concile un en-soi auto­ré­fé­ren­cé et ouvert sim­ple­ment sur le futur et l’extérieur (l’autrement croyant) ? S’ouvre alors un troi­sième niveau, le plus fon­da­men­tal : l’étude de la racine théo­lo­gique de la crise et de la dif­fi­cul­té de s’accorder sur des solu­tions, on veut par­ler ici de la Tra­di­tion. Voi­là le sou­bas­se­ment des approches récentes du Concile à par­tir de son her­mé­neu­tique ; et Mgr Ghe­rar­di­ni, dans son nou­vel opus, s’emploie à l’exposer, pour un public large, et donc selon des caté­go­ries simples d’accès et avan­cées avec péda­go­gie par des aper­çus his­to­riques plus que par une his­toire et une théo­lo­gie sys­té­ma­tiques du concept : Quae­cumque dixe­ro vobis. Paro­la di Dio e Tra­di­zione a confron­to con la sto­ria e la teo­lo­gia (Lin­dau, Turin, 2011).
S’il faut redon­ner à la Tra­di­tion sa juste place, il convient que cela aus­si soit opé­ré pour le Magis­tère ; et quand Mgr Ghe­rar­di­ni recon­naît à Benoît XVI – et lui en sait gré – d’avoir pro­non­cé des paroles déci­sives le 22 décembre 2005, il lui semble que le Magis­tère ne gagne­ra pas à demeu­rer dans ce débat sur l’herméneutique, pour le moment pas­sa­ble­ment brouillé, mais qu’il lui revient, pour reprendre ses propres termes, de se pro­non­cer « sur l’ex­pli­ca­tion offi­cielle et par là magis­té­rielle d’une parole, d’un texte, d’un docu­ment, d’un concile en son entier ».
Les réponses que Mgr Ghe­rar­di­ni a bien vou­lu accor­der à la revue sont ain­si comme les têtes de cha­pitre du « débat à ouvrir » sur Vati­can II ; débat désor­mais lar­ge­ment ouvert et qui, comme la porte de l’Apocalypse (3, 8), si l’on ose le rap­pro­che­ment, ne sera plus refer­mé.

Laurent Jes­tin

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Rubrique(s) : Entretiens, Textes
13 Avr 2011

La théo­lo­gie en mode mineur par Père Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé

[note : cet article a été publié dans le numé­ro 99 de catho­li­ca]

Jésuite, pro­fes­seur de théo­lo­gie fon­da­men­tale et de théo­lo­gie dog­ma­tique au Centre Sèvres de Paris, le P. Theo­bald est cer­tai­ne­ment l’une des réfé­rences théo­lo­giques du moment. Il a, par exemple, pro­non­cé une des deux confé­rences magis­trales au ras­sem­ble­ment natio­nal Eccle­sia 2007 des caté­chistes à Lourdes au cours du mois d’octobre de l’année der­nière. C’est peu dire s’il occupe le pre­mier rang par­mi les théo­lo­giens écou­tés et consul­tés par nos pas­teurs. Or le P. Théo­bald vient de publier un impo­sant ouvrage qui, à plu­sieurs titres, peut être consi­dé­ré comme une recherche fon­da­men­tale. Le titre — Le Chris­tia­nisme comme style — est à lui-même tout un pro­gramme et le pro­jet annon­cé, mal­gré son ambi­tion, est réa­li­sé par ce mil­lier de pages denses ((. Chris­toph Theo­bald, Le Chris­tia­nisme comme style. Une manière de faire de la théo­lo­gie en post­mo­der­ni­té, « Cogi­ta­tio fidei 260 et 261 », Cerf, 2007, 1110 pages, 45 et 50 €.)) . De fait, nous nous trou­vons devant un expo­sé com­plet d’une cer­taine manière de faire de la théo­lo­gie dans un monde post­mo­derne, c’est-à-dire sécu­la­ri­sé et mar­qué par le rela­ti­visme ((. Le livre a été pré­sen­té par Laurent Vil­le­min dans La Croix. Le recen­seur parle d’une œuvre magis­trale et conclut ain­si : « Si le voca­bu­laire n’était pas si loin du style musi­cal baroque qu’affectionne l’auteur, on se ris­que­rait à dire que se laisse entendre dans ces pages une belle rhap­so­die de l’existence et du bon­heur chré­tien ».)) . Mais au lieu de s’interroger sur la manière de faire entendre, envers et contre tout, à temps et à contre­temps, pour reprendre l’expression de saint Paul, l’Evangile du Salut, l’auteur relit et réin­ter­prète le mes­sage du salut, la doc­trine de la foi, et plus géné­ra­le­ment l’histoire de l’Eglise, dans les limites étroites de ce qu’il per­çoit de la post­mo­der­ni­té. S’il faut saluer le remar­quable effort intel­lec­tuel, l’impressionnante éru­di­tion phi­lo­so­phique et théo­lo­gique et les qua­li­tés péda­go­giques de l’ouvrage (l’auteur a tou­jours le sou­ci de syn­thé­ti­ser, d’annoncer les pro­chains déve­lop­pe­ments, de ren­voyer à un pas­sage anté­rieur de son ouvrage), il n’en reste pas moins qu’il pose de redou­tables pro­blèmes et pré­sente d’indéniables dan­gers. Nous sui­vrons l’exposé en pré­sen­tant et en dis­cu­tant à chaque fois quelques points saillants.

Ouver­ture

L’ouverture et les trois pre­mières par­ties de l’ouvrage consti­tuent comme une intro­duc­tion géné­rale, un trai­té de théo­lo­gie fon­da­men­tale, un expo­sé sur les condi­tions de pos­si­bi­li­té d’un dis­cours théo­lo­gique aujourd’hui. La qua­trième et der­nière par­tie passe en revue les grands mys­tères de la foi, inter­pré­tés, pré­sen­tés et rééva­lués à la lumière de ce qui a été posé pré­cé­dem­ment.
Mais il faut d’abord défi­nir ce que l’auteur entend par « style ». Il ne s’agit de rien d’autre que d’une manière d’habiter le monde. Autre­ment dit, il y a une manière spé­ci­fi­que­ment chré­tienne de se situer par rap­port à soi-même, aux autres et à Dieu. La théo­lo­gie se doit donc de rendre compte de façon intel­li­gible de l’« être au monde » chré­tien. Pour cela, il faut regar­der Jésus-Christ. C. Theo­bald revien­dra à de mul­tiples reprises au conte­nu des Evan­giles, appré­hen­dés non d’abord comme la matrice de concepts théo­lo­giques voire de dogmes, mais comme des récits qu’il faut accueillir et inter­pré­ter comme tels. Or ce qui frappe chez le pré­di­ca­teur gali­léen, c’est sa capa­ci­té à offrir à tous un type d’hospitalité abso­lu­ment unique (cf. p. 61 ((. La pagi­na­tion est conti­nue sur les deux volumes. Nous nous conten­tons donc de men­tion­ner la page mais pas le tome.)) ), ouvrant à cha­cun un espace inat­ten­du et gra­tuit, le ren­voyant à sa propre liber­té et lui per­met­tant de poser un acte de « foi » (c’est l’auteur lui-même qui met l’expression entre guille­mets) en la vie, res­tant lui-même « jusqu’au bout dans une pos­ture d’apprentissage et de des­sai­sis­se­ment de soi » (p. 74). Voi­là pour­quoi la pre­mière com­mu­nau­té chré­tienne se montre à la fois fidèle au Maître et créa­trice. Cette ouver­ture mani­feste ce que l’auteur appelle « la déme­sure mes­sia­nique » que l’on trouve syn­thé­ti­sée dans la Règle d’or (« ce que vous vou­driez que l’on fît pour vous, faites-le pour les autres ») et qui consti­tue comme le canon dans le canon, clef d’interprétation de l’ensemble des écrits néo-tes­ta­men­taires.
Mais le théo­lo­gien, pour rendre compte de la foi, se doit de tenir compte du contexte. L’Eglise se trouve face au monde moderne, façon­né d’abord par la ratio­na­li­té propre des Lumières qui a main­te­nu la néces­si­té d’un garant divin de l’ordre social et cos­mique, puis par le refus de toute trans­cen­dance pro­fes­sée par le posi­ti­visme du XIXe siècle, enfin par la post­mo­der­ni­té qui « tout en étant de plus en plus déchi­rée entre idéo­lo­gies oppo­sées, com­mence à déve­lop­per une conscience cri­tique de la moder­ni­té par rap­port à ses propres pré­sup­po­sés » (p. 141). C’est ici que le P. Theo­bald pré­sente rapi­de­ment la réplique de l’Eglise dans sa phase anti­mo­der­niste. L’institution n’a pu accep­ter que l’histoire comme science rui­nât ses titres de légi­ti­mi­té. Elle répli­qua par le Concile Vati­can I qui affirme la péren­ni­té des énon­cés dog­ma­tiques et l’impossibilité d’une contra­dic­tion entre les véri­tés natu­relles et les véri­tés révé­lées, blo­quant du même coup l’entrée de l’Eglise dans le para­digme her­mé­neu­tique (cf. p. 189). L’éclatement contem­po­rain entre les dif­fé­rents types de ratio­na­li­té oblige donc la foi à être repen­sée dans ce nou­veau contexte. C’est ce qu’a ten­té de faire Vati­can II, concile pas­to­ral, qui a tenu compte pour éla­bo­rer sa doc­trine, de ceux à qui celle-ci s’adressait.
En par­tant de ces prin­cipes, il est pos­sible à l’auteur de décrire la situa­tion contem­po­raine de la foi et de ten­ter de l’analyser.

Diag­nos­tic théo­lo­gique du moment pré­sent

En cette pre­mière par­tie de l’ouvrage l’auteur dresse un état des lieux du monde moderne. Mais en quoi consiste la crise moder­niste ? Il ne s’agit de rien d’autre que de la décou­verte par l’Eglise qu’il existe d’autres manières de se situer dans le monde moderne. S’appuyant sur la recherche de Loi­sy, le P. Theo­bald note que les énon­cés de la foi sont deve­nus incom­pré­hen­sibles dans le contexte des nou­velles ratio­na­li­tés. Il faut donc inter­pré­ter à nou­veaux frais l’héritage chré­tien pour déter­mi­ner une nou­velle manière chré­tienne d’être au monde.
L’auteur cherche à mon­trer com­ment, dans la crise moder­niste, l’œuvre phi­lo­so­phique de Mau­rice Blon­del (1869–1949) a ten­té de rendre compte phi­lo­so­phi­que­ment de la pré­sence, dans la struc­ture des actes humains, de « l’attente cor­diale du mes­sie incon­nu et du média­teur igno­ré » (p. 256, sou­li­gné par l’auteur). Mais à vrai dire, sans reve­nir sur l’interminable que­relle autour du Sur­na­tu­rel et de l’immanence, on ne sai­sit pas très bien en quoi la pen­sée blon­dé­lienne repré­sente une étape déci­sive dans la confron­ta­tion de l’Eglise avec le monde moderne. Lorsque l’auteur cherche à syn­thé­ti­ser l’apport de Blon­del, il devient incom­pré­hen­sible : « Au point de départ : la « loi de l’échange » (loi d’apprentissage his­to­rique) qui indique l’obstacle ou le mys­tère de la dif­fé­rence ; celui-ci déclenche l’«argument de rai­son » qui fait de l’action (de la fac­ti­ci­té néces­saire) le fon­de­ment inébran­lable de la connais­sance de la « per­fec­tion divine » et qui fait inver­se­ment de cette idée d’un dieu par­fait le prin­cipe théer­gique de l’achèvement de l’action ; immense cercle de la rai­son sys­té­ma­tique et trans­pa­rente qui trans­forme le pro­blème du « point de départ » en ques­tion tou­jours posée déjà trop tard. Et pour­tant ce cercle du « prin­cipe de rai­son » reste « tra­ver­sé » par la dif­fé­rence onto­lo­gique : certes, l’obstacle qui s’oppose à la rai­son est intro­duit jusque dans le cercle de l’adéquation par­faite en Dieu, mais il ouvre simul­ta­né­ment la dif­fé­rence entre le prin­cipe par­fait et l’infini mou­ve­ment de la per­fec­tion humaine ; le « prin­cipe cir­cu­laire de rai­son » (ratio suf­fi­ciens) devient ici « prin­cipe hié­rar­chique de fon­de­ment » (fun­da­men­tum), lais­sant le der­nier mot à l’histoire et à la mys­té­rieuse « loi de l’échange ». C’est en allant jusqu’au bout de la dif­fé­rence des ordres que se montrent leur uni­té et leur conti­nui­té » (p. 268) ((. Cet exemple carac­té­ris­tique du mode de concep­tua­li­sa­tion et de pré­sen­ta­tion est loin d’être iso­lé et nous aurions pu mul­ti­plier les cita­tions.)) .
L’essentiel semble pour le P. Theo­bald de mon­trer à quel point la moder­ni­té est un fait incon­tour­nable qui condi­tionne non seule­ment la mis­sion de l’Eglise (cela semble dif­fi­ci­le­ment contes­table) mais aus­si le conte­nu même de ce qui est annon­cé. Dès lors une chris­to­lo­gie d’« en haut » ou des­cen­dante qui part du des­sein divin du salut pour arri­ver à l’incarnation du Verbe éter­nel (qui est pour­tant bien pré­sente dans le Nou­veau Tes­ta­ment) est impos­sible car elle s’avère inca­pable « de prendre au sérieux jusqu’au bout l’enracinement his­to­rique de Jésus de Naza­reth ».
Chris­toph Theo­bald achève cette par­tie en nous pro­po­sant une thé­ma­ti­sa­tion théo­lo­gique de la Moder­ni­té com­prise comme un uni­vers intel­lec­tuel et cultu­rel ne cher­chant qu’en lui-même sa propre norme. La reli­gion se voit assi­gner dans ce contexte de nou­velles et diverses fonc­tions : « Consti­tu­tion de l’identité, gui­dance de l’action, ges­tion de la contin­gence, inté­gra­tion sociale, prise de dis­tance par rap­port au monde et cos­mi­sa­tion du monde » (p. 333) ((. Cf. note 4 !)) . Il faut donc que la théo­lo­gie adopte un nou­veau mode de pro­cé­der.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
13 Avr 2011

L’u­to­pie de la com­mu­ni­ca­tion par Philippe Breton

[note : cet entre­tien a été publié dans le numé­ro 35 de catho­li­ca, pp. 24–30]
CATHOLICA — Pou­vez-vous briè­ve­ment rap­pe­ler les grandes lignes de votre livre ?
Phi­lippe BRETON — Ce livre a été pour moi l’occasion de ques­tion­ner la moder­ni­té au tra­vers de ses fan­tasmes comme celui de l’homme-machine et notam­ment de l’homme comme machine à com­mu­ni­quer. Des mots comme trans­pa­rence ou com­mu­ni­ca­tion sont tel­le­ment banals qu’ils paraissent neutres. Il est pour­tant impor­tant de les inter­ro­ger. Pour­quoi ces mots sont-ils autant à la mode ? Cette ques­tion mérite d’être posée. C’est en effet de cette manière que l’on par­vient à trou­ver la clé du dis­cours et à com­prendre les cou­lisses de la réa­li­té. On ne se rend d’ailleurs pas compte à quel point ces thèmes ont fait irrup­tion récem­ment. Il y a encore cin­quante ans, les mots com­mu­ni­ca­tion ou trans­pa­rence ne fai­saient pas par­tie du voca­bu­laire. Plus qu’à un mot ou à une notion, on a donc affaire ici à une valeur et à une idéo­lo­gie.
Mon livre com­porte trois mou­ve­ments. Le pre­mier envi­sage la genèse de la notion de com­mu­ni­ca­tion : c’est tout le mou­ve­ment qui consiste à décrire sa nais­sance à l’intérieur de la com­mu­nau­té scien­ti­fique et en par­ti­cu­lier dans le sec­teur de la cyber­né­tique. Dans le second, j’explique com­ment la com­mu­ni­ca­tion est peu à peu sor­tie du monde scien­ti­fique pour deve­nir une nou­velle uto­pie sociale. Le troi­sième mou­ve­ment est à mon avis le moins satis­fai­sant dans la mesure où il aurait pu faire l’objet de déve­lop­pe­ments plus impor­tants : c’est l’analyse des effets per­vers de cette nou­velle idéo­lo­gie sur la socié­té actuelle.
La grande sur­prise a été pour moi de m’apercevoir que le dis­cours actuel sur la com­mu­ni­ca­tion exis­tait de pied en cap dans les années 1940. Il est éton­nant de voir com­ment, dans un cer­tain nombre de textes écrits par des scien­ti­fiques entre 1942 et 1950, on trouve l’essentiel de l’argumentaire sur la com­mu­ni­ca­tion, l’usage des nou­velles tech­no­lo­gies et la socié­té d’information. L’une des par­ti­cu­la­ri­tés de ce dis­cours, c’est qu’on ne par­vient pas à en attri­buer la pater­ni­té à un auteur ou à un cou­rant spé­ci­fique. Et c’est ain­si que pério­di­que­ment on croit le réin­ven­ter. Le rap­port Nora-Minc, qui a été consi­dé­ré au milieu des années 1970 comme une grande nou­veau­té devant ouvrir la voie à une nou­velle étape de l’histoire de la moder­ni­té, n’apporte en fait aucun élé­ment nou­veau par rap­port à ces textes des années 1940–1950. Sans vou­loir que mon livre devienne une thèse sur Nor­bert Wie­ner, je me suis atta­ché à l’analyse de ses écrits parce que Wie­ner est celui qui a pra­ti­que­ment tout dit de ce qui se dit actuel­le­ment au sujet de la com­mu­ni­ca­tion. En fait, le dis­cours sur la com­mu­ni­ca­tion fut le préa­lable à tout le mou­ve­ment d’innovation tech­nique des années 1960, notam­ment dans le domaine infor­ma­tique et télé­ma­tique. Ce ne sont donc pas les tech­no­lo­gies qui pro­duisent les valeurs, comme beau­coup de phi­lo­sophes et de socio­logues l’ont affir­mé, mais le contraire : les valeurs sont pre­mières et ce sont elles qui s’incarnent dans les réa­li­sa­tions humaines.
Il est donc impor­tant de réajus­ter la per­cep­tion que l’on a des nou­velles tech­no­lo­gies en évi­tant d’oublier la ques­tion des valeurs. Ain­si la mise en avant exa­gé­rée de la tech­nique peut-elle être le signe d’options fon­da­men­tales tou­chant à l’homme et à son pro­grès. Comme les dif­fé­rentes uto­pies poli­tiques, le pro­jet wie­né­rien véhi­cule éga­le­ment une cer­taine repré­sen­ta­tion de l’homme. L’homme est ici essen­tiel­le­ment défi­ni en termes de com­mu­ni­ca­tion. Quand il parle de la race des maîtres, Nietzsche dit qu’elle est com­po­sée d’hommes d’action et non d’hommes de réac­tion. L’homme véri­table ne réagit pas chez Nietzsche, il agit. Le modèle anthro­po­lo­gique pro­duit par l’idéologie com­mu­ni­ca­tion­nelle à par­tir de Wie­ner est symé­tri­que­ment l’inverse. Bate­son, qui est un proche de Wie­ner, défi­nit le rap­port humain comme une réac­tion à une réac­tion. En conce­vant l’homme comme réac­teur à une réac­tion, Bate­son donne une défi­ni­tion entiè­re­ment sociale de l’homme. C’est l’opposition très forte entre les concep­tions de Nietzsche et de Wie­ner que j’ai vou­lu mettre en évi­dence dans ce livre. Ce modèle de l’homme sans inté­rieur, ce modèle de l’homme conçu comme homo com­mu­ni­cans, est le contre-modèle de l’homme nietz­schéen. Dans les retours que j’ai pu avoir de lec­teurs ou de jour­na­listes, j’ai été frap­pé de consta­ter com­bien étaient nom­breux ceux qui dans le milieu de la com­mu­ni­ca­tion se sont recon­nus au tra­vers de mon livre. Pour qu’un homme de médias avoue avoir été déran­gé par mon livre, cela montre qu’entre la repré­sen­ta­tion abs­traite que Wie­ner peut nous pro­po­ser, le com­men­taire que je peux en faire et la façon dont les gens de com­mu­ni­ca­tion le per­çoivent, il y a un lien qui est res­sen­ti tout à fait concrè­te­ment. Dans le même ordre d’idées, il serait tout aus­si inté­res­sant d’étudier la « Pro­gram­ma­tion neu­ro­lin­guis­tique », dans la mesure où, se déve­lop­pant dans le cadre de for­ma­tions per­ma­nentes à la com­mu­ni­ca­tion, elle consti­tue dans de nom­breux cas la culture des cadres d’entreprise. Or la PNL s’inspire très for­te­ment de ce cou­rant com­mu­ni­ca­tion­nel et la repré­sen­ta­tion wie­né­rienne de l’homme y est d’ailleurs très pré­sente. Si le modèle reste très abs­trait, il n’en reste pas moins qu’il s’incarne très concrè­te­ment en péné­trant la socié­té. Les médias peuvent éga­le­ment jouer ce rôle de relais de l’idéologie com­mu­ni­ca­tion­nelle. Celle-ci imprègne donc la socié­té de telle sorte que tout le monde la par­tage, la vit, et l’incarne. C’est pour­quoi, il me paraît d’autant plus essen­tiel de la dévoi­ler et de la démys­ti­fier.
Enga­geons-nous donc sur cette voie et essayons de voir com­ment cette idéo­lo­gie imprègne la socié­té. Je pense par exemple à l’idéologie consen­suelle qui va de pair avec cette culture du dia­logue et de la négo­cia­tion mise en évi­dence maintes fois par la socio­lo­gie contem­po­raine. L’autorité dis­pa­rais­sant, elle laisse la place à l’animateur consen­suel, voire au mani­pu­la­teur-récu­pé­ra­teur. Quant à l’homme moderne, il apprend à « sur­fer » sur les rap­ports de force et à sor­tir le maxi­mum d’une négo­cia­tion. Pris en défaut, il sait éga­le­ment sacri­fier les prin­cipes et les idées au bon moment pour ne pas tout perdre.

Cet homme vit donc dans le mou­ve­ment, recom­po­sant sans cesse le lien social en fonc­tion de l’action-réaction. Dans le domaine poli­tique, le même prag­ma­tisme est éri­gé en idéal. Si au démar­rage, l’utopie wie­né­rienne est née en réac­tion à une concep­tion nietz­schéenne revue et cor­ri­gée par les nazis — Wie­ner insis­tant sur l’instauration d’un nou­vel ordre social par le biais du dia­logue et du consen­sus — n’aboutit-elle pas para­doxa­le­ment au pou­voir du meilleur com­mu­ni­cant, du meilleur sophiste ?
Il y a en fait deux modèles de négo­cia­tion. Le pre­mier admet la dif­fé­rence et ne cherche pas à la sup­pri­mer. La négo­cia­tion ne vise alors qu’à éta­blir un modus viven­di. L’autre modèle est celui de l’harmonisation fusion­nelle. Pre­nez la PNL, c’est une mani­fes­ta­tion typique de cette uto­pie en acte dans la mesure où elle se pro­pose de sup­pri­mer les conflits. La PNL affirme l’identité entre la négo­cia­tion et la recherche de valeurs moyennes. Trans­po­sée en poli­tique, la dyna­mique est la même. Là aus­si, c’est la recherche du plus petit com­mun déno­mi­na­teur et de la valeur com­mune. Dans le pre­mier modèle, c’est donc la loi qui per­met­tra de tra­vailler ensemble mal­gré les dif­fé­rences. Quand je parle de loi, c’est à la trans­cen­dance sans accep­tion reli­gieuse par­ti­cu­lière du terme que je me réfère : c’est l’idée qu’il y a quelque chose qui s’impose à l’homme et auquel il doit se plier. La Bible est une réflexion sur cette défi­ni­tion de l’homme par rap­port à la loi. Or, la mon­tée du renon­ce­ment à la loi et à la trans­cen­dance est typi­que­ment le phé­no­mène qui carac­té­rise la période s’écoulant depuis la fin de la guerre, le recul du reli­gieux n’étant qu’une des formes de ce renon­ce­ment géné­ral. Dans le modèle com­mu­ni­ca­tion­nel, la trans­cen­dance dis­pa­raît d’elle-même. Le conflit étant nié, tout devient négo­ciable : le détail comme le prin­ci­pal.
L’absolu comme le trans­cen­dant se trans­forment en concepts morts. Si le rela­ti­visme per­çoit la néces­si­té du « vivre ensemble », c’est par la mise en place d’un ensemble de règles qu’il compte l’assurer. Or, la règle n’a rien à voir avec la loi : c’est ce sur quoi deux per­sonnes ou deux groupes sociaux se mettent d’accord. La règle reste donc com­plè­te­ment imma­nente aux membres du groupe en pré­sence. Bien sûr, je ne veux pas oppo­ser règle et loi. Cepen­dant la sup­pres­sion de la loi, son déni, ne peuvent conduire qu’à la catas­trophe. Cela ne peut entraî­ner que le retour du paga­nisme et de la bar­ba­rie. Le pou­voir revient alors au meilleur ora­teur. La négo­cia­tion consen­suelle est donc tout à fait en har­mo­nie avec cet uni­vers rela­ti­viste qui refuse la loi.

Rubrique(s) : Entretiens, Revue en ligne
25 Mar 2011

Quand l’E­glise s’en­fonce dans la nuit la plus obs­cure par Alain Tornay

[note : cet article a été publié dans le numé­ro 104 de catho­li­ca, pp. 130–136).

On sait la place pri­vi­lé­giée prise par l’ab­bé Jour­net dans les « grandes ami­tiés » de Jacques Mari­tain et en même temps de sa femme Raïs­sa et de la sœur de celle-ci, Véra. La publi­ca­tion de la cor­res­pon­dance entre « Jacques très cher » et « mon bien-aimé Charles », comme ils s’appellent affec­tueu­se­ment, vient de s’achever avec la paru­tion d’un sixième volume qui couvre les années 1965 à 1973, année du décès de Jacques Mari­tain, en avril (Charles Jour­net décé­de­ra exac­te­ment deux ans plus tard). Le volume regroupe trois cents lettres, dont la der­nière est de novembre 1972. Il est com­plé­té par un « Cahier de Rome » et divers textes du Car­di­nal Jour­net, ain­si que par diverses annexes qui apportent des journetpré­ci­sions à cer­tains sujets abor­dés dans la cor­res­pon­dance comme le caté­chisme hol­lan­dais, la régu­la­tion des nais­sances, la tra­duc­tion fran­çaise du Canon, le nou­veau Mis­sel (à noter, pp. 1044–1048, le juge­ment du Car­di­nal Jour­net sur la nou­velle Messe).
L’année 1965 a com­men­cé de manière dou­lou­reuse pour l’abbé Jour­net. En février, le pape l’a créé car­di­nal. Le pre­mier réflexe de l’abbé a été de sup­plier le Saint-Père de lui épar­gner « cet hon­neur trop lourd et trop voyant » ((. Lettre à Paul VI, in op. cit., p. 925. Dans un télé­gramme au Saint-Père, il écrit : « Je vous sup­plie, je refuse, de toutes les forces de mon âme, je ne peux pas accep­ter. C’est ma mort, c’est l’agonie, l’agonie » (op. cit., p. 926).)) . Il s’est beau­coup déme­né afin de refu­ser, comme il l’écrira à Mari­tain, « cette atroce nomi­na­tion » (36), sa voca­tion étant d’être — comme saint Tho­mas — simple cher­cheur en théo­lo­gie, sans que ses écrits soient affec­tés d’un coef­fi­cient d’autorité. Mari­tain au contraire le sup­plie à genoux d’accepter, « pour la cause de saint Tho­mas » (40). Pour tran­cher ces réfé­rences contra­dic­toires à saint Tho­mas, l’humble abbé Jour­net se lais­se­ra convaincre par les efforts conju­gués du pape et de Mari­tain.
1965 est aus­si l’année de la der­nière ses­sion du Concile Vati­can II. Dès avant la fin du Concile les deux amis s’accordent pour déplo­rer une dété­rio­ra­tion litur­gique, théo­lo­gique, spi­ri­tuelle. Nous allons exa­mi­ner ces dif­fé­rents domaines. On nous par­don­ne­ra de le faire en rele­vant le plus volon­tiers des expres­sions hautes en cou­leurs, mais qui sou­vent touchent hélas le cœur de la cible. C’est un des inté­rêts d’une telle cor­res­pon­dance pri­vée que de révé­ler à l’état brut des pen­sées et des réac­tions dépour­vues de ce mini­mum de diplo­ma­tie auquel oblige en géné­ral l’expression publique.
Nous com­men­ce­rons par la ques­tion litur­gique, qui revient à diverses reprises. Déjà au prin­temps 1965, Mari­tain confesse que son ami « est encore plus sévère que [lui] pour la manière dont on bou­le­verse la litur­gie » (64, n. 3). Jour­net, que Mari­tain approuve (146), n’arrive pas à trou­ver belle la Consti­tu­tion sur la litur­gie, qu’il juge insuf­fi­sante sur l’eucharistie et dont il déplore déjà en 1966 le résul­tat pas­to­ral : les taber­nacles deve­nus gênants, le maître-autel deve­nu une table pro­tes­tante, et tou­jours plus de prêtres qui ne disent plus la messe quand ils ne peuvent pas concé­lé­brer (128, 141).
Atta­ché aux concepts rigou­reux héri­tés de saint Tho­mas, Jour­net s’en prend à plu­sieurs reprises aux tra­duc­tions litur­giques : « J’ai envie de mou­rir chaque matin quand j’entends la tota­le­ment, hon­teu­se­ment inepte tra­duc­tion fran­çaise auto­ri­sée par les évêques fran­çais », et il donne l’exemple, dans le Cre­do, du consub­stan­tia­lem ren­du de manière « héré­tique » par « de même nature que le Père » (49 et 238) — ce qui est ensei­gner le tri­théisme. « Pour ma part j’aimerais mieux mou­rir que de faire sor­tir de ma bouche ce “de même nature que” » (239).
Mari­tain de son côté est cho­qué, nous sommes en mars 1967, par un pro­jet de tra­duc­tion du Canon de la messe, à pro­pos duquel on l’a consul­té : « Voir les évêques de France tra­hir le sacré » (374, n. 5), voir un épis­co­pat « orga­ni­sé presque aus­si bien et aus­si mili­tai­re­ment que le par­ti com­mu­niste » (378) le scan­da­lise. Il n’hésite pas à par­ler d’une tra­hi­son col­lec­tive de leur man­dat, et son indi­gna­tion est par­ta­gée par Jour­net. D’ailleurs sur tous ces sujets les deux hommes sont en par­faite com­mu­nion de pen­sée. Il y a par­fois entre eux, au fil des lettres, de minces diver­gences, mais c’est tou­jours à pro­pos de points très tech­niques et non fon­da­men­taux, en géné­ral de théo­lo­gie.
Puis vient la nou­velle tra­duc­tion du Notre Père, qui entre en usage la nuit pas­cale 1966. Jour­net déplore le tutoie­ment, adop­té, observe-t-il, pour s’ajuster à une mino­ri­té pro­tes­tante (128). Peu de temps après, Mari­tain conteste la litur­gie en langue ver­na­cu­laire : « Et main­te­nant, avec cette litur­gie en fran­çais, le der­nier refuge de la beau­té ici-bas nous a été ôté par l’Eglise. Au fond c’est sans doute mieux comme ça, et ne serait pas si grave s’il n’y avait en même temps le pro­ces­sus d’“apostasie imma­nente”. Nous sommes en plein dans les larmes de la Salette. Dire qu’il y a plus de cent ans la Sainte Vierge avait por­té le diag­nos­tic » (504).
Plus encore que la litur­gie, c’est la crise de la foi qui inquiète les deux amis. « Le mal s’aggrave ter­ri­ble­ment dans le cler­gé », constate Jour­net, et à plu­sieurs reprises il fait men­tion de lettres qui lui par­viennent de gens dont la foi en désar­roi com­mence à chan­ce­ler (226). Le mal est pro­fond et omni­pré­sent : « Si l’on ne gar­dait dans les Uni­ver­si­tés, ins­ti­tuts, sémi­naires, que ceux dont la doc­trine est sûre, et qui croient à la valeur des déci­sions conci­liaires du pas­sé, on n’aurait plus grand monde pour ins­truire la jeu­nesse » (616).
Le car­di­nal Jour­net évoque sa par­ti­ci­pa­tion aux tra­vaux de la com­mis­sion de car­di­naux char­gés d’examiner le nou­veau caté­chisme hol­lan­dais, paru avec l’appui du car­di­nal Alfrink. Mais ce n’est pas seule­ment en Hol­lande que le ver est dans le fruit. La caté­chèse prend une direc­tion inquié­tante : « Toute la caté­ché­tique sert, sous cou­leur de péda­go­gie, à miner le cre­do, et les dogmes même de foi » (293), et à pro­pos du caté­chisme des évêques fran­çais : « Au nom de la péda­go­gie on fait silence sur tant de choses » (542). Mari­tain fait le même constat, en jan­vier 1967 : « La crise affreuse par laquelle l’Eglise est en train de pas­ser […] qui menace les fon­de­ments de la Foi et est liée à l’immense crise qui secoue le monde et la civi­li­sa­tion » (328). Dans cette même lettre, Mari­tain a l’idée d’un texte que le pape pro­cla­me­rait solen­nel­le­ment, pour tirer « de leur angoisse crois­sante l’immense mul­ti­tude d’âmes qui ne savent plus ce qu’il faut croire. » C’est dans ce contexte que Paul VI a décré­té une année de la foi à par­tir de la fête des saints Pierre et Paul 1967. Dans une entre­vue avec le pape au mois de décembre de la même année, Jour­net, se fai­sant l’avocat du pro­jet de son ami, lui sug­gère de clore l’année de la foi par quelque chose comme une « pro­fes­sion de foi de Paul VI » (329). Et Mari­tain va très rapi­de­ment rédi­ger un texte qui en sub­stance sera repris par le Pape ((. Jour­net comme Mari­tain mani­festent une vive admi­ra­tion pour la per­sonne de Paul VI, en aucun autre pape Mari­tain dit n’avoir res­sen­ti à ce point la pré­sence de l’Esprit (84).))  et pro­cla­mé dans toute l’Eglise lors de la clô­ture de l’année de la foi ((. La revue Nova et Vete­ra sous le titre « Le cre­do du peuple de Dieu » pré­sente dans son n. 2009/1 un his­to­rique détaillé de cet épi­sode ain­si qu’un com­pa­ra­tif du texte de Mari­tain et du texte de la Pro­fes­sion de foi de Paul VI.)) .
Cette ini­tia­tive ne sera cepen­dant pas une digue suf­fi­sante. L’aventure post­con­ci­liaire va se pour­suivre dans la même direc­tion, se voyant qua­li­fiée par Jour­net d’« effroyable maquis où le Prince de ce Monde est Maître » (352). Dans une longue lettre réqui­si­toire d’août 1966, Mari­tain voit dans la crise actuelle une crise plus grave que celle de l’arianisme (234). Deux ans plus tard il s’indigne que « la gra­vi­té inouïe de cette crise de la foi au sein même de l’Eglise » ne soit pas le fait seule­ment d’une petite mino­ri­té d’agitateurs, « mais aus­si des per­sonnes en situa­tion de contrôle qui tra­hissent leurs res­pon­sa­bi­li­tés » (602–603). Jour­net n’est pas en reste qui voit l’Eglise s’enfoncer dans une nuit plus obs­cure que jamais (686).
Cette période est aus­si celle de la paru­tion du Pay­san de la Garonne. La cor­res­pon­dance nous trans­porte dans les cou­lisses de la genèse de cet ouvrage qui fit beau­coup par­ler de lui. En jan­vier 1966, Mari­tain informe Jour­net de son pro­jet d’un petit livre sur le désar­roi actuel des esprits, auquel il a com­men­cé de tra­vailler (125, 127). Ce seront des mois de dur labeur. Mari­tain envoie à Jour­net ses cha­pitres au fur et à mesure de leur rédac­tion au cours du prin­temps 1966. Dans les jours qui pré­cèdent l’achèvement du Pay­san, début juin 1966, Mari­tain confie à son cor­res­pon­dant : « Je suis à bout de forces, je tra­vaille comme un for­çat » (196), et de telles expres­sions sont récur­rentes ((. Il en ira de même les années sui­vantes pen­dant les­quelles Mari­tain conti­nue d’écrire, même s’il s’était juré que le Pay­san serait son der­nier livre. De fait, deux ouvrages seront encore rédi­gés, De l’Eglise du Christ. La per­sonne de l’Eglise et son per­son­nel (paru en 1970 chez Des­clée De Brou­wer), et Approches sans entraves, qui paraî­tra à titre post­hume (Fayard, 1973), ses épreuves ayant été envoyées à l’éditeur peu avant la mort de l’auteur.)) . Le livre sera remis à l’éditeur en juin, il paraî­tra le 2 novembre. Jour­net espère que ce livre orien­te­ra toute notre pen­sée d’après-Concile (216), dans ce monde à demi-fou ou com­plè­te­ment fou qui nous entoure (128). Mari­tain le vou­drait bien, mais il dément : « Ne croyez pas qu’il orien­te­ra les esprits ! La crise est beau­coup trop pro­fonde, (et les évêques eux-mêmes beau­coup trop mous pour que rien change actuel­le­ment dans la masse du cler­gé, sinon vers le pire). Je n’attends aucun effet de ce livre, c’est seule­ment un témoi­gnage » (231–232).
Pour­tant le suc­cès du livre (55 000 exem­plaires ven­dus en jan­vier 1967) est effa­rant, il réjouit bien sûr Mari­tain, qui pré­cise cepen­dant : « Pour moi c’est assez hor­rible, il me semble qu’on me livre tout nu aux yeux de badauds dans un caba­ret » (320). Il n’y aura effec­ti­ve­ment aucun effet du côté des évêques, qui pren­dront posi­tion à leur manière, indi­rec­te­ment, dans leur réponse à une enquête faite par le car­di­nal Otta­via­ni. Alors que pour Mari­tain, selon une des expres­sions du Pay­san de la Garonne qui a connu une for­tune par­ti­cu­lière, le moder­nisme du temps de Pie X n’était, en regard de celui qui sévit aujourd’hui, qu’un modeste rhume des foins, les évêques estiment qu’« il n’y a pas lieu de par­ler d’une résur­gence du moder­nisme au sens his­to­rique du terme » ((. Texte cité dans la n. 7 de la p. 341. A la même époque, dans une lettre à Julien Green du 19 jan­vier 1966, Mari­tain écrit que « nous sommes dans la pire crise moder­niste. Et je ne me console pas de voir la lai­deur et la bêtise intro­duites (avec le fran­çais) dans la litur­gie sacrée » (J. Green‑J.Maritain, Une grande ami­tié. Cor­res­pon­dance 1926–1972, Gal­li­mard, 1982, p. 255).)) .

Rubrique(s) : Lectures critiques
25 Jan 2011

Croa­tie : l’his­toire poli­tique d’un jour­nal conci­liaire par Ivan Miklenic

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 95, pp. 57–62]

Peu avant le concile Vati­can II, le régime com­mu­niste you­go­slave avait inter­dit à l’Eglise catho­lique d’éditer des textes écrits en Croa­tie. Les fran­cis­cains de Zagreb, en accord avec l’évêque de cette même ville, Mgr Fran­jo Šeper, lan­cèrent tou­te­fois un bul­le­tin des­ti­né à rendre compte des tra­vaux conci­liaires, sous le nom de Glas Kon­ci­la (« La Voix du Concile »). Le pre­mier numé­ro parut le 4 octobre 1962. Les lec­teurs mon­trèrent immé­dia­te­ment leur inté­rêt pour ce tra­vail, mais celui-ci se heur­tait à des dif­fi­cul­tés tech­niques liées à l’impression. Une inter­ven­tion pres­sante de l’évêque de Zagreb obtint l’autorisation, à par­tir du 29 sep­tembre 1963, de faire impri­mer le bul­le­tin dans une impri­me­rie d’Etat. Le pou­voir com­mu­niste n’y voyait alors qu’une simple rela­tion des tra­vaux de l’assemblée conci­liaire. Glas Kon­ci­la por­tait d’ailleurs comme sous-titre : « Le nou­veau visage de l’Eglise ».
Fin 1963, le bul­le­tin prend le for­mat d’un jour­nal. Le pou­voir cherche alors à l’interdire, mais ne le peut pas, ne vou­lant pas prendre le risque d’un conflit avec l’épiscopat : car tous les évêques de You­go­sla­vie cau­tion­naient la publi­ca­tion par la seule pré­sence de leurs signa­tures dans ses colonnes. Le jour­nal, co-édi­té par les dio­cèses de Zagreb, Split, Sara­je­vo, Rije­ka et Zadar, parut ain­si toutes les deux semaines jusqu’à la fin de l’année 1984, avant de deve­nir heb­do­ma­daire. Offi­ciel­le­ment, il n’existait pas de cen­sure dans l’Etat com­mu­niste you­go­slave, mais le dan­ger que la publi­ca­tion soit inter­dite exis­tait bel et bien. Le motif en était l’abandon du pur ter­rain reli­gieux et ecclé­sias­tique et le fait de trai­ter de sujets rela­tifs à la situa­tion de la socié­té. Les rédac­teurs durent ain­si adop­ter un mode d’écriture spé­ci­fique, et inter­ca­lèrent sys­té­ma­ti­que­ment quelques cita­tions spi­ri­tuelles dans le cours de leurs textes. Même si un article abor­dait une ques­tion pure­ment morale ou ecclé­siale, il fal­lait l’enrober dans un style d’apparence dévote, dénué de tout com­men­taire plus cir­cons­tan­cié, sans quoi il ris­quait l’interdiction. La rai­son que les auto­ri­tés avan­çaient pour jus­ti­fier ce genre d’interdictions était simple : « Cela n’est pas de votre res­sort ». C’est ain­si que « Glas­nik sv. Antu­na » [Le mes­sa­ger de Saint Antoine], roman publié en feuille­ton dans Glas Kon­ci­la, sera inter­dit parce que le style dévot, seul accep­té par les cen­seurs com­mu­nistes, n’y était employé que dans sa par­tie bio­gra­phique.
Mais Glas Kon­ci­la est res­té la plu­part du temps fidèle à cette méthode « pieuse », et cela lui a per­mis de publier de nom­breux essais inté­res­sants écrits par des per­sonnes connais­sant de près la vie quo­ti­dienne des catho­liques croates. Ce fut le cas d’une jour­na­liste catho­lique, Smil­ja­na Ren­dic. Faute de trou­ver un tra­vail dans le reste de la presse you­go­slave, elle écri­vit dans Glas Kon­ci­la sur les évé­ne­ments mar­quants de la vie quo­ti­dienne dans l’Etat com­mu­niste, sans rien taire de la situa­tion poli­tique et sociale ambiante. Ses essais, très connus, seront publiés sous le pseu­do­nyme de « Berith » [Alliance, en hébreu], et ses articles ras­sem­blés dans des édi­tions spé­ciales sous les titres de Nous, ici et La Tente noire.
Rap­pe­lons qu’après la rup­ture avec Sta­line en 1948 — qui avait entraî­né le départ de nom­breux com­mu­nistes pour le camp de concen­tra­tion de Goli Otok (L’île chauve) —, la You­go­sla­vie a adop­té une voie par­ti­cu­lière. Le par­ti com­mu­niste a fait beau­coup d’efforts pour res­ter mar­xiste, révo­lu­tion­naire et répres­sif, mais en même temps il cher­chait à se pré­sen­ter aux yeux de l’opinion publique mon­diale comme un « Etat socia­liste démo­cra­tique ». Ce jeu double condui­sit le par­ti com­mu­niste à inté­grer dans la Consti­tu­tion cer­taines phrases garan­tis­sant la liber­té de pro­fes­ser la foi et cer­tains « droits de l’homme ». Dans la réa­li­té, la pra­tique quo­ti­dienne était tout autre. Cepen­dant, mal­gré l’énorme fos­sé creu­sé entre ce qui était écrit et la réa­li­té, un espace se libé­rait, lais­sant une place à cer­taines acti­vi­tés sociales, sans que celles-ci entrassent for­cé­ment en conflit avec la loi. Glas Kon­ci­la a pro­fi­té de cette liber­té d’action.
Par ailleurs, il faut éga­le­ment rap­pe­ler que le par­ti com­mu­niste you­go­slave n’a jamais ces­sé de pour­suivre la construc­tion d’une socié­té athée. Pour atteindre ses fins, il s’est ser­vi du sys­tème édu­ca­tif, de l’agitation poli­tique, de la culture et des médias qu’il contrô­lait. Les ensei­gnants et pro­fes­seurs, y com­pris ceux qui étaient membres du par­ti, n’ont jamais eu le droit de mon­trer exté­rieu­re­ment qu’ils étaient croyants. Aller à l’église aurait immé­dia­te­ment signi­fié la fin de leur car­rière. Pour éloi­gner les éco­liers du caté­chisme, les ensei­gnants com­mu­nistes pré­sen­taient la reli­gion comme quelque chose de rétro­grade ; au cours de leur sco­la­ri­té, les élèves devaient avoir enten­du par­ler du « mythe de Jésus » et avoir appris par cœur que la théo­rie de l’évolution démon­trait que Dieu n’existe pas.

Rubrique(s) : Revue en ligne, Textes
13 Jan 2011

Les pre­miers chré­tiens et l’ordre poli­tique par Gérard Guyon

[note : cet entre­tien a été publié dans le numé­ro 102 de catho­li­ca, pp. 9–19]

Confron­tés à un Empire per­sé­cu­teur, les pre­miers chré­tiens ont appré­hen­dé les ins­ti­tu­tions poli­tiques avec une conscience tra­gique, en refu­sant de se sou­mettre à un pou­voir qui, selon les termes de saint Augus­tin, pou­vait être assi­mi­lé à une « bande de bri­gands ». A leur égard, ils se sont regrou­pés sous la ban­nière de l’Eglise, pro­gres­si­ve­ment consi­dé­rée comme contre-ordre poli­tique, non qu’elle vise à sub­sti­tuer un régime poli­tique à un autre, mais parce que le témoi­gnage de la foi, y com­pris et sur­tout par le mar­tyre, était en lui-même poli­tique, selon l’interprétation d’Erik Peter­son, parce qu’il se dres­sait contre les pré­ten­tions de l’ordre poli­tique à une sou­ve­rai­ne­té illi­mi­tée. Mais on oublie sou­vent que s’il est qua­li­fié de bandes de bri­gands par saint Augus­tin, c’est que l’Empire est « sans la jus­tice ». Autre­ment dit, le rejet du poli­tique est dû au non-res­pect par les ins­ti­tu­tions de leur fina­li­té propre, non à un rejet du poli­tique en tant que tel. Une telle atti­tude aurait au demeu­rant été inex­pli­cable, au regard de la parole du Christ deman­dant de rendre à César ce qui lui revient, qui sup­pose bien qu’il existe une dette à l’égard de l’ordre poli­tique. Elle impli­que­rait éga­le­ment de mettre à l’écart l’Epître aux Romains (ch. 13), qui pres­crit l’obéissance aux auto­ri­tés parce que tout pou­voir leur vient de Dieu, obéis­sance qui est donc due en conscience et non seule­ment par crainte.
Il n’en reste pas moins que l’hostilité du monde païen à l’égard du chris­tia­nisme a pu pous­ser les chré­tiens à adop­ter une atti­tude cri­tique et dis­tante à l’égard de l’ordre poli­tique, et à recher­cher à faire du Royaume de Dieu une réa­li­té tout entière incar­née dans l’appartenance à l’Eglise comme com­mu­nau­té, non pas phy­si­que­ment mais spi­ri­tuel­le­ment sépa­rée d’un monde plon­gé dans le péché. Cette ten­dance, par­fai­te­ment com­pré­hen­sible dans un contexte de per­sé­cu­tion, tra­duit aus­si une réa­li­té pro­fonde : les chré­tiens ne sont pas du monde. Mais ils sont aus­si, selon le com­men­taire clas­sique de l’Epître à Dio­gnète, dans le monde. La dif­fi­cul­té de cette double posi­tion a pu don­ner lieu à des mou­ve­ments oppo­sés, dans les pre­miers siècles comme vers la fin du XXe siècle, soit d’insertion de plain pied dans un monde auquel il fal­lait s’ouvrir, voire se conver­tir, soit à l’inverse, éven­tuel­le­ment à cause de l’échec de l’optique pré­cé­dente, de retrait total du domaine poli­tique, en quelque sorte par peur d’une conta­mi­na­tion par le monde ou d’une absorp­tion défi­ni­tive par ce der­nier.
C’est à ces ques­tions, vues sous l’angle des trois pre­miers siècles chré­tiens, qu’est consa­cré le récent ouvrage de Gérard Guyon, pro­fes­seur d’histoire du droit à l’Université de Bor­deaux-IV, Le choix du Royaume. Il y évoque l’histoire des rela­tions entre les chré­tiens et l’ordre poli­tique dans les pre­miers siècles, à une époque où il semble pra­ti­que­ment dif­fi­cile de pen­ser des rela­tions har­mo­nieuses entre poli­tique et chris­tia­nisme.

CATHOLICA —Votre ouvrage évoque à titre prin­ci­pal les rap­ports que les chré­tiens des pre­miers siècles entre­te­naient avec les ins­ti­tu­tions poli­tiques, mais vous opé­rez régu­liè­re­ment des rap­pro­che­ments entre cette situa­tion et les débats contem­po­rains. Les périodes pré­sentent-elles pour autant des points de com­pa­rai­son ?
GÉRARD GUYON — La des­ti­na­tion de ce livre n’étant pas stric­te­ment uni­ver­si­taire, je ne vou­lais pas me can­ton­ner à cette période très éloi­gnée. Même si l’on s’intéresse aux ori­gines du chris­tia­nisme, elle reste en effet lar­ge­ment étran­gère au monde d’aujourd’hui. Mon inten­tion était donc d’établir moi-même des ponts. Je vou­lais le faire en uti­li­sant une grille d’analyse, cer­tains mots, des thèmes spé­ci­fiques, de manière à pou­voir les défi­nir sans don­ner prise à une éven­tuelle récu­pé­ra­tion.
En outre, les trois pre­miers siècles pré­sentent une ori­gi­na­li­té abso­lue et incon­tes­table. Il s’agit d’un ensemble doté d’une forte cohé­rence, tout d’abord chro­no­lo­gique, d’un siècle à l’autre. J’ai légè­re­ment dépas­sé la période car le début du IVe siècle, en par­ti­cu­lier l’amorce du tour­nant constan­ti­nien, consti­tue un évé­ne­ment abso­lu­ment neuf, dont la majo­ri­té des tra­vaux publiés à ce jour font une lec­ture trop idéo­lo­gique, voyant dans le sys­tème constan­ti­nien le père de toutes les dérives contem­po­raines, en par­ti­cu­lier des tota­li­ta­rismes modernes, mar­qués par une théo­lo­gie poli­tique. C’est le cas évi­dem­ment de Carl Schmitt, auquel s’oppose très jus­te­ment Erik Peter­son. Pour moi, au contraire, cette orga­ni­sa­tion étrange, qui se crée pen­dant les trois pre­miers siècles, pré­sente une ori­gi­na­li­té abso­lue, dont je n’ai pris conscience que par un lent tra­vail de mon esprit, com­men­cé au cours de dis­cus­sions avec Jacques Ellul dans les années 80. Il a pris forme dans un pre­mier article publié dans ses Mélanges. Nous par­lions des pre­miers siècles, aux­quels les catho­liques aujourd’hui et les pro­tes­tants depuis leur ori­gine se réfèrent comme une période pure des dérives et trans­for­ma­tions ulté­rieures. Alors même que je n’étais pas un spé­cia­liste de l’Antiquité, au sens strict, j’ai entre­pris d’étudier cette période, ne sachant d’ailleurs pas en quoi elle consis­tait véri­ta­ble­ment, car les trois pre­miers siècles n’avaient jamais été iso­lés. J’ai été confor­té dans cette approche par l’ouvrage de Roland Min­ne­rath, Les Chré­tiens et le monde (Gabal­da, 1973), alors pro­fes­seur à la facul­té de théo­lo­gie de Stras­bourg, qui avait tra­vaillé sur les deux pre­miers siècles. Celui-ci m’avait encou­ra­gé dans mes tra­vaux sur une période dont il per­ce­vait l’originalité sin­gu­lière, me recon­nais­sant une liber­té d’autant plus grande que je n’étais pas théo­lo­gien. Ma qua­li­té d’historien du droit et des idées poli­tiques me per­met­tait d’avoir une approche par­ti­cu­lière.
Dans le lent pro­ces­sus de la rédac­tion de ce livre, qui a pris la forme de publi­ca­tions de nom­breux articles et de com­mu­ni­ca­tions dans des col­loques, j’ai com­men­cé par la recon­nais­sance de cet élé­ment fon­da­teur que consti­tue l’eschatologie, le fait que les chré­tiens s’inscrivent dans un temps, dans un futur, qui n’est d’ailleurs nul­le­ment celui dans lequel l’on construit aujourd’hui le Royaume. Aujourd’hui, les théo­lo­giens parlent du « déjà, pas encore », il s’agit d’un temps que nous créons, d’une éter­ni­té dans laquelle nous sommes. Dans les pre­miers siècles, le Royaume est vrai­ment un Au-delà qui se situe dans un temps futur mais proche. Cette notion de temps escha­to­lo­gique enlève en défi­ni­tive aux choses humaines leur carac­tère réel, les réa­li­tés sociale, poli­tique, cultu­relle étant concer­nées au pre­mier chef. Cette prise de conscience a consti­tué pour moi un choc, en dépit de ma connais­sance des Evan­giles. Je n’avais pas plei­ne­ment sai­si la dimen­sion sociale, ins­ti­tu­tion­nelle, cultu­relle de ce phé­no­mène.
En par­ti­cu­lier, je n’avais pas pris conscience que les diverses com­mu­nau­tés chré­tiennes s’inscrivaient dans un nou­veau com­put his­to­rique, non comme dans un bloc intan­gible, mais dans une plu­ra­li­té d’approches, selon qu’elles habi­taient le monde grec ou le monde latin, avec une évo­lu­tion dans le temps. Com­men­çant par l’eschatologie, j’ai donc abou­ti à une grande diver­si­té de réponses, par­ta­geant néan­moins cette concep­tion fon­da­men­tale tra­duite par une phrase de Michel Vil­ley qui figure dans ses Car­nets : « L’homme est donc au-des­sus de tout ordre per­çu par notre intel­li­gence, citoyen de la cité de Dieu qui n’a pas d’ordre juri­dique. Et les ordres juri­diques sont de pauvres et fra­giles pro­duits his­to­riques, amé­na­ge­ment de gîtes d’une nuit à tra­vers la route ». Nous sommes dans une cara­vane, en route vers un terme que nous connais­sons mais dont nous ne savons pas quand il inter­vien­dra. Nous ne pou­vons pas faire autre­ment que de nous ins­crire dans le pro­vi­soire, et même dans le pro­vi­soire ins­ti­tu­tion­nel le plus fort. Le sys­tème poli­tique lui-même, les grandes ins­ti­tu­tions de la socié­té sont ain­si sans valeur.
Les chré­tiens des pre­miers siècles, prin­ci­pa­le­ment à cause des per­sé­cu­tions, consi­dé­re­raient donc que le poli­tique leur est étran­ger ?
Le poli­tique leur est plus qu’étranger, il est néfaste — au sens reli­gieux tra­di­tion­nel du monde antique. Leur dis­tance vis-à-vis du poli­tique découle de la concep­tion du temps, mais s’appuie éga­le­ment sur cette convic­tion que le poli­tique est mau­vais.
Je ne suis pas cer­tain que les per­sé­cu­tions consti­tuent le point de départ de cette approche, qui se fonde davan­tage sur l’idée qu’il ne peut rien y avoir en dehors de la sei­gneu­rie de Dieu. Les per­sé­cu­tions réac­tivent et ren­forcent cette idée ; le pou­voir est alors per­çu comme malé­fique. Il est le résul­tat de l’orgueil de l’homme. Le point de départ reste la vision de royau­tés humaines intrin­sè­que­ment mau­vaises, contre-créa­tions ne ser­vant à rien.

Au vu de la concep­tion de la poli­tique chez Aris­tote, et de la théo­lo­gie chré­tienne d’après le IVe siècle, la période que vous étu­diez semble consti­tuer une paren­thèse tem­po­relle, fai­sant abs­trac­tion des com­mu­nau­tés humaines, notam­ment de la com­mu­nau­té poli­tique, en tant qu’elles sont néces­saires à l’existence même de l’homme, au pro­fit de la seule com­mu­nau­té valable, la com­mu­nau­té reli­gieuse.
Les com­mu­nau­tés chré­tiennes ne se posent pas la ques­tion de cette façon. Elles s’inscrivent dans le pro­vi­soire et les choses humaines ne sont pas d’une nature suf­fi­sam­ment consti­tuée et forte puisque le futur du Royaume est proche, cette parou­sie, qui enlève toute légi­ti­mi­té aux choses humaines. Dans le temps court qui reste, les cha­rismes expriment à eux seuls la forme et la légi­ti­mi­té du pou­voir, dans l’Eglise elle-même.
En allant au bout du rai­son­ne­ment et en syn­thé­ti­sant, on rem­place la com­mu­nau­té poli­tique par la com­mu­nau­té des saints.
Pen­dant long­temps, les chré­tiens mani­festent un cer­tain exclu­si­visme envers les non-chré­tiens, avec les­quels le petit noyau des chré­tiens, les saints, n’a pas à com­po­ser. Cette vision des choses s’insère d’ailleurs davan­tage dans un héri­tage juif que dans un héri­tage grec, que l’on peut être por­té à rendre trop pré­gnant à cette période. Phi­lo­so­phi­que­ment, les trois pre­miers siècles consti­tue­raient la période la moins grecque de ce point de vue. Mes recherches m’ont ain­si conduit à prendre conscience d’une cer­taine filia­tion juive, en par­ti­cu­lier dans l’héritage apo­ca­lyp­tique, mais aus­si dans l’idée d’un genre chré­tien spé­ci­fique,  consi­dé­ré comme le troi­sième genre. Les grandes construc­tions aris­to­té­li­ciennes dont nous vivons aujourd’hui ne me semblent pas s’appliquer ici par­fai­te­ment et je n’y accorde pas une grande impor­tance dans mon ouvrage, tant dans l’étude de la période que dans mes pro­jec­tions dans le contem­po­rain.

Le moment constan­ti­nien, que vous évo­quez à la fin de votre ouvrage, est sou­vent pré­sen­té comme une paren­thèse, ouverte par Constan­tin et refer­mée à la Révo­lu­tion fran­çaise. Nous serions ain­si aujourd’hui dans une période simi­laire à celle des trois pre­miers siècles, mar­quée par l’hostilité a prio­ri de la poli­tique à l’égard du chris­tia­nisme. La prise en compte de la fonc­tion spé­ci­fique du poli­tique, au sens ulté­rieu­re­ment rap­pe­lé par saint Tho­mas d’Aquin par exemple, n’est-elle pas pour­tant appa­rue à cette période ?
J’ai conçu cette fin comme un débor­de­ment des eaux qui allait se tra­duire par un fleuve majes­tueux dans la suite de l’histoire. Après mûre réflexion, il m’a sem­blé néces­saire de l’inclure dans le cadre d’un pro­lon­ge­ment allant jusqu’à une réflexion contem­po­raine, mais j’ai sou­hai­té en limi­ter la por­tée. Deux élé­ments m’ont paru inté­res­sants. En pre­mier lieu, ce que l’on a appe­lé la conver­sion de Constan­tin com­porte une part d’inexplicable. Aujourd’hui, nous savons que Constan­tin, qu’il se soit conver­ti ou non, a consi­dé­ré que face à la déli­ques­cence des autres reli­gions tra­di­tion­nelles qui sou­te­naient la légi­ti­mi­té du régime impé­rial, seul le chris­tia­nisme per­met­tait au pou­voir romain de sur­vivre. Mais ce n’est pas le point le plus impor­tant.
En second lieu, on assiste à la construc­tion d’un pou­voir et d’une légi­ti­mi­té d’un type tota­le­ment dif­fé­rent de leurs équi­va­lents dans le pas­sé. La construc­tion romaine du pou­voir au cours des siècles a abou­ti à une réa­li­té forte, avec la majes­té impé­riale pro­té­gée par des lois, la concep­tion de l’empereur ins­ti­tué maître abso­lu, deve­nu une sorte de dieu, ce qui expli­quait l’animosité des chré­tiens à son égard. Il s’agissait d’une puis­sante machine idéo­lo­gique, dirions-nous aujourd’hui. Avec le chris­tia­nisme, cet uni­vers est aban­don­né. A mon sens, nous avons trop insis­té sur le fait que le chris­tia­nisme aurait appor­té une nou­velle légi­ti­mi­té à l’antique puis­sance impé­riale, en lui assu­rant une conti­nui­té, par le tru­che­ment d’une sub­sti­tu­tion de reli­gions. Car ce qui est essen­tiel, c’est que le conte­nu a radi­ca­le­ment chan­gé. L’empereur n’est plus un empe­reur, il n’est plus cette sorte de demi-dieu, qua­si deus, divi­ni­sé après sa mort, mais qui ne ren­dait de comptes à per­sonne. Doré­na­vant, il doit tout. Les royau­tés ulté­rieures pro­lon­ge­ront cette idée avec la concep­tion minis­té­rielle de l’autorité, le roi comme vicaire, etc. Le chan­ge­ment essen­tiel réside dans la trans­for­ma­tion du monarque en un comp­table des choses humaines devant Dieu. Cette nou­veau­té appa­raît par­fois comme une sur­lé­gi­ti­ma­tion du pou­voir, le sou­ve­rain était le vicaire de Dieu, char­gé d’agir à sa place sur la terre, mais cette per­cep­tion me semble consti­tuer un débor­de­ment, une dérive. Le monarque est avant tout comp­table du salut de ses sujets. Il en est res­pon­sable et sera jugé là-des­sus. Dans le droit pénal, c’est une don­née très impor­tante que la misé­ri­corde, la grâce royale. De manière élar­gie, le poli­tique, les magis­tra­tures, les juges seront jugés. Cette nou­veau­té radi­cale n’a pas été suf­fi­sam­ment prise en compte. Je revien­drai d’ailleurs sur ce point dans un pro­chain ouvrage sur l’histoire de la jus­tice.

S’agissant des méthodes employées par les pre­miers chré­tiens, vous évo­quez la reli­gion chré­tienne comme ins­tance cri­tique du pou­voir, idée lar­ge­ment déve­lop­pée aujourd’hui, non sans ambi­guï­té. Dans les trois pre­miers siècles, les chré­tiens se trouvent face à un pou­voir fon­da­men­ta­le­ment hos­tile, dont ils ne contestent pour­tant pas la légi­ti­mi­té.
Il convient de bien mesu­rer la nature de cette hos­ti­li­té, qui repose de manière cen­trale sur la pré­ten­tion du pou­voir romain à l’éternité. La Rome éter­nelle consti­tue un modèle d’une durée par­ti­cu­liè­re­ment longue, dans lequel le pou­voir poli­tique œuvrait pour s’installer dans un conti­nuum sans fin, pré­ten­dant avec beau­coup d’orgueil construire l’organisation poli­tique la plus ache­vée qui soit. Cette pré­ten­tion se heurte à la concep­tion des chré­tiens, et sur un plan uni­ver­sel qui nous inter­pelle aujourd’hui et devrait nous éclai­rer.
Un juge­ment d’incompatibilité radi­cale entre le poli­tique et le chris­tia­nisme est donc por­té. Mais ce juge­ment équi­vaut en réa­li­té à un non-juge­ment sur la légi­ti­mi­té du poli­tique puisque les chré­tiens ne rai­sonnent pas dans ces termes. Les chré­tiens ne se posent pas la ques­tion car ils sont ailleurs, se situent sur un autre plan.
Ils ne se posent la ques­tion qu’au moment des per­sé­cu­tions, se deman­dant si les magis­trats sont légi­times pour faire ce qu’ils font.

Rubrique(s) : Entretiens, Revue en ligne
10 Jan 2011

Le rite désa­cra­li­sé par Père Jean-Paul Maisonneuve

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 78, pp. 44–54]

Il est com­mun de consta­ter que le sacré se perd ou s’est per­du, à la satis­fac­tion des uns et à la déso­la­tion des autres. Il se trouve des théo­lo­giens pour faire cho­rus avec les par­ti­sans de la moder­ni­té, cette moder­ni­té qui se carac­té­rise, selon les­dits par­ti­sans, par son affran­chis­se­ment du sacré, enten­du comme un uni­vers de ritua­lisme et de patriar­cat, donc païen ou, à la rigueur, paléo-judaïque, en tout cas ni chré­tien ni moderne (c’est à dire ni post-chré­tien selon cer­tains, ni néo-chré­tien selon d’autres).
Dans un livre de publi­ca­tion récente, David Tore­vell (Hope Uni­ver­si­ty, Liver­pool) ne se réjouit nul­le­ment de la perte du sacré consi­dé­ré dans le domaine par­ti­cu­lier de la litur­gie ((. . David Tore­vell, Losing the Sacred : Ritual, moder­ni­ty and litur­gi­cal reform, T&T Cark, Edim­burg, 2001.)) . Il se penche sur le culte de l’Eglise catho­lique dans son rite latin, celui qui a été retra­vaillé expli­ci­te­ment par le Concile de Vati­can II (décret Sacro­sanc­tum Conci­lium) et mène l’enquête auprès d’un grand nombre d’auteurs, géné­ra­le­ment anglo-saxons, pour éva­luer la réforme litur­gique en la situant par rap­port à toute une évo­lu­tion his­to­rique. Cette enquête se révèle par­ti­cu­liè­re­ment pré­cieuse et nous per­met de tirer nos conclu­sions en toute liber­té, indé­pen­dam­ment de celles de l’auteur lui-même qui s’en tient, ou affirme s’en tenir, au vœu qu’à l’avenir la litur­gie rende sa place au corps et se dégage du didac­tisme (si ce mot peut résu­mer per­ti­nem­ment le diag­nos­tic de M. Tore­vell) où elle s’est enfer­mée. Si elle s’est ain­si déna­tu­rée, c’est au terme d’une longue évo­lu­tion de la culture occi­den­tale, où le sujet s’est mis à occu­per le devant de la scène, à être la norme phi­lo­so­phique et spi­ri­tuelle. Phé­no­mène conco­mi­tant avec la Réforme, qui par­ti­cipe for­te­ment de la nou­velle men­ta­li­té (« culture »), tan­dis que la réponse catho­lique que les his­to­riens appellent la Contre-Réforme n’a pas été sans entrer à son tour dans le pro­ces­sus de mise à plat concep­tuelle contem­po­rain de l’essor du livre impri­mé, quoique cela ait été occul­té en par­tie par le main­tien for­mel du rite et une insis­tance sur la rubrique (indi­ca­tion obli­ga­toire figu­rant en rouge le long de l’ordinaire de la messe). Le sub­jec­ti­visme a beau s’opposer à la rai­son, l’avènement de la sub­jec­ti­vi­té n’en creu­se­ra pas moins le lit du ratio­na­lisme car c’est la pen­sée de l’individu qui se met à moti­ver son com­por­te­ment, et non plus la tra­di­tion reçue dans un corps social duquel on se sent com­plè­te­ment par­tie pre­nante. Le sujet veut com­prendre ce qu’il fait et dit pour être à même d’en rendre compte en détail à l’instance de ses conscience et rai­son propres. Au Moyen-Âge, c’était le com­por­te­ment du corps social qui tra­çait la norme du com­por­te­ment de cha­cun. La culture moderne s’est éri­gée en indi­vi­dua­lisme. D’autre part, on est pas­sé du corps à l’intellect. Cela peut s’observer dans le domaine pénal. Les ana­lyses de Michel Fou­cault sont appe­lées en ren­fort : jadis, le châ­ti­ment du condam­né était la mise à mort spec­ta­cu­laire du corps. A l’époque moderne, le châ­ti­ment laisse la place à la patho­lo­gie par la cri­mi­no­lo­gie. La pri­son doit per­mettre au délin­quant de faire son exa­men de conscience et, si pos­sible, de rejoindre la norme géné­rale (laquelle, remar­quons-le en pas­sant, ne sera plus la loi en tant que don­née d’en haut mais de plus en plus la « volon­té géné­rale »). Le sub­jec­ti­visme, loin de don­ner la liber­té, est en fait le récep­tacle de la norme col­lec­tive. La socié­té en vient à exer­cer une sur­veillance uni­ver­selle sur les indi­vi­dus et sur leur vie inté­rieure afin de véri­fier leur nor­ma­li­té. Ain­si le sujet moderne, de sujet (actif) qu’il se veut de sa liber­té, devient sujet (pas­sif) du pou­voir, pou­voir qui a un œil mais pas de corps, car il n’appartient pas à une auto­ri­té située dans une per­sonne en res­pon­sa­bi­li­té par rap­port à laquelle on situe­rait sa propre res­pon­sa­bi­li­té, c’est-à-dire un roi qui répon­drait de lui et de tous, auprès de qui on atten­drait réponse (ver­dict), devant qui on aurait à répondre de ses actes.
Un monde de dis­cours devient donc un monde où la per­sonne est sou­mise à l’emprise du pou­voir ano­nyme et tota­li­taire exer­cé sur la col­lec­ti­vi­té et par la col­lec­ti­vi­té et qui s’intériorise dans l’âme. Il n’est que d’observer le cas des régimes de pro­pa­gande tota­li­taire. Si le dis­cours devient ain­si l’instrument de l’oppression et de l’aliénation, que pen­ser de ces litur­gies où les fidèles doivent subir un « ensei­gne­ment » et des « expli­ca­tions » à jet conti­nu ? Qui subit lui-même un lavage de cer­veau plus ou moins per­ma­nent n’a de cesse qu’il ne le fasse subir aux autres dès lors qu’il a un micro, une chaire ou une tri­bune. M. Tore­vell ne va pas jusque-là, mais on doit être aver­ti des dérives plus ou moins accen­tuées, plus ou moins graves, qui jadis étaient limi­tées au « ser­mon » (pen­dant lequel il était loi­sible de « débran­cher l’écouteur ») et qui de nos jours tendent à enva­hir toute la litur­gie à grand ren­fort de moni­tions, invi­ta­tions, expli­ca­tions, inten­tions de prière ain­si que toutes formes de « créa­ti­vi­té » (sou­vent imi­tée de ce qui se fait à la télé­vi­sion — voir les ani­ma­teurs et leur micro emblé­ma­tique). Toutes ces choses reposent sur l’intention de rendre la litur­gie plus « par­ti­ci­pa­tive », de rendre les fidèles plus atten­tifs à ce qui se passe, de faire que prêtre et fidèles soient tota­le­ment « enga­gés » dans l’action litur­gique. En ce sens, elles sont par­fois res­pec­tables, mais elles reposent sur un mal­en­ten­du au sujet de la nature de la litur­gie, du mode de pré­sence et donc de « par­ti­ci­pa­tion » que requiert l’action litur­gique. Car la litur­gie est action.

* * *

Dans la fou­lée de l’enquête de notre auteur, il nous semble que bien avant la réforme post-conci­liaire du rite romain ce rite n’était plus vécu vrai­ment comme il doit l’être : à preuve l’importance de plus en plus grande don­née à la médi­ta­tion per­son­nelle (et indi­vi­duelle), à l’« action de grâces » après la com­mu­nion, à un type de recueille­ment plus réflexif que conforme aux lois de la médi­ta­tion pro­pre­ment dite, et tout ce que l’on incul­quait volon­tiers aux petits caté­chi­sés pour qu’ils n’aient pas lieu de « s’ennuyer », à l’aide des prières lues dans le parois­sien et de can­tiques assor­tis d’introductions appro­priées faites par l’animateur avant la lettre en sui­vant les étapes du dérou­le­ment de la sainte messe que ces can­tiques étaient cen­sés com­men­ter. Les can­tiques (qui sont sou­vent un ensei­gne­ment mis en musique pour une meilleure mémo­ri­sa­tion) et les « silences » sont deve­nus par­tie inté­grante du rite latin réfor­mé, alors qu’ils n’ont pas de rai­son d’être dans la litur­gie elle-même mais, les can­tiques, dans une pro­ces­sion, une mis­sion dans les cam­pagnes, et le silence dans la médi­ta­tion soli­taire (l’action litur­gique devant s’enchaîner sans inter­rup­tion et le silence appa­rent de l’ancien canon eucha­ris­tique étant occu­pé en fait par la ges­tuelle du célé­brant qui relaie la voix). Le rite, en pra­tique, deve­nait de plus en plus une super­po­si­tion de deux concep­tions, l’une rituelle et médié­vale, l’autre didac­tique et moderne. La réforme des années soixante a sim­ple­ment fait triom­pher la concep­tion qui s’était déjà sub­sti­tuée dans les habi­tudes de beau­coup à celle qui jus­ti­fie le main­tien du rite. Si le rite n’a pas été main­te­nu, c’est que, non­obs­tant l’œuvre de dom Gué­ran­ger dont le génie avait réus­si la gageure de retrem­per le culte à ses sources mêmes, la litur­gie tra­di­tion­nelle, quoique for­mel­le­ment res­pec­tée, se vivait de plus en plus dans l’esprit de la devo­tio moder­na, c’est à dire non plus comme un rite mais comme un exer­cice de pié­té. La litur­gie soles­mienne n’était en rien une res­tau­ra­tion esthé­tique ou pas­séiste — et donc pré­caire — dans le sens du roman­tisme fran­çais : c’était une revi­vi­fi­ca­tion à la fois monas­tique et popu­laire. Il est aisé de mon­trer à quel point la der­nière réforme s’est éla­bo­rée en réa­li­té en dehors de l’esprit de l’abbé de Solesmes, car du mou­ve­ment litur­gique elle n’a rete­nu que cer­tains aspects. Cela s’explique par la concep­tion du rite qui la sous-tend, qui a fait que le rite, pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie de M. Tore­vell, n’est plus rituel. Cathe­rine Pick­stock a mis en évi­dence ((. Tho­mas Aqui­nas and the Quest for the Eucha­rist, 1999 (tra­duc­tion fran­çaise : Tho­mas d’Aquin et la quête eucha­ris­tique, Ad Solem, Genève, 2001).))  que les arti­sans de la litur­gie réfor­mée avaient une concep­tion linéaire du temps litur­gique : aus­si ont-ils sup­pri­mé (confor­mé­ment au décret conci­liaire lui-même) quan­ti­té de répé­ti­tions (prières ou gestes) com­prises comme des rajouts injus­ti­fiés.
Il est vrai que l’habitude pru­den­tielle, atten­dris­sante de pié­té mais pas for­cé­ment éclai­rée, de tou­jours ajou­ter et ne jamais sup­pri­mer, norme que l’on voit éga­le­ment à l’œuvre en dehors de la tra­di­tion latine, peut à bon droit être rela­ti­vi­sée. Mais il s’en faut qu’elle soit à l’œuvre dans ces fameuses répé­ti­tions qui, en fait, appa­rentent le temps litur­gique au temps musi­cal, au temps poé­tique. Alors qu’un dis­cours se doit de pro­gres­ser de façon rela­ti­ve­ment linéaire (ce qui n’est pas tout à fait le cas de l’éloquence qui, elle aus­si, doit à la poé­sie et à la musique parce qu’elle s’adresse à tout l’être et pas seule­ment à sa rai­son dis­cur­sive), la litur­gie, elle, est ren­contre et démarche. Elle fait appel à des sen­ti­ments tels que le res­pect et l’audace, la confiance et l’aveu d’indignité, la sup­pli­ca­tion et la jubi­la­tion, elle s’exprime avec des élans et des réti­cences comme l’amitié, l’amour ou la cour­toi­sie, parce qu’elle est tout cela à la fois et encore bien autre chose. Mais tous ces pro­to­coles sont soi­gneu­se­ment sté­réo­ty­pés, d’une part en ver­tu de la réfé­rence au pas­sé (tout rite fait mémoire), de l’objectivité du rite qui inter­dit toute intru­sion de la sub­jec­ti­vi­té indi­vi­duelle, d’autre part afin que la litur­gie (œuvre du peuple, éty­mo­lo­gi­que­ment) porte tous les membres de la com­mu­nau­té, façonne leur prière, fasse appel à cer­taines émo­tions fon­da­men­tales, de façon à pro­duire une com­mu­nion qui ne soit ni alié­nante ni confu­sion­nelle. Cet aspect de com­mu­nion était bien visé par les réfor­ma­teurs mais le che­min choi­si ne peut qu’en pro­duire un sem­blant pour ne pas dire, dans cer­tains cas, une cari­ca­ture bel et bien alié­nante. Tout se passe comme si on avait cher­ché à pro­duire ce pour quoi jus­te­ment le rite tra­di­tion­nel était fait sans voir qu’il était fait pour cela, c’est-à-dire la com­mu­nion. Adop­tant les a prio­ri et les cadres de la culture moderne, on a cru par­ve­nir à cette com­mu­nion en la fon­dant sur le conscient plu­tôt que le sub­cons­cient, l’affectivité plu­tôt que l’émotion pro­fonde de l’âme, le concept plu­tôt que le sym­bole (pour­tant employé à qui mieux mieux mais comme illus­tra­tion du dis­cours et non comme le lan­gage inépui­sable qu’il est), l’animation psy­cho-socio­lo­gique (intro­duite pour la bonne cause !) plu­tôt que la mani­fes­ta­tion natu­relle (ce qui ne signi­fie pas spon­ta­née) de la cohé­rence sociale (on dirait aujourd’hui com­mu­nau­taire).

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1 Jan 2011

Un spec­ta­teur enga­gé du Moder­nisme : Mgr Eudoxe Iré­née Mignot par Père Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 89, pp. 113–120]
Louis-Pierre Sar­del­la a publié en octobre 2004 aux édi­tions du Cerf un impres­sion­nant tra­vail sous la forme d’une bio­gra­phie intel­lec­tuelle de Mgr Eudoxe Iré­née Mignot (1842–1928). Celui qui fut évêque de Fré­jus puis arche­vêque d’Albi a été tout à la fois un témoin pri­vi­lé­gié et un acteur non négli­geable de la crise moder­niste. On a pu voir en lui un New­man fran­çais ou, et c’est sans doute une for­mule plus proche de la véri­té, l’Erasme du Moder­nisme. Cepen­dant, si Eudoxe-Iré­née Mignot offre un bel exemple d’esprit curieux et d’amateur éclai­ré, il est très loin de l’érudition de ces deux huma­nistes. Mais l’intérêt de son oeuvre, de son action, de sa vie est ailleurs. Elles nous donnent de com­prendre de l’intérieur les objec­tifs, les moti­va­tions, les enthou­siasmes de ce vaste et divers mou­ve­ment dans l’Eglise que l’on appelle le Moder­nisme.

Eudoxe Mignot, évêque

Il est sans doute utile de don­ner quelques jalons bio­gra­phiques. Eudoxe Mignot est né le 20 sep­tembre 1842 en Picar­die, non loin de Saint-Quen­tin dans l’Aisne. Fils d’instituteur, il semble sur­tout avoir été influen­cé par sa mère, per­son­na­li­té pieuse et exi­geante — elle sup­porte dif­fi­ci­le­ment la médio­cri­té ecclé­sias­tique. Il sera aus­si toute sa vie sen­sible à la dévo­tion de l’ancienne France telle qu’elle sur­vit dans les cam­pagnes d’alors. Plu­sieurs fois, il mani­fes­te­ra du regret devant l’abandon de la litur­gie gal­li­cane (celle de la cathé­drale de Noyon) du plain-chant fran­çais et plus géné­ra­le­ment des anciens usages ecclé­sias­tiques dont le port du rabat (« la der­nière des liber­tés gal­li­canes » déclare-t-il) auquel il sera fidèle toute sa vie. Son curé lui donne des cours de latin et de grec.
En qua­trième, il entre au petit sémi­naire de Sois­sons, même s’il n’a pas encore res­sen­ti un appel très clair au sacer­doce. Le 1er octobre 1860, il entre au sémi­naire Saint-Sul­pice à Issy-les-Mou­li­neaux puis à Paris. Là un de ses direc­teurs, M. Le Hir l’initie aux ques­tions de cri­tique tex­tuelle. Il subi­ra aus­si l’influence de M. Hogan, esprit éru­dit et cri­tique qui enseigne à ses dis­ciples à tou­jours exa­mi­ner les sources du savoir théo­lo­gique. Durant ses années d’étude, il lit l’Essai sur le déve­lop­pe­ment de la doc­trine chré­tienne de John-Hen­ry New­man ou encore la Vie de Jésus de Renan, qu’il cherche à réfu­ter. Lui-même sent les limites de l’exégèse qui lui est ensei­gnée mais il n’est pas capable d’élaborer une méthode qui satis­fasse aux exi­gences scien­ti­fiques contem­po­raines.
Il est ordon­né prêtre à Arras le 15 sep­tembre 1865. Il est d’abord nom­mé pro­fes­seur au petit sémi­naire de Notre-Dame-de-Liesse (1865–1868), puis il sera vicaire à Saint-Quen­tin (1868–1871), des­ser­vant de Beau­re­voir (1871–1875), aumô­nier de l’Hôtel-Dieu de Laon (1875–1878), curé-doyen de Cou­cy (1878–1883). Curé de la Fère, il est nom­mé en 1887 vicaire géné­ral. Cepen­dant ces dif­fé­rents minis­tères lui laissent un temps suf­fi­sant pour com­plé­ter sa for­ma­tion. Il étu­die beau­coup en auto­di­dacte et se pas­sionne de manière pri­vi­lé­giée pour les ques­tions bibliques. Durant l’été 1874, il fait un pèle­ri­nage en Terre Sainte.
En 1890, une nou­velle étape déci­sive com­mence pour Eudoxe Mignot. Il est nom­mé évêque de Fré­jus, puis, en février 1900, il devient arche­vêque d’Albi. Dès lors sa parole et ses écrits auront un écho impor­tant dans l’Eglise et dans la socié­té. Il meurt le 18 mars 1918. Mgr Bau­drillart, dans ses Car­nets, note à la date du 19 mars de cette même année : « Mgr Mignot est mort, triste et cha­grin ; il avait eu son heure et beau­coup avaient mis leur espoir dans ses ten­dances dites pro­gres­sistes ». Le 24 août de la même année il rap­porte tou­jours dans ses Car­nets, le pro­pos d’un ecclé­sias­tique : « Il me dit que Mgr Mignot était bien amer à la fin de sa vie et qu’il tenait des pro­pos trou­blants, par exemple sur la Pro­vi­dence ». Durant les deux décen­nies qui sui­virent, la mémoire de l’archevêque d’Albi fut l’objet d’un grand débat. Il est vrai qu’il est le seul ecclé­sias­tique dont Alfred Loi­sy dit du bien dans ses Mémoires (parus en 1931).
De fait, Mgr Mignot, même s’il a consa­cré plu­sieurs articles ou écrits aux grandes ques­tions qui agi­taient alors l’Eglise, semble sur­tout un témoin pri­vi­lé­gié de la crise moder­niste, en rai­son des ami­tiés, des liens et des contacts qu’il eut avec tout ce milieu.

Mgr Mignot et les tenants du Moder­nisme

Mgr Mignot a cer­tai­ne­ment rêvé d’être un homme d’influence. Il intègre donc très vite le petit groupe qui consti­tuait alors ce qui sem­blait être à l’époque l’aile mar­chante de l’Eglise. Comme toute sa géné­ra­tion, il a vu éclore une nou­velle socié­té qui semble tour­ner défi­ni­ti­ve­ment le dos à l’Ancien Régime, abat­tu poli­ti­que­ment moins d’un siècle avant. Mais Mignot est sur­tout sen­sible à l’aspect intel­lec­tuel de ce mou­ve­ment qui abou­tit au scien­tisme et au ratio­na­lisme. Le savoir ecclé­sias­tique est au coeur de la tour­mente quoique le cler­gé ne semble pas en France suf­fi­sam­ment for­mé pour faire face aux remises en ques­tion et aux contes­ta­tions de ce qui était tenu jusque-là pour cer­tain. Après la tour­mente révo­lu­tion­naire, il s’est agi de parer au plus pres­sé en consti­tuant de nou­velles géné­ra­tions de pas­teurs, capables de gou­ver­ner et d’enseigner et de refaire le réseau parois­sial.
A la fin du XIXe siècle, cer­tains ecclé­sias­tiques et laïcs fran­çais sont sur­tout pré­oc­cu­pés par le retard pris par les sciences ecclé­sias­tiques en matière d’exégèse, d’histoire ou de phi­lo­so­phie, face à la révo­lu­tion intel­lec­tuelle d’Outre-Rhin. En avril 1888, l’abbé Mignot assiste à une confé­rence d’Alfred Loi­sy à l’occasion d’un congrès de savants catho­liques. Le 22 novembre de la même année, il ren­contre Frie­drich von Hügel. On peut dire dès lors qu’il est en rela­tion sui­vie avec deux acteurs essen­tiels de la crise moder­niste.
Mais on voit aus­si Mgr Mignot en contact avec Georges Tyr­rell ou Hya­cinthe Loy­son. Il appa­raît donc au coeur du sys­tème. Ce n’est certes pas un spé­cia­liste des sciences his­to­riques ou exé­gé­tiques mais un enthou­siaste du renou­veau intel­lec­tuel que tout ce petit groupe semble
pro­mou­voir dans l’Eglise. Cepen­dant cet enthou­siasme sera vite tem­pé­ré par le fait que le pré­lat se sent très vite pris entre deux feux. Il est le témoin déso­lé ou mécon­tent de la réac­tion du Magis­tère, tant au point de vue dis­ci­pli­naire que doc­tri­nal. A l’automne 1893, à l’occasion de la visite ad limi­na, il peut s’entretenir avec Léon XIII de la ques­tion biblique. Il rédige même un mémoire sur la ques­tion. Il est cepen­dant déçu par l’encyclique Pro­vi­den­tis­si­mus Deus qui cherche pour­tant à relan­cer les études bibliques dans l’Eglise mais qui donne aus­si des cri­tères fermes d’interprétation théo­lo­gique. Aus­si, pour Mignot et ses amis, le pape semble « mettre sur le même pied les ratio­na­listes incroyants et les cri­tiques chré­tiens » (Lettre au baron von Hügel, citée p. 244).
Quelques années plus tard, Mgr Mignot est reçu en audience par Pie X, alors que Loi­sy vient de publier trois livres (Autour d’un petit livre, une nou­velle édi­tion de L’Evangile et l’Eglise et un com­men­taire de l’Evangile selon saint Jean). Il croit avoir obte­nu que l’exégète ne soit pas direc­te­ment condam­né. L’entretien date du 13 décembre 1903, mais le 23 décembre un décret du Saint-Office condamne cinq ouvrages de Loi­sy. Même si Mignot fait des réserves sur cer­tains aspects des ouvrages qui viennent d’être mis à l’Index — nous y revien­drons — il n’empêche qu’il sou­tien­dra jusqu’aux limites du rai­son­nable celui qui n’allait pas tar­der à quit­ter l’Eglise. Fidé­li­té en ami­tié ou volon­té de main­te­nir, quoiqu’il en coûte, un front com­mun contre « l’immobilisme des conser­va­teurs » (p. 412, l’expression est de L.-P. Sar­del­la) ?

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5 Oct 2010

La force pro­phé­tique de la famille par Carlo Gambescia

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 78, pp. 127–135]

Un col­loque s’est tenu à Gra­dis­ca (pro­vince de Gori­zia, Ita­lie), le 25 mai 2002, sur le thème « Comme une grande famille. La res­pon­sa­bi­li­té des familles et du domaine social pri­vé. Pour rani­mer un monde vital colo­ni­sé par l’Etat et le mar­ché ». Le socio­logue Car­lo Gam­bes­cia nous a com­mu­ni­qué le texte de la rela­tion qu’il y a pré­sen­tée, dont nous don­nons ci-après la tra­duc­tion. Son texte avait pour titre com­plet : « Don, contrat, coer­ci­tion : monde vécu et formes socio­cul­tu­relles de la famille (dans la crise actuelle) ».

Sou­vent, lorsqu’on dis­cute du rôle social qui pour­rait être joué aujourd’hui par la famille, on ne prend pas en consi­dé­ra­tion la situa­tion dans laquelle celle-ci se trouve en Ita­lie et dans le reste de l’Occident. Hommes poli­tiques, res­pon­sables reli­gieux ou sociaux, experts en toutes sortes de domaines, tous croient, comme les géné­raux russes de Tol­stoï, pou­voir encore comp­ter sur leurs troupes, qui en réa­li­té ne com­prennent pas les ordres reçus, ou ne sont pas en mesure de les rece­voir, ou bien sont déjà tom­bées aux mains de l’ennemi. On croit pou­voir rem­por­ter une vic­toire alors qu’en réa­li­té l’ennemi est déjà aux portes de Mos­cou. Que signi­fie cette méta­phore ? Deux choses très simples. La pre­mière, c’est que la famille telle que nous l’avons pen­sée et connue durant les trois der­niers siècles (noyau fami­lial contrac­tuel fon­dé par un homme et une femme, stable, plus ou moins iso­lé de la paren­tèle), cette famille-là est en crise. D’où une ques­tion : s’agit-il d’une crise pro­vi­soire d’un cer­tain modèle fami­lial, ou bien d’une crise défi­ni­tive du modèle fami­lial en tant que tel ? Il n’est pas facile d’apporter une réponse, mais nous allons nous y essayer. Et, d’autre part, une remarque : si l’on veut redon­ner vie à la socié­té, il est avant tout néces­saire de revi­ta­li­ser la famille. Certes quelques-uns pen­se­ront qu’on pose ici un pro­blème aus­si ancien qu’insoluble : est-ce l’œuf ou la poule qui vient en pre­mier, l’individu ou la socié­té, le groupe social (la famille), ou les ins­ti­tu­tions (la socié­té) ? On sait que cette ques­tion a fait naître des dis­cus­sions à l’infini sans qu’il y ait de réponse défi­ni­tive. Cepen­dant une chose est cer­taine : monde vécu et ins­ti­tu­tions, sen­ti­ments et réa­li­té sociale, famille et socié­té ne prennent leur forme concrète, en termes socio-cultu­rels, que par l’interaction, au niveau indi­vi­duel, social et ins­ti­tu­tion­nel, des valeurs et des formes de rela­tion his­to­ri­que­ment domi­nantes. L’individu ne vit pas dans une espèce de vide pneu­ma­tique : sa bio­gra­phie propre est en grande par­tie une des­crip­tion des groupes avec les­quels il est en rela­tion, de la place qu’il y occupe, et de la men­ta­li­té socio­cul­tu­relle que véhi­culent ces groupes. Cela signi­fie que si les valeurs et la pra­tique sociale qui dominent aujourd’hui sont res­pon­sables de la crise — et elles le sont, comme nous allons le voir — la revi­ta­li­sa­tion de la famille doit inver­se­ment se fon­der sur leur refus. Nous revien­drons sur ce point dans la der­nière par­tie de notre expo­sé. Nous nous consa­cre­rons ici d’abord plu­tôt à la nature et à la por­tée de la crise dans laquelle est entrée la famille. Faute de temps et vu l’ampleur de la matière, il fau­dra nous conten­ter d’une esquisse et négli­ger cer­taines nuances ana­ly­tiques et his­to­ri­co-sociales, ce dont par avance nous vous prions de nous excu­ser.

* * *

Nous ne vou­lons pas ennuyer les per­sonnes pré­sentes par une longue série de don­nées sta­tis­tiques sur la crise de la famille. Nous nous limi­te­rons par consé­quent à ren­voyer aux publi­ca­tions spé­cia­li­sées. Cepen­dant, pour des rai­sons de clar­té, il nous faut rap­pe­ler les prin­ci­paux symp­tômes de la crise : dimi­nu­tion des mariages (qu’ils soient civils ou reli­gieux), aug­men­ta­tion du nombre des sépa­ra­tions et des divorces, crois­sance des nais­sances hors mariage, des familles mono­pa­ren­tales, des couples sans enfants, des per­sonnes seules, des coha­bi­ta­tions mari­tales et de ces formes d’unions qu’on pour­rait qua­li­fier de sexuel­le­ment non confor­mistes. Il faut éga­le­ment sou­li­gner que, au-delà des dif­fé­rents taux indi­quant une crise de la famille (l’Italie n’est pour le moment pas la plus mal en point), les fac­teurs indi­qués ci-des­sus croissent avec rapi­di­té et pénètrent les dif­fé­rentes couches sociales de tout l’Occident.
Un peu d’histoire ne fait pas de mal. Bien que la forme nucléaire ait été pré­sente à d’autres époques his­to­riques, la famille nucléo-contrac­tua­liste (père, mère, enfants) naît gros­so modo entre le XVIIIe et le XIXe siècle, sur les ruines du modèle fami­lial que nous appel­le­rons par com­mo­di­té le modèle éten­du (com­po­sé de plu­sieurs noyaux fami­liaux). Quatre élé­ments dis­tinguent la famille nucléo-contrac­tua­liste : 1) sa nature contrac­tua­liste, le consen­sua­lisme, la réci­pro­ci­té des droits et devoirs, le lien de la recon­nais­sance publique ; 2) l’isolement struc­tu­rel du contexte paren­tal, et social en géné­ral ; 3) l’exaltation des valeurs d’intimité et de soli­da­ri­té entre les conjoints ; 4) le carac­tère cen­tral des enfants. Il est évident que ce modèle ne naît pas de rien, mais, en tant qu’entité socio-cultu­relle, il résulte d’une inter­ac­tion très forte avec les struc­tures cultu­relles, sociales et éco­no­miques modernes. Nous allons voir de quelle manière.
Sur le plan de la men­ta­li­té et des idéo­lo­gies, le contrac­tua­lisme est le fruit de la men­ta­li­té sen­sua­liste moderne, selon laquelle l’homme se défi­nit par ce qu’il mange et ce qu’il pos­sède. C’est la rai­son pour laquelle cette idéo­lo­gie est conduite à voir par­tout des diver­gences énormes quant à l’attribution des biens sen­sibles ou maté­riels, et par consé­quent por­tée à orga­ni­ser juri­di­que­ment la répar­ti­tion des biens réci­proques (comme preuve de cette par­ti­cu­la­ri­té des modernes, on peut rap­pe­ler que les juristes romains, s’ils insis­taient sur l’importance du consen­te­ment, n’incluaient pas le mariage dans les obli­ga­tions juri­diques). Quant à l’isolement struc­tu­rel et au carac­tère cen­tral revê­tu par les époux et les enfants, on sou­li­gne­ra qu’il s’agit d’une part d’un effet de la ten­dance sen­sua­liste moderne à la pos­ses­sion maté­rielle des « chers parents » au même titre que celle des biens maté­riels (mal­gré les idéa­li­sa­tions mises en scènes par la lit­té­ra­ture « bour­geoise »), et d’autre part de la repré­sen­ta­tion, typi­que­ment libé­rale-éco­no­mi­ciste (fixée sur la dicho­to­mie entre public et pri­vé), de la famille comme lieu d’élection de la ten­dresse et de l’affection, véri­table et unique anti­dote au mar­ché vu comme un monde d’affrontements et de dif­fi­cul­tés pour l’existence.
Sur le plan éco­no­mique, en revanche, le pro­ces­sus de trans­for­ma­tion capi­ta­liste de la socié­té moderne a pri­vé per­sonnes et familles de leurs prin­ci­pales fonc­tions. L’individu a per­du la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion, et la famille ses fonc­tions (cultu­relles, édu­ca­tives, éco­no­miques, reli­gieuses, de socia­li­sa­tion). Le sort des pay­sans et des arti­sans (et de leurs familles), inté­grés au monde de la ville à l’époque de la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle, nous semble mal­heu­reu­se­ment en être un bon exemple. Dans cette pers­pec­tive, sen­sua­lisme et capi­ta­lisme (le pre­mier voyant dans la satis­fac­tion des biens maté­riels le seul mobile de l’homme, le second accep­tant non seule­ment — comme à d’autres époques de l’histoire — l’exploitation des plus faibles par les plus forts, mais allant jusqu’à la théo­ri­ser) ont fait croire aux bour­geois et pro­lé­taires que la famille était le lieu idéal pour soi­gner leurs bles­sures.
Il reste cepen­dant un pro­blème, que le pre­mier « sen­sua­lisme capi­ta­liste » — appe­lons-le ain­si — du XIXe siècle, d’inspiration héroïque, n’est pas en mesure de résoudre. Que faire si la famille — la famille ouvrière du XIXe siècle — n’est pas capable de répondre, parce qu’elle reste sépa­rée du reste de la socié­té, à ce besoin crois­sant d’amour entraî­né par le carac­tère dur, et même cruel, du mar­ché ? La charge de trou­ver une réponse est assu­mée par le second « sen­sua­lisme capi­ta­liste », celui du XXe siècle, fon­dé sur le com­pro­mis que l’on appel­le­ra for­do-wel­fa­rien ((. Com­bi­nai­son de for­disme — exploi­ta­tion ration­nelle du tra­vail en vue de maxi­mi­ser le pro­fit — et de wel­fare, c’est-à-dire d’Etat-providence. [Ndt])) . Moins héroïque que le pre­mier, car para­site et mono­po­lis­tique, et par consé­quent déjà sur la défen­sive. Son inter­ven­tion se déroule à deux niveaux. Le pre­mier concerne l’incorporation de tous les membres de la famille dans le mar­ché capi­ta­liste : les femmes, per­çues comme tra­vailleuses et consom­ma­trices alors que, sous le règne du pre­mier « sen­sua­lisme capi­ta­liste », elles étaient encore repré­sen­tées comme les « anges du foyer », les enfants, comme consom­ma­teurs et béné­fi­ciaires de ser­vices externes à la famille (édu­ca­tifs, recréa­teurs de socia­li­sa­tion dans un sens détour­né) ; le second niveau concerne l’ingérence crois­sante de l’Etat wel­fa­rien dans la vie fami­liale, afin d’enseigner aux parents com­ment, à tra­vers l’éducation « scien­ti­fi­que­ment » cor­recte des enfants, la famille peut être le lieu de l’affection. En Ita­lie, ce phé­no­mène s’est déve­lop­pé tar­di­ve­ment (années soixante et soixante-dix), alors qu’il se déve­lop­pait dès les années trente en Amé­rique avant d’exploser dans les années cin­quante : thé­ra­pies fami­liales, aides éco­no­miques condi­tion­nées par la « réponse thé­ra­peu­tique », etc.
Le second « sen­sua­lisme capi­ta­liste » a ain­si essayé d’une part d’augmenter les capa­ci­tés de consom­ma­tion de la famille (en « l’incorporant » au mar­ché), dans l’espoir que le recours à la quan­ti­té (la crois­sance de la capa­ci­té d’achat) com­ble­rait les carences affec­tives, amé­lio­rant la qua­li­té des rap­ports fami­liaux. Il a d’autre part essayé de garan­tir à la famille une forme de cou­ver­ture, dans l’éventualité d’une « défaillance » du mar­ché, en pré­pa­rant une assis­tance thé­ra­peu­tique éta­tique. Cela a eu pour résul­tat de pri­ver la famille de cela même qui pou­vait lui res­ter comme rôle affec­tif, en le trans­fé­rant aux ser­vices sociaux.
En outre les enfants ont com­men­cé à juger leurs parents selon leur capa­ci­té à leur four­nir des biens et des ser­vices, et non plus sur leur sens de la res­pon­sa­bi­li­té et leur capa­ci­té édu­ca­tive. Tous les membres de la famille ont com­men­cé à consi­dé­rer l’Etat comme le garant suprême des droits sub­jec­tifs contre la famille : telle est la tra­gé­die. Enfin, l’accent mis par tous (Etat, parents, enfants), de manière hypo­crite, sur la famille pré­sen­tée comme le der­nier rem­part de l’affection, au lieu de pré­pa­rer les jeunes aux dures épreuves du mar­ché ou, à l’opposé, de les trans­for­mer en rebelles ou révo­lu­tion­naires, les a ren­dus tou­jours plus inca­pables et inadap­tés : telle est cette fois la tra­gé­die dans la tra­gé­die.
Nous en arri­vons ain­si à l’époque pré­sente, plus pré­ci­sé­ment au der­nier quart du XXe siècle, années durant les­quelles le troi­sième « sen­sua­lisme capi­ta­liste », cynique, spé­cu­la­teur, vain en appa­rence, basé sur des capi­taux errants et le tra­vail flexible, a com­men­cé à com­prendre et à théo­ri­ser l’inutilité de main­te­nir la fic­tion de la famille comme lieu de l’affection. Avant tout parce qu’elle pré­sente un coût que l’Etat mini­mum des révo­lu­tions néo­li­bé­rales ne veut et ne peut affron­ter. En second lieu, parce que les élites tech­no­cra­tiques, qui contrôlent aujourd’hui le pou­voir et l’économie mon­diale, pensent pou­voir mieux per­pé­tuer leur propre pou­voir dans une démo­cra­tie des­po­tique débar­ras­sée de la famille. Ce qui nous attend, c’est une socié­té struc­tu­rée en deux étages : d’un côté, le gou­ver­ne­ment éco­no­mique mon­dial, abri­té der­rière le bou­clier d’une puis­sance impé­riale et de ses satrapes, et de l’autre une masse d’individus iso­lés, tous occu­pés par leurs petits plai­sirs et besoins quo­ti­diens, pri­son­niers d’une maté­ria­li­té ani­male, et inca­pables, ne serait-ce que pour une seconde, de se dépas­ser eux-mêmes et de se réunir en famille. La famille est pro­jec­tion, devoir, trans­mis­sion de valeurs, conti­nui­té, res­pon­sa­bi­li­té, et sur­tout per­pé­tuelle inter­ro­ga­tion sur l’avenir de ses enfants. Autant de valeurs qui impliquent une demande de par­ti­ci­pa­tion poli­tique, et qui sont donc igno­rées par ceux qui veulent, pour mieux le domi­ner, un monde divi­sé en deux, les tou­jours plus riches, qui savent et décident, et les tou­jours plus pauvres qui doivent subir les déci­sions des autres.

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4 Oct 2010

Quel sens pour l’his­toire humaine ? Une relec­ture de Karl Pop­per par Pierre Loudot

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 48, pp. 74–87.]

Par quelle for­mule géné­rale défi­ni­rions-nous l’historicisme ? Karl Pop­per semble en pré­ci­ser au mieux la nature dans ce qu’il appelle « la doc­trine his­to­ri­ciste de base — doc­trine selon laquelle l’histoire est régie par des lois par­ti­cu­lières dont la décou­verte per­met­trait de pré­dire le des­tin de l’homme » ((. La socié­té ouverte et ses enne­mis [S.O.], t. I, L’ascendant de Pla­ton, Seuil, 1979, p. 15.))  . Ceci revient à deman­der sous forme inter­ro­ga­tive : « L’histoire a‑t-elle un sens ? ». « A mon avis, elle n’en a pas », répond Pop­per après une labo­rieuse étude ((. S.O, t. II, Hegel et Marx, p. 179.)) .
Le phi­lo­sophe des sciences n’a pas omis de s’intéresser aux sciences sociales, et ce, pour leur dénier, en fin de compte, tout carac­tère scien­ti­fique au moins dans un cer­tain domaine de pré­vi­sions, pour « leur inca­pa­ci­té », notam­ment, « à expli­quer l’essor du tota­li­ta­risme » ; il exprime sa per­plexi­té par « ces deux ques­tions fon­da­men­tales : une science sociale est-elle capable de pro­duire des pré­dic­tions défi­ni­tives de cet ordre ? Et si l’on demande ce que l’avenir réserve à l’humanité, peut-on s’attendre à rece­voir autre chose que la réponse irres­pon­sable d’un devin ? » (S.O., t. I, p. 10). Les ques­tions sont en même temps les réponses.
Pop­per semble bien être de ceux pour qui la science, mal­gré ses limites, consti­tue le bout du monde, le seul lieu de la révé­la­tion de l’homme et de la socié­té à eux-mêmes, mais il ne lui octroie pas plus qu’elle ne peut ; à défaut d’une effi­ca­ci­té ou de pré­vi­sions à long terme, il lui recon­naît le pou­voir d’ « inter­ven­tions limi­tées » et d’un agir « au coup par coup » dans le pro­jet « d’une recons­truc­tion sociale démo­cra­tique » (S.O., t. I, p. 9) par oppo­si­tion à l’ « édi­fi­ca­tion ‑uto­piste ».
Il ne conçoit la science que pour ce qu’elle est à son niveau phy­si­co-mathé­ma­tique et selon le modèle béha­vio­riste qui se limite à ne tra­vailler que sur des com­por­te­ments. Qu’il me soit per­mis de prendre une image qui, tant soit peu cari­ca­tu­rale, aide­ra à sai­sir ce béha­vio­risme clos des sciences en géné­ral : à l’heure où l’on s’interrogeait encore sur la face cachée de la lune, un des­sin humo­ris­tique mon­trait une sorte d’alpiniste qui, par­ve­nu au pôle supé­rieur de notre satel­lite (vu de pro­fil) consta­tait avec ahu­ris­se­ment qu’il n’y avait pas de face cachée de la lune ; il ne res­tait que la calotte en creux de l’hémisphère visible de la terre. La science, affirment savants et scien­ti­fiques, comme A. Jac­quard, ne s’intéresse qu’aux appa­rences ; enten­dons-le des appa­rences sen­sibles ; der­rière, c’est du creux comme pour la lune, tout juste bon pour les rêveurs et les méta­phy­si­ciens, aux­quels s’opposent plus par­ti­cu­liè­re­ment cer­tains extré­mismes comme celui du pre­mier Witt­gen­stein selon qui tous les « états de choses » (ato­mic facts), d’après la déno­mi­na­tion du Trac­ta­tus, sont for­mu­lables dans un jeu de pro­po­si­tions élé­men­taires indé­pen­dantes les unes des autres, de sorte que « tout ce qui peut être dit peut être dit clai­re­ment ; et ce dont on ne peut par­ler, on doit le taire ». Un non-logi­cien célèbre avait déjà dit quelque chose de sem­blable. C’est faire fi de tout un monde, celui de l’imprévisible, des expé­riences, des états d’âme et des états de choses qui sur­viennent durant une vie et qui, tout clairs qu’ils soient pour qui les éprouve, (une souf­france, une jouis­sance, une expé­rience spi­ri­tuelle incon­nues…) ne trouvent pour se dire ni mot ni expres­sion ni pro­po­si­tion consa­crés par quelque consen­sus ou quelque gram­maire, alors même que leur réa­li­té est écra­sante. Le réel dépasse tout lan­gage, et il est à craindre que le plus riche de l’être ne soit des­ti­né qu’au mutisme. Mais le soleil n’est pas anéan­ti par les aveugles, quand bien même ils auraient pris le pou­voir. En ce sens, la science au pou­voir sub­jugue par ses pres­tiges, mais ne sait pas répondre quant au mys­tère fon­cier de ‑l’homme.
Cepen­dant, à bien obser­ver, les réus­sites de la science se can­tonnent dans l’empirique sen­sible et elle n’est pas près de four­nir à l’humanité le sens que celle-ci appelle dans le tré­fonds de son être. Vivre cent ans, deux cents ans, gué­rir toutes les mala­dies, nour­rir le monde entier, et qui plus est, de mets suc­cu­lents, réa­li­ser la paix défi­ni­tive sur terre et y répandre tous les plai­sirs, de toute façon, il fau­dra dis­pa­raître un jour, serait-ce quand la terre suc­com­be­ra à son propre épui­se­ment ou ne résis­te­ra plus au dépé­ris­se­ment solaire. Et encore, ne s’agit-il ici que de l’homme réduit à ses besoins maté­riels.
Toutes nos inven­tions jusqu’à ces chères démo­cra­ties, idoles de sucre, sont fon­dées sur du sable par un temps qui signe notre arrêt de mort en sur­sis. Des voix s’élèvent avec des accents d’éternité, telles que celles de Marx et Hegel. Pop­per leur fait un sort et, en cela on peut le trou­ver judi­cieux et pers­pi­cace étant don­né que son pro­cès du mar­xisme notam­ment a com­men­cé en 1962 alors que nul ne pré­voyait l’effondrement de 1989 dont Ralf Dah­ren­dorf fera, avec moins de mérite, en temps vou­lu, ses choux gras dans Réflexions sur la Révo­lu­tion en Europe, 1989–1990 (Seuil, 1991).
Pop­per fait remon­ter ses inves­ti­ga­tions sur l’historicisme à Héra­clite en lequel la notion de chan­ge­ment prend corps dans la phi­lo­so­phie. Cha­cun se sou­vient de la fameuse image : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, car, entre temps, il a chan­gé ; « tout coule, rien ne s’arrête ». Le rela­ti­visme éthique résulte tout natu­rel­le­ment de cet état de fait ; le chan­ge­ment est à la racine de la lutte et la guerre est tou­jours juste, et « les dieux honorent ceux qui sont morts au com­bat ».
Pop­per situe Pla­ton dans le droit fil de cet héri­tage ; pour celui-ci est bien ce qui conserve, mal ce qui perd et détruit ; et le chan­ge­ment qui éloigne la chose de son Idée, ins­talle la cor­rup­tion ; le chan­ge­ment c’est le mal tan­dis que l’immobilité est divine. Les lois décrivent ce dépé­ris­se­ment. Le com­mu­nisme de Pla­ton pré­serve en fait l’unité de la classe diri­geante et lui assure la péren­ni­té. Il prône, dans la Répu­blique la recons­ti­tu­tion de la forme tri­bale des socié­tés antiques, « et il a par­fai­te­ment réus­si à nous pré­sen­ter une image idéa­li­sée des vieilles aris­to­cra­ties de la Crète et de Sparte » (S.O., t. I, p. 48). « Tels étaient les modèles qu’il vou­lait recons­ti­tuer » (S.O., t. I, p. 48). Il va de soi que Pla­ton ne plaît guère à Pop­per dont le démo­cra­tisme ne sau­rait s’accommoder de cette « jus­tice tota­li­taire » qui ne concerne pas les justes reven­di­ca­tions des indi­vi­dus, mais qui vise en prio­ri­té « le bien supé­rieur de la cité tout entière et de la race », comme il est dit dans les Lois ; la ver­tu consiste à res­ter cha­cun à sa place et à être bien adap­tés les uns aux autres. Etre en har­mo­nie : c’est cette ver­tu uni­ver­selle que Pla­ton appelle la Jus­tice. Il va de soi que l’intérêt de l’Etat soit le cri­tère de la morale. On peut se deman­der si Pla­ton ne res­sort pas quelque peu rétré­ci de la les­sive de Pop­per, écor­né par les contours étroits d’une phi­lo­so­phie pré­mé­di­tée, la « socié­té ouverte » étant comme la mesure de toutes choses.
Par­lons main­te­nant de Hegel auquel K. Pop­per voue une haine inex­piable. J’avoue qu’on est ten­té de sous­crire même aux excès d’une telle démys­ti­fi­ca­tion. « Le suc­cès de Hegel mar­qua le début de l’«âge de la mal­hon­nê­te­té » selon l’expression uti­li­sée par Scho­pen­hauer pour dési­gner l’époque de l’idéalisme alle­mand qui, selon K. Hei­den, devien­dra l’«époque de l’irresponsabilité », c’est-à-dire du tota­li­ta­risme moderne, où l’irresponsabilité morale suc­cède à l’irresponsabilité intel­lec­tuelle. C’est l’ère des for­mules ron­flantes et du ver­biage pré­ten­tieux » (S.O., t. II, p. 19). « N’étaient ses sinistres consé­quences, le cas Hegel méri­te­rait à peine d’être ana­ly­sé ; mais il per­met de com­prendre com­ment un bouf­fon peut créer de l’histoire » (S.O., t. II, p. 22). Par ailleurs, pour répondre aux accu­sa­tions de par­tia­li­té, Pop­per se défen­dra, mais sans grande convic­tion, de s’être livré à des attaques per­son­nelles : « C’est à la phi­lo­so­phie et non à la bio­gra­phie de Hegel que j’attache de l’importance » (S.O., t. II, p. 205).
Le flux héra­cli­téen n’a pas fini d’inspirer la pen­sée. Le chas­sé-croi­sé per­pé­tuel de l’être et du non-être sug­gé­re­ra cette dia­lec­tique qui fonc­tionne sur le pos­tu­lat qui veut que contra­dic­tions et anti­no­mies consti­tuent l’essence même de la ratio­na­li­té ; on connaît le sché­ma hégé­lien de la thèse, de l’antithèse et de la syn­thèse. Ne pour­rait-on, indé­pen­dam­ment des juge­ments de Pop­per, faire à Hegel le même pro­cès d’irréalisme que fai­sait F. Bacon à Aris­tote, de for­cer les choses à entrer dans des caté­go­ries, dans des moules pré­fa­bri­qués au mépris d’une obser­va­tion sérieuse de la réa­li­té ? Ain­si, pen­ser à un per­fec­tion­ne­ment quel­conque, quand, par exemple, plus d’amour suc­cède à moins d’amour, n’inclut pas la néga­tion de l’état pré­cé­dent, mais l’élève au contraire, ce qui dément la loi de l’antithèse. Les syn­thèses n’unifient pas que des contra­dic­tions.
L’Idée pla­to­ni­cienne, véri­table réel, Hegel la met en équa­tion avec la Rai­son, ce qui fait que tout ce qui est réel est ration­nel et que tout ce qui est ration­nel est réel ; ain­si le déve­lop­pe­ment du réel ira de pair avec celui de la rai­son. Fina­le­ment c’est dans la néces­si­té de l’actuel qu’existe le bon et le rai­son­nable ; « à com­men­cer par le royaume de Prusse ».
L’hégélianisme « sert à la per­fec­tion l’absolutisme du roi de Prusse. Fort oppor­tu­né­ment, la phi­lo­so­phie de l’identité jus­ti­fie l’ordre exis­tant, et abou­tit à un posi­ti­visme moral et juri­dique selon lequel ce qui est est bien, puisqu’il ne peut y avoir d’autres normes que les normes exis­tantes » (S.O., t. II, p. 28).
La pen­sée de Hegel s’ancre dans le royaume de Prusse deve­nu Idéal de l’Etat ; celui-ci est un Esprit vivant, la tota­li­té orga­ni­sée qui se doit de pro­té­ger la véri­té objec­tive ; il a le droit d’avoir sa propre pen­sée qui se doit de pro­té­ger la véri­té objec­tive ; il a le droit d’avoir sa propre pen­sée qui doit être recon­nue comme véri­té objec­tive. Qui est juge ? C’est l’Etat. « Que reste-t-il alors », se demande Pop­per, « de la liber­té de pen­sée, et de celle de la science ? » (S.O., t. 2, p. 30). L’Universel se situe du côté de l’Etat et lorsque la connais­sance se dégrade en opi­nion ou en une Eglise, par exemple, et que celle-ci entre en contra­dic­tion avec l’Etat, il appar­tient à ce der­nier de tran­cher. A ce stade, on est for­te­ment ten­té de se ran­ger aux avis de Pop­per. A‑t-on jamais vu plus gigan­tesque mon­tagne accou­cher d’une aus­si malingre sou­ris ?

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4 Oct 2010

La poli­tique de Freud par Danilo Castellano

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 25, pp. 55–59]

Il est peut-être dif­fi­cile d’affirmer que l’un des buts prin­ci­paux de Freud ait été de miner radi­ca­le­ment les fon­de­ments mêmes de la vie en socié­té. Pour­tant une chose est cer­taine : comme l’a notam­ment obser­vé Hayek, il a « ouvert la voie à la plus mor­telle des attaques contre les fon­de­ments de toute civi­li­sa­tion » ((. F. A. von Hayek, Law, Legis­la­tion and Liber­ty (trad. ita­lienne Legge, Legis­la­zione e Liber­tà, Il Sag­gia­tore, Milan 1986, p. 557).)) . Pour le véri­fier, il suf­fit de lire une œuvre de matu­ri­té écrite en 1929, dix ans avant sa mort, Malaise dans la civi­li­sa­tion. Freud y défend des thèses qui condui­raient néces­sai­re­ment, si on les adop­tait et si l’on y confor­mait sa conduite, à la sub­ver­sion radi­cale des ins­ti­tu­tions sociales, au nom du prin­cipe de plai­sir. Si la psy­cha­na­lyse était consé­quente, elle devrait pla­cer ce prin­cipe au-des­sus du prin­cipe d’utilité, autre­ment dit au-des­sus des bien­faits appor­tés par l’ordre social et qui pour elle consistent essen­tiel­le­ment dans la pos­si­bi­li­té d’utiliser au mieux le temps et l’espace en épar­gnant les forces psy­chiques ((. Malaise dans la civi­li­sa­tion, 4e édi­tion fran­çaise, PUF, 1976, p. 42.)) . Ces thèses sont connues, mais il peut être utile d’en rap­pe­ler ici les prin­ci­pales.
1. Freud affirme qu’il a exis­té un état anté­rieur à l’existence de la socié­té dans lequel la liber­té indi­vi­duelle était maxi­male. Cette liber­té a subi des atteintes du fait de la civi­li­sa­tion qui, tou­te­fois, n’a pas réus­si à modi­fier la nature humaine. C’est pour cela que l’homme défen­dra tou­jours son exi­gence de liber­té indi­vi­duelle contre la volon­té de la masse ((. Ibid., p. 45.)) .
2. Il en découle un rap­port conflic­tuel entre l’individu et la socié­té en grande par­tie res­pon­sable de nos mal­heurs ((. Ibid., p. 33.)) . Pour Freud, « l’homme devient névro­sé parce qu’il ne peut sup­por­ter le degré de renon­ce­ment exi­gé par la socié­té au nom de son idéal cultu­rel » ((. Ibid., p. 34.)) . Pour être heu­reux, il faut donc abo­lir, ou tout au moins réduire consi­dé­ra­ble­ment les pré­ten­tions de la socié­té. La civi­li­sa­tion est donc un mal dont il convient de se débar­ras­ser. Elle est en effet « le pro­ces­sus de civi­li­sa­tion [qui] répon­drait à cette modi­fi­ca­tion du pro­ces­sus vital subie sous l’influence d’une tâche impo­sée par l’Etos et ren­due urgente par l’Ananké, la Néces­si­té réelle, à savoir l’union d’êtres iso­lés en une com­mu­nau­té cimen­tée par leurs rela­tions libi­di­nales réci­proques » ((. Ibid., p. 100.)) .
3. On en déduit que la socié­té n’est pas une réa­li­té natu­relle. C’est si vrai que « la vie en com­mun ne devient pos­sible que lorsqu’une plu­ra­li­té par­vient à for­mer un grou­pe­ment plus puis­sant que ne l’est lui-même cha­cun de ses membres et à main­te­nir une forte cohé­sion en face de tout indi­vi­du pris en par­ti­cu­lier » ((. Ibid., p. 44.)) .
4. La force de la majo­ri­té s’imposant à l’individu et s’opposant à son pou­voir s’appelle « le droit ». Celui-ci n’est donc rien d’autre qu’un pou­voir plus fort conte­nant un pou­voir plus faible. Ce der­nier n’est appe­lé « force brute » que parce qu’il ne par­vient pas à s’imposer. Entre vio­lence et droit, il n’y a donc pas de dif­fé­rence qua­li­ta­tive, mais seule­ment quan­ti­ta­tive.
5. Pour Freud, l’ordre social et la jus­tice ne sont donc que des fla­tus vocis dans la mesure où le pre­mier n’est rien d’autre qu’« une sorte de « contrainte à la répé­ti­tion » qui, en ver­tu d’une orga­ni­sa­tion éta­blie une fois pour toutes, décide ensuite quand, où et com­ment telle chose doit être faite ; si bien qu’en toutes cir­cons­tances sem­blables on s’épargnera hési­ta­tions et tâton­ne­ments » ((. Ibid., p. 41.)) . Quant à la jus­tice, elle est seule­ment « l’assurance que l’ordre légal désor­mais éta­bli ne sera jamais vio­lé au pro­fit d’un seul » ((. Ibid., p. 44.)) . Si main­te­nant on réflé­chit sur ces thèses, on ne peut pas ne pas consta­ter leur carac­tère non phi­lo­so­phique, et remar­quer du même coup que la ten­ta­tive de Freud n’est qu’une construc­tion idéo­lo­gique sans fon­de­ment. Dire qu’il aurait exis­té un état anté­rieur à la vie civile est une affir­ma­tion dog­ma­tique sans écho dans l’expérience et qui ne peut être posée que sous forme d’hypothèse. L’expérience, en effet, comme on l’a jus­te­ment obser­vé, « exclut la pos­si­bi­li­té de conce­voir un Etat dans lequel l’individu puisse vivre iso­lé et soli­taire, et de com­prendre la socia­bi­li­té comme le résul­tat d’un choix volon­taire » ((. F. Gen­tile, Intel­li­gen­za poli­ti­ca e ragion di Sta­to, Giuf­frè, Milan 1983, p. 43.)) . L’homme, contrai­re­ment à ce qu’enseigne une cer­taine pen­sée poli­tique moderne, ne jouit jamais d’une liber­té abso­lue ni d’un droit illi­mi­té, ou, pour uti­li­ser la ter­mi­no­lo­gie freu­dienne, d’une liber­té maxi­male. La thèse selon laquelle l’homme est libre sans limites est contra­dic­toire. Aucun être, en effet, ne peut exis­ter par lui-même. Sa nature et donc l’ordre méta­phy­sique et moral dont il relève, repré­sente une limite indé­pas­sable. Freud lui-même semble le recon­naître quand, à l’opposé de Rous­seau par exemple, qui assi­gnait au légis­la­teur la fonc­tion de chan­ger la nature humaine ((. Du Contrat social, livre II, chap. VII ; Emile ou de l’éducation, livre Ier.)) , il écrit que l’accession à la civi­li­sa­tion ne réus­sit pas à chan­ger l’essence de l’homme, et ce même si pour lui l’essence de l’homme signi­fie bien autre chose que sa vraie nature. Ce n’est qu’en par­tant de l’hypothèse d’un état de nature anté­rieur au fait social que l’on peut sou­te­nir l’existence d’une contra­dic­tion entre indi­vi­du et socié­té et dire que la socié­té réprime le vita­lisme humain. L’expérience (en lais­sant de côté la concep­tion vita­liste) montre le contraire. L’individu en effet naît néces­sai­re­ment « en rela­tion » : dans les pre­mières années de sa vie il a besoin de la socié­té pour sur­vivre, comme il en a ensuite besoin pour se réa­li­ser lui-même. La thèse d’une socié­té non natu­relle est d’origine ratio­na­liste. On peut se deman­der à cet égard si même quand il s’éloigne à cer­tains points de vue de la pen­sée juri­dique moderne, ou qu’il s’y oppose, Freud ne finit pas par par­tir d’une hypo­thèse com­pa­rable à celle de Hobbes, Locke ou Rous­seau. Comme Rous­seau, au moins appa­rem­ment, il paraît sou­te­nir que la civi­li­sa­tion, dans la mesure où elle com­porte d’après lui le sacri­fice de la liber­té abso­lue, serait un mal pour l’homme, même si c’est un mal néces­saire. L’accès à la civi­li­sa­tion est, selon Freud, qui se contre­dit sur ce point, un pro­ces­sus par­ti­cu­lier auquel l’humanité est condam­née ((. Cf. Ibid., p. 77.)) . L’homme donc est « condam­né » à vivre en socié­té, socié­té qui, loin d’être — comme l’écrit Freud avec acri­mo­nie — une source de pro­grès et « tra­ce­rait à l’homme la voie de la per­fec­tion » ((. Ibid., p. 46.)) , n’est que « le com­bat de l’espèce humaine pour la vie » ((. Ibid., p. 78.)) . Il y a plus. Freud révèle encore son ratio­na­lisme quand il sou­tient que l’accès à la civi­li­sa­tion est une abs­trac­tion qui aurait cepen­dant la fonc­tion de « l’agrégation des indi­vi­dus iso­lés en uni­té col­lec­tive » ((. Ibid., p. 101.)) . Ici encore l’analogie est évi­dente entre Freud et Hobbes, qui voyait dans l’Etat — ou Civi­tas — un homme arti­fi­ciel ((. Lévia­than, Sirey 1971, p. 5.)) , ou avec Rous­seau qui sou­te­nait que le corps poli­tique est  sem­blable à celui de l’homme, même si le pre­mier est le pro­duit de l’art et le second, de la nature ((. Du contrat social, livre III, chap. 11.)) , tout comme est évi­dente la consé­quence néces­saire de cette théo­rie, à savoir le tota­li­ta­risme.

Rubrique(s) : Textes
4 Oct 2010

La sécu­la­ri­sa­tion de la Cata­logne par Jorge Soley Climent

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 83, pp. 43–53]

La Cata­logne a été mode­lée par la foi catho­lique depuis ses ori­gines les plus loin­taines. Lorsque débu­ta, à la suite de l’invasion de la pénin­sule Ibé­rique par les musul­mans, la recon­quête chré­tienne de l’ancienne His­pa­nie romaine et wisi­go­thique, cette mis­sion dif­fi­cile fut réa­li­sée en Cata­logne à l’ombre des monas­tères : béné­dic­tins, sur­tout, en « Cata­logne ancienne » (ils étaient plus de cent au XIe siècle), et cis­ter­ciens à par­tir du XIIe siècle dans la zone recon­quise de la « Cata­logne nou­velle », tous centres vitaux de la nou­velle orga­ni­sa­tion qui se créait alors. Il n’est donc pas éton­nant de lire sous la plume de l’évêque de Vic, Tor­ras i Bages, que « la Cata­logne et la foi chré­tienne sont deux réa­li­tés qu’il est impos­sible de dis­so­cier dans le pas­sé de notre terre, ce sont deux ingré­dients qui s’allièrent si bien qu’ils abou­tirent à for­mer la patrie » ((. Tor­ras i Bages, La Tra­di­ció cata­la­na, Ibé­ri­ca, Bar­ce­lone, 1913, p. 31.)) . Lorsque, en 880, après la recon­quête de la mon­tagne de Mont­ser­rat, on décou­vrit l’image de la Vierge de Mont­ser­rat, celle-ci sera nom­mée « capi­taine » de ses armées ; comme l’indique Lafuente dans son his­toire de l’Espagne ((. Modes­to Lafuente, His­to­ria gene­ral de España, Edi­tions Urgoi­ti, Pam­pe­lune, 2002.)) , le cri de l’armée cata­lane sera « Sainte Marie ! » De même, lors de la guerre civile espa­gnole, la seule uni­té mili­taire qui arbo­rait le dra­peau cata­lan fai­sait par­tie des troupes natio­nales et était le Ter­cio de Reque­tés de Notre-Dame de Mont­ser­rat. On retrouve cette téna­ci­té dans la défense de la foi et des tra­di­tions à l’aube des temps modernes, face aux ten­dances abso­lu­tistes et cen­tra­li­sa­trices du XVIIe siècle. La guerre dels Sega­dors est ain­si le pre­mier sou­lè­ve­ment popu­laire de Cata­logne lan­cé pour défendre ses ins­ti­tu­tions et lois, d’origine médié­vale, contre le Riche­lieu de Madrid, le duc et comte de Oli­vares. Cette résis­tance sera non seule­ment armée, mais aus­si intel­lec­tuelle, comme l’atteste la per­sé­vé­rance tho­miste de l’université de Bar­ce­lone. Après la guerre de Suc­ces­sion, conflit que la Cata­logne affronte comme une guerre de reli­gion, la Grande Guerre (1793–1795) contre les troupes de la Conven­tion, et la guerre d’Indépendance, ou guerre du Fran­çais (1808–1813), contre les troupes de Napo­léon, mettent en évi­dence la nature pro­fonde du peuple cata­lan. Il est éga­le­ment tou­jours éton­nant de consta­ter que, entre 1822 et 1876, la Cata­logne a entre­pris rien moins que cinq guerres contre le libé­ra­lisme : la régence de Urgell (1822), la guerre des Mécon­tents (1827), les trois guerres car­listes du XIXe siècle (1833–1840, 1846–1849 et 1872–1876). Fran­cis­co Canals a com­men­té ce fait en affir­mant que « la Cata­logne est la terre qui, en Espagne et dans l’Europe entière, a par­ti­ci­pé et tra­ver­sé le plus grand nombre de guerres de nature popu­laire pour la défense de la socié­té chré­tienne tra­di­tion­nelle » ((. Cité dans Tere­sa Lamar­ca Abeló, Les arrels cris­tianes de Cata­lu­nya. Balmes, 1995, p. 58.)) .
Cette concep­tion de la vie, pro­fon­dé­ment enra­ci­née, a pu comp­ter en Cata­logne sur de for­mi­dables apôtres sur le ter­rain intel­lec­tuel. Par­mi eux il faut citer, pour ne par­ler que du XIXe siècle, Jaime Balmes, Sar­da y Sal­va­ny, Mgr Tor­ras i Bages. Les fruits de sain­te­té sont éga­le­ment abon­dants : sainte Joa­qui­na de Vedru­na, saint Antoine Marie Cla­ret, saint Hen­ri d’Ossó, le bien­heu­reux Domin­go i Sol, la bien­heu­reuse Tere­sa Jor­net, la Mère Ràfols, sans par­ler des nom­breux mar­tyrs du XXe siècle.

La Cata­logne, terre d’apostasie

Pour autant, la Cata­logne est actuel­le­ment la région espa­gnole où les signes de déchris­tia­ni­sa­tion et de sécu­la­ri­sa­tion sont les plus pro­fonds. Sans pré­tendre à l’exhaustivité, quelques don­nées d’ordre socio­lo­gique peuvent aider à com­prendre la gra­vi­té de la situa­tion : l’assistance domi­ni­cale à la messe tourne autour de 5%, taux très infé­rieur à la moyenne espa­gnole. La moyenne d’âge du cler­gé du dio­cèse de Bar­ce­lone dépasse soixante-cinq ans. La Cata­logne est aus­si la com­mu­nau­té ayant le pour­cen­tage le plus bas de per­sonnes dis­po­sées à cocher dans leur décla­ra­tion d’impôt sur le reve­nu la case des­ti­née à ce que l’Etat donne un petit pour­cen­tage du recou­vre­ment à l’Eglise catho­lique (en pra­tique 29,7% pour une moyenne de 40% pour toute l’Espagne). Le pano­ra­ma des sémi­naires ne peut pas être plus triste : au sémi­naire de Léri­da il n’y a que deux sémi­na­ristes, trois dans celui de Gérone. La situa­tion est telle que dans de nom­breux vil­lages des laïcs se chargent des ser­vices reli­gieux. Le forum Alsi­na, qui regroupe un tiers des prêtres de Gérone, a reçu l’an pas­sé son nou­vel évêque par un mani­feste deman­dant la sup­pres­sion du céli­bat obli­ga­toire et la démo­cra­ti­sa­tion de l’Eglise.
Les fruits de la sécu­la­ri­sa­tion sont évi­dents. L’influence réelle du mes­sage catho­lique dans la per­cep­tion que les gens, spé­cia­le­ment les nou­velles géné­ra­tions, ont de la vie est minime et s’est réduite à une vague soli­da­ri­té et à une forme de mora­lisme, qui font par­fai­te­ment abs­trac­tion de la vision chré­tienne du monde. On assiste ain­si à la nais­sance d’un homme nou­veau, inca­pable de pen­ser en termes d’exigence, qui se réfu­gie déses­pé­ré­ment dans un hédo­nisme insa­tiable, triste et en même temps satis­fait de lui-même, ins­tal­lé dans une acé­die tou­chant tous les domaines de la vie. Cette situa­tion de post­mo­der­ni­té géné­ra­li­sée à tout l’Occident se mani­feste de manière plus viru­lente dans la socié­té cata­lane que dans le reste de l’Espagne. Com­ment a donc pu se pro­duire une trans­for­ma­tion si radi­cale ?
Ce chan­ge­ment, qui affecte de mul­tiples domaines, ne s’est pas dérou­lé du jour au len­de­main. Il faut plu­tôt par­ler d’un pro­ces­sus, avec des ralen­tis­se­ments et des accé­lé­ra­tions, avec des étapes que chaque géné­ra­tion a dépas­sées et qui ont pu s’étendre en durée sur un siècle et demi. L’un des moments clés dans le déclen­che­ment de ce pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion semble être la défaite du car­lisme, majo­ri­taire en Cata­logne, lors de la Troi­sième Guerre car­liste. Ce sont des moments de décou­ra­ge­ment et de lent retrait de l’Eglise de domaines de la vie sociale tou­jours plus nom­breux avant la conso­li­da­tion du régime libé­ral. Devant ce qui était per­çu comme une situa­tion de fait inamo­vible, se déve­loppent, après cin­quante ans de luttes et de défaites, les posi­tions ral­liées. L’encyclique Cum mul­ta de Léon XIII, en 1882, qui appe­lait à la récon­ci­lia­tion des Espa­gnols, fut inter­pré­tée par beau­coup comme un appel à une accep­ta­tion impli­cite de la Res­tau­ra­tion libé­rale. Il est impor­tant de remar­quer que cette posi­tion en matière poli­tique n’affecte pas encore le domaine doc­tri­nal où conti­nue de régner la plus stricte ortho­doxie. Mais elle rend inac­tives les bar­rières men­tales qui frei­naient la péné­tra­tion sociale du libé­ra­lisme et ouvre les portes de l’Eglise àune doc­trine sub­ver­sive puis­sante, le natio­na­lisme cata­lan, encore en phase d’élaboration et qui sera l’un des prin­ci­paux, sinon le plus impor­tant, fac­teur de sécu­la­ri­sa­tion.

Rubrique(s) : Textes
3 Oct 2010

La Curie romaine de Pie IX à Pie X par Gilles Dumont

[note : cette recen­sion est parue dans catho­li­ca, n. 100, p. 105–106].

Issu d’une thèse de doc­to­rat, ce volu­mi­neux ouvrage (852 p.), dont l’un des inté­rêts réside dans la très riche docu­men­ta­tion qu’il met à dis­po­si­tion du lec­teur fran­çais (un bon tiers du volume est consti­tué de notes, aux­quelles s’ajoutent plus de cent pages de biblio­gra­phie), pré­sente l’évolution de la Curie à un moment char­nière de son his­toire : la qua­si dis­pa­ri­tion de tout pou­voir tem­po­rel de l’Eglise. Prin­ci­pa­le­ment dédiée à l’administration des Etats pon­ti­fi­caux, dans un contexte où les influences étran­gères, puis les avan­cées de l’unité ita­lienne, mettent en valeur l’ambivalence de sa fonc­tion, la Curie va pro­gres­si­ve­ment être réorien­tée vers l’administration pure­ment spi­ri­tuelle.

A cause de ce que F. Jan­ko­wiak appelle le « temps long » de la Curie, c’est-à-dire son indif­fé­rence, vou­lue et assu­mée, aux chan­ge­ments exté­rieurs et notam­ment à la mon­tée du libé­ra­lisme poli­tique, les cri­tiques for­mu­lées, dans les Etats jankowiakpon­ti­fi­caux, à l’encontre du fonc­tion­ne­ment de l’administration pon­ti­fi­cale, notam­ment locale, rejailli­ront sur son gou­ver­ne­ment cen­tral spi­ri­tuel. Ce n’est qu’à par­tir de la dis­pa­ri­tion des Etats pon­ti­fi­caux que la Curie se trans­for­me­ra véri­ta­ble­ment, en repor­tant sur le pou­voir spi­ri­tuel ses fonc­tions anté­rieu­re­ment exer­cées au tem­po­rel. F. Jan­ko­wiak note à cet égard (pp. 342–357) que le concept de socié­té par­faite, c’est-à-dire ayant en elle-même les moyens suf­fi­sants de sa propre exis­tence, appli­qué à l’Eglise, est consa­cré très exac­te­ment au moment où l’Etat pon­ti­fi­cal est ampu­té d’une par­tie de ses ter­ri­toires (Consti­tu­tion apos­to­lique Cum Catho­li­ca Eccle­sia), cette nou­velle pré­ci­sion consis­tant en une remise à l’honneur, par une « repré­sen­ta­tion fixiste » de l’histoire, d’une « image exal­tée » de la chré­tien­té médié­vale. Ain­si pré­sen­tée, cette oppo­si­tion à la moder­ni­té, et sin­gu­liè­re­ment à une moder­ni­té poli­tique qui dépos­sède l’Eglise de toute charge tem­po­relle, sera accen­tuée par le Syl­la­bus et Quan­ta Cura, sans que cette condam­na­tion soit dépour­vue d’ambiguïtés. Evo­quant la (longue) genèse du Code de droit canon, F. Jan­ko­wiak montre bien à cet égard que l’influence de la codi­fi­ca­tion napo­léo­nienne et de la ratio­na­li­sa­tion posi­ti­viste qui lui est sous­ja­cente n’est pas étran­gère à la rédac­tion du code, même si, bien enten­du, l’esprit et l’objectif en sont radi­ca­le­ment dif­fé­rents.

C’est d’ailleurs sans doute là que se trouve non pas une limite de l’ouvrage, mais le risque qu’il y aurait à lui don­ner une inter­pré­ta­tion d’ordre autre qu’historique, en par­ti­cu­lier théo­lo­gique. L’objet de l’auteur, spé­cia­liste de droit canon, est, au-delà de l’histoire admi­nis­tra­tive de la Curie, de don­ner une généa­lo­gie du dogme, mais il ne peut évi­dem­ment être de pro­po­ser un juge­ment du conte­nu même du dogme. S’il peut per­mettre d’expliquer le contexte dans lequel un cer­tain nombre d’énoncés dog­ma­tiques ont été pro­cla­més (les déve­lop­pe­ments sur l’infaillibilité pon­ti­fi­cale, pp. 386 ss., sont à cet égard par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sants), il serait impos­sible de suivre au-delà la démarche, et, notam­ment de « contex­tua­li­ser le dogme ». On ne peut s’empêcher, en lisant l’auteur, de pen­ser à un pas­sage du dis­cours pro­gram­ma­tique du 22 décembre 2005, pré­ci­sé­ment pro­non­cé devant la Curie, par lequel Benoît XVI rap­pe­lait les « condam­na­tions sévères et radi­cales de cet esprit de l’époque moderne », mais pour pré­ci­ser aus­si­tôt que le Concile avait « revi­si­té ou éga­le­ment cor­ri­gé cer­taines déci­sions his­to­riques », repla­çant en quelque sorte dans leur contexte les condam­na­tions alors pro­non­cées. Il reje­tait l’herméneutique de la rup­ture, mais enté­ri­nait une dis­con­ti­nui­té due à la dis­tinc­tion entre ce qui rele­vait des « situa­tions his­to­riques concrètes et leurs exi­gences », et ce qui appar­te­nait au dogme. Si l’on devait suivre l’interprétation his­to­rique du dogme autre­ment que rela­ti­ve­ment aux condi­tions ayant pré­si­dé à sa pro­cla­ma­tion, il fau­drait alors consi­dé­rer que les condam­na­tions ain­si pro­cla­mées, et plus encore les dogmes pré­ci­sés à leur encontre, relèvent de « faits contin­gents » (dis­cours du 22 décembre), et qu’en tant que telles ces déci­sions « devaient néces­sai­re­ment être elles-mêmes contin­gentes ». De la sorte, l’ouvrage de F. Jan­ko­wiak, par l’extrême minu­tie avec laquelle il res­ti­tue les condi­tions de « pro­duc­tion » des dogmes de la seconde moi­tié du XIXe siècle et du tout début du XXe siècle, montre en creux, si l’on peut dire, les limites de l’interprétation contex­tua­li­sante venant auto­ri­ser une her­mé­neu­tique de la conti­nui­té des docu­ments emblé­ma­tiques du second concile du Vati­can.

Au-delà de cet apport à la généa­lo­gie du dogme, l’ouvrage vaut éga­le­ment par les très nom­breux déve­lop­pe­ments qu’il com­porte sur les hommes de la Curie, en par­ti­cu­lier les moda­li­tés très com­plexes de leur choix et de l’évolution de leur car­rière, qui ne manquent pas d’intérêt pour com­prendre, muta­tis mutan­dis, le fonc­tion­ne­ment de la Curie d’avant Vati­can II voire, dans une cer­taine mesure, son état actuel.

Rubrique(s) : Lectures critiques
3 Oct 2010

Les chré­tiens fran­çais entre guerre d’Al­gé­rie et mai 1968 par Bernard Dumont

[note : cette recen­sion est parue dans catho­li­ca, n. 103, p. 155–156].
Le thème de cet ouvrage (350 p.) retient immé­dia­te­ment l’attention, connais­sant le rôle joué par les deux évé­ne­ments aux­quels le titre se réfère dans la grande trans­for­ma­tion de la men­ta­li­té des catho­liques de France. L’entreprise est inté­res­sante, por­tant sur des épi­sodes igno­rés du grand nombre, mais aus­si déce­vante à cause de la dif­fi­cul­té de l’auteur à mener une ana­lyse dépas­sion­née. Com­men­çons fouillouxdonc par le posi­tif. Ce sont, par exemple, les quatre cha­pitres sur les « catho­liques men­dé­sistes », sur le PSU, les catho­liques séduits par le PC, enfin sur leur confluence en mai 68. L’analyse n’est pas appro­fon­die, mais le tableau est riche en détails, sur la revue fran­cis­caine Frères du monde, par exemple, à laquelle col­la­bo­ra le domi­ni­cain révo­lu­tion­naire Jean Car­don­nel ; ou encore sur l’action de l’ancien domi­ni­cain Paul Blan­quart et du milieu des catho-gau­chistes qu’il ani­ma avant de deve­nir socio­logue de la ville. Soit dit en pas­sant, les pro­gres­sistes ne seront payés de retour que par les flots d’outrages déver­sés par Hara-Kiri et autres Char­lie-Heb­do. Un cha­pitre sur « “Gauche chré­tienne” et “reli­gion popu­laire” (1973–1977) » donne une idée de la péné­tra­tion de ces cou­rants à l’intérieur même de l’Eglise, notam­ment dans les expé­ri­men­ta­tions litur­giques. Citons Georges Mon­ta­ron évo­quant le rôle de Témoi­gnage chré­tien : « C’est Lénine qui a dit qu’il valait mieux avan­cer d’un pas et être sui­vi par la masse que d’avancer de deux et n’être pas sui­vi. Sur ce point, je suis léni­niste ».
Quant à la période ori­gi­naire, l’Algérie de 1954 à 1962, l’auteur revient sur de nom­breux faits tom­bés dans un oubli com­plet : la revue Verbe (expres­sion de la Cité catho­lique fon­dée par Jean Ous­set) et l’influence qu’on lui a prê­tée sur beau­coup d’officiers, notam­ment après la publi­ca­tion d’une bro­chure inti­tu­lée Morale, droit et guerre révo­lu­tion­naire, les contro­verses aux­quelles ont pris part l’abbé Luc Lefèvre (La Pen­sée catho­lique), Jean Madi­ran (Iti­né­raires), et à l’opposé, Fran­çois Mau­riac, le rôle du CCIF (Centre catho­lique des intel­lec­tuels fran­çais) et des « grandes consciences » qui firent de leur mieux pour aider le FLN. Quel dom­mage qu’Etienne Fouilloux n’arrive pas à contrô­ler ses humeurs, sou­vent mépri­sant, allant jusqu’à mani­fes­ter (on se demande pour­quoi) une sorte d’exécration pour les notions d’ordre natu­rel et, plus éton­nant encore, de bien com­mun.
Enfin l’ouvrage est mal com­po­sé, mêlant déve­lop­pe­ments étof­fés et résu­més (mai 68 en par­ti­cu­lier). Un cha­pitre (« Brève his­toire de l’intégrisme ») reprend même presque mot pour mot une par­tie d’un cha­pitre pré­cé­dent. On regrette d’autant plus que l’auteur dit avoir vou­lu don­ner « une leçon de méthode » (Intro­duc­tion), et démon­trer une thèse, à vrai dire assez évi­dente : la crise post­con­ci­liaire s’est déve­lop­pée chez les catho­liques de France sur un ter­reau bien pré­pa­ré, étroi­te­ment soli­daire des mou­ve­ments de la socié­té.

Rubrique(s) : Lectures critiques
10 Août 2010

L’oppression de l’homme libé­ré par Thomas Molnar

Le prin­cipe de l’au­to­no­mie de l’homme, cet idéal qu’on a pour­sui­vi des siècles durant, se trouve être un far­deau. L’histoire et la pen­sée modernes ont été façon­nées par l’attente de l’indépendance pro­gres­si­ve­ment réa­li­sée dans tous les domaines. Indé­pen­dance de tout contrôle cos­mique ou divin, indé­pen­dance de toute direc­tion morale assu­rée par des ins­ti­tu­tions et en fin de compte, indé­pen­dance de toute struc­ture ou modèle de pen­sée. La rai­son, par exemple, pour laquelle le régime bol­che­vique a repré­sen­té pen­dant des décen­nies un espoir abso­lu pour un très grand nombre de gens était que sa réelle bru­ta­li­té pou­vait être inter­pré­tée comme le pré­sage de l’émancipation totale à venir.

Les souf­frances qu’il infli­geait étaient res­sen­ties comme pro­por­tion­nées à l’obscurantisme de l’histoire, des griffes duquel il essayait main­te­nant de sor­tir l’humanité. Qu’un sys­tème de salut aus­si faux ait connu en ce siècle une fin hon­teuse n’a pas éteint la foi constam­ment renou­ve­lée dans le fait qu’il valait la peine de payer le prix des échecs et des défaites puisque les chaînes devaient tom­ber. Cepen­dant, mal­gré quelques étin­celles qui main­te­naient une lueur d’espoir, les illu­sions n’ont pu empê­cher l’angoisse gran­dis­sante à l’idée que l’homme moderne ne pou­vait assu­mer sa liber­té.
Il sem­blait être par­ve­nu rapi­de­ment aux limites de celle-ci lorsque sou­dain un abîme s’est ouvert : il s’est vu lui-même comme le héros d’efforts spé­cu­la­tifs, mais aus­si comme piètre construc­teur de sys­tèmes. Plus il s’entourait de garan­ties contre les risques, contre les mala­dies, la domi­na­tion poli­tique et le contrôle moral de ses actions, plus il deve­nait fra­gile, fati­gué, dépen­dant, exploi­té par le sys­tème auquel il avait contri­bué, et qui pre­nait la forme d’une nou­velle pri­son. La conclu­sion inévi­table que seuls quelques-uns en ont tiré fut que nous créons des sys­tèmes pour les détruire ensuite et en créer d’autres à par­tir de leurs dis­jec­ta mem­bra. (De là la vogue du struc­tu­ra­lisme qui enseigne que les phé­no­mènes se pré­sentent comme élé­ments d’une struc­ture à l’intérieur de laquelle, et seule­ment à l’intérieur de laquelle, ils prennent un sens

La consé­quence en est que l’homme moderne a été satu­ré de liber­té et qu’il aspire main­te­nant à l’asservissement, ou au moins à la sta­bi­li­té qu’une struc­ture exté­rieure qu’il n’aurait pas construite, et qu’une auto­ri­té peuvent offrir. Cette aspi­ra­tion se mani­feste de nom­breuses manières. L’individualisme et ses droits appa­raissent sou­dain comme exces­sifs car les gens sont sépa­rés les uns des autres et manquent de soli­da­ri­té et de convi­via­li­té. L’absence impré­vue de sen­ti­ments com­mu­nau­taires sug­gère que les liens tra­di­tion­nels, les conven­tions sociales, l’autorité poli­tique ne sont pas des entraves contrai­gnantes comme la moder­ni­té a vou­lu le faire croire, mais des ins­ti­tu­tions gran­de­ment béné­fiques, jus­te­ment parce qu’elles sont res­pec­tées et offi­ciel­le­ment encou­ra­gées.
Cela est vrai pour les liens de citoyen­ne­té, l’appartenance à une com­mu­nau­té qu’on n’a pas choi­sie comme le groupe lin­guis­tique, la nation ou l’église par­ti­cu­lière. On a consta­té que dans la mesure même où les liens anté­rieurs s’affaiblissaient, de nou­veaux se for­maient : à la place de l’Eglise, la secte ; à la place de l’autorité ins­ti­tu­tion­nelle, le gou­rou escroc ; à la place de la nation, le groupe eth­nique ; à la place de la grande com­mu­nau­té, la com­mu­nau­té cali­for­nienne. La carac­té­ris­tique de ces nou­velles confi­gu­ra­tions est leur carac­tère infor­mel et en dehors de toute ins­ti­tu­tion.

Mais là n’est pas l’aspect essen­tiel, et on en arrive bien­tôt à être sou­mis à la contrainte et à la rigi­di­té. Il est signi­fi­ca­tif que l’individualisme soit main­te­nant en déclin : il est de plus en plus consi­dé­ré comme un far­deau, il n’apparaît plus comme un hori­zon doré. Cepen­dant, la socié­té offi­cielle reste empê­trée dans une réfé­rence à elle-même exclu­sive de toute autre, dans une sou­ve­rai­ne­té qu’elle s’arroge, dans l’autorité qu’elle se confère elle-même. Le peuple sent que ce ne sont que des for­mules creuses et que l’autorité qui ne vient pas de l’extérieur n’est pas authen­tique. Jean-Pierre Dupuy four­nit d’intéressants com­men­taires : quand les lois sont pro­duites par une socié­té sans réfé­rence exté­rieure ni trans­cen­dance, les gens com­mencent par être flat­tés, puis ras­su­rés, mais à la fin, ils se posent la ques­tion sui­vante : pour­quoi, si je me suis don­né une loi, Devrais-je y obéir lorsque elle est momen­ta­né­ment contraire à mes inté­rêts ou à mes caprices ? Et : si je suis mon propre sou­ve­rain, pour­quoi aurais-je besoin de lois ?
De ces contra­dic­tions de plus en plus évi­dentes de la moder­ni­té, il s’ensuit que des conflits s’engendrent à l’intérieur des formes actuelles de coexis­tence sociale, conflits accom­pa­gnés d’une sorte de clause tacite selon laquelle ils ne pour­raient être réso­lus. Cela sonne comme une énor­mi­té, contraire à la nature humaine et à ses incli­na­tions. Cepen­dant, une brève réflexion peut éclai­rer cette pro­po­si­tion. Le phi­lo­sophe Mar­cel Gau­chet a, à cet égard, une remarque pro­fonde : « Quand les dieux désertent le monde, quand ils cessent de venir signi­fier leur alté­ri­té, c’est le monde lui-même qui se met à nous appa­raître autre, à révé­ler une pro­fon­deur ima­gi­naire » ((Le désen­chan­te­ment du monde, Gal­li­mard, 1985, p. 297)).
L’objet de la quête de l’homme aujourd’hui est le monde dans toute son opa­ci­té puisqu’il n’est trans­pa­rent que lorsque nous per­ce­vons au-delà de lui un créa­teur. On pen­sait autre­fois que les conflits avaient pour cause des agents qui du dehors dres­saient les hommes les uns contre les autres, par­fois pour un bien ulté­rieur, par­fois pour une har­mo­nie sub­sé­quente mais non visible. Quand les conflits n’ont pas de jus­ti­fi­ca­tion trans­cen­dante aux yeux des par­ti­ci­pants, ils deviennent la rai­son d’être de l’existence, un poids qui enra­cine les hommes dans ce monde. Ils leur per­mettent de res­sen­tir leur huma­ni­té.
Le conflit se trans­forme en lutte des classes, pro­blèmes sociaux, etc., tumulte grâce auquel des per­fec­tion­ne­ments pour­ront avoir lieu. En bref, le conflit donne aux hommes un sen­ti­ment de den­si­té, la sen­sa­tion d’une exis­tence rem­plie, face à un arrière-plan de vide. Nous pour­rions nous inté­res­ser aux consé­quences à tra­vers la réflexion d’un autre phi­lo­sophe social, Louis Dumont ((Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983, pas­sim.)).
La ques­tion à laquelle il essaie de répondre est celle de savoir quel enjeu repré­sente l’individualisme moderne pour l’humanité. Sa réponse est que l’individualisme, non en tant que carac­tère, mais en tant qu’idéologie, requiert une « com­plète légi­ti­ma­tion du monde » et par consé­quent, « le trans­fert com­plet de l’individu sur le monde » pré­su­mé être le monde des tra­di­tions et des struc­tures tra­di­tion­nelles, avec en arrière-plan, la famille et la com­mu­nau­té, et plus par­ti­cu­liè­re­ment l’univers invi­sible.

Quand toute réa­li­té onto­lo­gique a été liqui­dée au pro­fit de l’individuel et du par­ti­cu­lier (c’est le triomphe du nomi­na­lisme), l’individu et ses actions acquièrent le sta­tut d’uniques exis­tants. Et c’est ain­si que l’homme moderne se pré­sente à nous. Nous sommes prêts à com­prendre que ses conflits ne peuvent pas être expli­qués plus long­temps par l’ironie supé­rieure d’un dieu, mais plu­tôt par l’analyse socio­lo­gique des inté­rêts et des droits res­pec­tifs, des motifs psy­cho­lo­giques, de l’arrière-plan idéo­lo­gique et de l’orientation poli­tique. Nous avons choi­si le conflit comme ther­mo­mètre des rela­tions humaines et sociales modernes, mais d’autres exemples auraient tout autant été valables.
Ils montrent tous le far­deau écra­sant que l’homme a pris l’habitude de par­ta­ger avec Dieu, que ce soit par le péché et le châ­ti­ment, ou la des­ti­née et la puis­sance. L’homme n’a plus de co-agent. Main­te­nant, il croit, en tant qu’individu fiè­re­ment auto­nome et sou­ve­rain, qu’il n’a plus de far­deaux à por­ter. Les far­deaux font par­tie du pas­sé. L’homme post­mo­derne est capable de mon­ter par­tout où il pose les yeux. La véri­té est que, en réa­li­té, les far­deaux sont main­te­nant de nature dif­fé­rente : c’étaient autre­fois les lois impo­sées, les déci­sions des supé­rieurs, la vie en réfé­rence aux autres et aux nom­breuses ser­vi­tudes qu’ils impliquent. Les far­deaux ont main­te­nant chan­gé, ils se nomment soli­tude, sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, et, comme nous l’avons vu plus haut, struc­tures auto-construites.

Ces nou­veaux far­deaux sont aus­si lourds à por­ter que l’était le poids des contraintes ins­ti­tu­tion­nelles anciennes. L’homme post­mo­derne n’est pas non plus exemp­té des sys­tèmes de croyance qui enfer­maient ses ancêtres dans un réseau concen­trique de pré­ten­dues super­sti­tions alié­nantes. Dans la mesure même où l’homme moderne insis­tait sur la ratio­na­li­sa­tion des mythes immé­mo­riaux et des véri­tés qui entou­raient sa vie, il a com­men­cé à recréer, de façon très incons­ciente, des sys­tèmes de sub­sti­tu­tion irra­tion­nels. Après avoir désen­chan­té l’univers et l’avoir reti­ré du cercle des forces occultes, il a com­men­cé à s’effrayer de ne plus trou­ver d’esprits ou de fan­tômes nulle part, et il a essayé d’échapper à ce désen­chan­te­ment. Il s’est retrou­vé à nou­veau dans un monde de magie, de trompe‑l’œil, d’angoisse et de ter­ri­fiants sym­boles de domi­na­tion.
En bref, “l’univers ouvert” aspi­rait à se refer­mer. C’est un lieu com­mun de dire que l’homme post­mo­derne se sent oppres­sé et cou­pable : les romans, les poèmes, les pièces et les essais phi­lo­so­phiques s’en font tous l’écho. La liber­té du Kiri­loff des Pos­sé­dés nous plonge dans un abîme puisqu’elle nous apporte la très coû­teuse nou­velle que c’est l’homme, et non Dieu, qui est le pire oppres­seur de lui-même et que c’est l’opprimé qui se sent cou­pable. « Nous avons tué Dieu », comme le résume Nietzsche. L’oppresseur et l’instigateur de la culpa­bi­li­té ne sont plus des êtres trans­cen­dants, ce sont de nou­velles struc­tures, le tra­vail de nos propres mains : la struc­ture épis­té­mo­lo­gique, sociale, cultu­relle, poli­tique, la struc­ture de l’âme et de la conscience elle-même.
Alors que le péché ori­gi­nel est ridi­cu­li­sé comme inven­tion d’hommes alar­mistes, comme astuce de curés ou comme signe d’une conscience muti­lée, la culpa­bi­li­té est brus­que­ment redé­cou­verte comme quelque chose qui ne peut s’expliquer d’aucune façon et qui ne peut cer­tai­ne­ment pas s’effacer. Elle est inté­grée aux struc­tures, à toutes les struc­tures. Plus nous effec­tue­rons des recherches sur le corps humain, sur l’âme et sur les para­mètres de l’existence, et plus nous serons appe­lés de façon urgente à réha­bi­li­ter la vieille sagesse, et peut-être aus­si les vieux démons

Le pro­grès amène ain­si l’homme à de nou­velles contra­dic­tions et à la prise de conscience que son auto­no­mie, une fois ache­vée, est de nou­veau à la recherche de l’hétéronomie. Et alors il est pié­gé. Non seule­ment par son orgueil qui ne se résout pas à exté­rio­ri­ser sa thèse ; mais aus­si par l’abolition des struc­tures externes et par leur rem­pla­ce­ment par une culpa­bi­li­té interne, qui étran­ge­ment, inten­si­fie le mérite de l’individu. L’oppression est humi­liante en plus du fait qu’elle est dou­lou­reuse ; la culpa­bi­li­té ras­semble les élé­ments signi­fi­ca­tifs en l’homme, le trans­forme en objet d’importance à ses propres yeux, le mesure à la hau­teur du mal. Aus­si étrange que cela puisse paraître, alors que nous sommes cer­tains de pas être épris d’oppression, nous sommes indis­so­ciables du sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, il ne fait qu’un avec notre moi. Quoi qu’il en soit, il est notre propre créa­tion, par­ti­cu­liè­re­ment lorsque, comme aujourd’hui, il n’est pas per­çu comme un acte objec­tif de déso­béis­sance (péché ori­gi­nel), mais comme un acte qui se retourne sur lui-même.

Que l’homme libé­ré puisse se sen­tir à nou­veau oppri­mé, c’est là la véri­table condi­tion post­mo­derne qui remet en ques­tion les idéaux modernes de liber­té, de connais­sance, de pro­grès, de lois qu’on se donne à soi-même, pour les­quels on a com­bat­tu et souf­fert pen­dant des siècles. Comme si elle avait atteint les limites de son expan­sion et de son auto-accrois­se­ment, l’humanité semble main­te­nant être confron­tée à ce qu’on doit bien appe­ler une tra­gé­die. Pour para­phra­ser Mal­raux à l’Unesco en 1948, si l’homme ne peut trou­ver son propre visage divin, il sera moins qu’un homme au siècle pro­chain. Cepen­dant, décou­vrir un visage divin est impos­sible pour l’homme moderne car il a déli­bé­ré­ment sculp­té sa propre image avec des outils anti-divins.
Quoi qu’il fasse (lui, ou son nou­vel ava­tar, l’homme post­mo­derne), ses actions l’enfoncent plus pro­fon­dé­ment à l’intérieur de struc­tures d’auto-oppression que la majo­ri­té appelle encore libé­ra­tion. L’aspect est alors celui de l’homme pro- blé­ma­tique qui vient juste d’apprendre qu’il est enfer­mé dans un sys­tème, une suc­ces­sion de sys­tèmes. Ni la lin­guis­tique, ni la psy­cha­na­lyse, ces bull­do­zers de l’interprétation, ne peuvent en ouvrir les portes. Nous pré­fé­rons alors appe­ler cette sombre concep­tion « luci­di­té », et contem­pler notre vie en pri­son sans illu­sions.

Mais une nou­velle iro­nie nous attend : en même temps que nous pro­dui­sons un sys­tème et que nous en deve­nons pri­son­niers, nous pro­dui­sons aus­si l’illusion que le sys­tème peut être for­cé. Mais le sys­tème et le fait de croire que nous pou­vons avoir le des­sus sont nés tous les deux d’une même impul­sion humaine. Ceci pour­rait être la décou­verte phi­lo­so­phique cen­trale de l’âge post­mo­derne. En effet la cap­ti­vi­té dans un sys­tème nous per­met de scru­ter pour ain­si dire par der­rière la condi­tion humaine et de recon­naître son aspect noc­turne, la culpa­bi­li­té de l’inachèvement.
De là s’ouvrent deux pos­si­bi­li­tés, l’une pour les lamen­ta­tions déses­pé­rées du pri­son­nier, l’autre pour sa méta­noia, sa conver­sion et l’acceptation de sa condi­tion de créa­ture. A vrai dire, cette der­nière option est aus­si un « sys­tème », mais elle apporte jus­ti­fi­ca­tion et apai­se­ment. ((Ce texte est la tra­duc­tion d’une par­tie du cha­pitre VII de Phi­lo­so­phi­cal Grounds (Peter Lang, New York, 1991).))

Rubrique(s) : Dossiers thématiques, L’Oc­ci­dent contem­po­rain - Thomas Molnar
9 Août 2010

In Memo­riam : † Tho­mas Mol­nar, 20 juillet 2010 par La Rédaction

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Col­la­bo­ra­teur dès les pre­miers numé­ros de Catho­li­ca, Tho­mas Mol­nar était très dimi­nué phy­si­que­ment depuis plu­sieurs années, au point d’être empê­ché d’écrire. Nous revien­drons en détail, au cours des mois qui viennent, sur la per­son­na­li­té et l’œuvre de ce grand ana­lyste de l’Occident contem­po­rain, à la fois phi­lo­sophe, his­to­rien et socio­logue. Peut-être avant tout dis­ciple de Ber­na­nos, dont il avait connu l’œuvre au temps de sa jeu­nesse, ce catho­lique hon­grois exi­lé aux Etats-Unis se consi­dé­rait par l’esprit et le cœur comme un Fran­çais. Il avait appris la langue fran­çaise dès son enfance en Tran­syl­va­nie, puis en Bel­gique. Clas­sé « à droite » par les uns, « à gauche » par d’autres, il eut l’art de mettre mal à l’aise plus d’un des intel­lec­tuels « uto­piens » qu’il sup­por­tait fort mal et se plai­sait à pro­vo­quer en met­tant en évi­dence leurs contra­dic­tions et leur fré­quente insin­cé­ri­té. Un dos­sier spé­cial qui lui est consa­cré vient d’être ouvert.

Rubrique(s) : Revue en ligne
5 Juil 2010

Crise des voca­tions : essai de diag­nos­tic par Père Jean-Paul Maisonneuve

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 81, pp. 85–97]

Nous trai­te­rons ici des voca­tions sacer­do­tales. La crise des voca­tions ne se fait pas sen­tir de la même façon dans les diverses formes de vie consa­crée. Notre temps se carac­té­rise cer­tai­ne­ment par un grand désir de vie spi­ri­tuelle, désir caché la plu­part du temps, for­te­ment mino­ri­taire, mais réel. Et ain­si un cer­tain nombre de monas­tères ont accueilli des novices sans inter­rup­tion, tan­dis que de nou­velles congré­ga­tions de vie contem­pla­tive connaissent un essor éton­nant. Ce fait ne nous fait pas perdre de vue un phé­no­mène de vieillis­se­ment qui abou­tit à la fer­me­ture de monas­tères naguère impor­tants. Il est déli­cat d’émettre des hypo­thèses expli­ca­tives, sur­tout géné­rales. Disons en gros que les formes de vie contem­pla­tive qui pré­sen­taient un fort enra­ci­ne­ment dans une tra­di­tion spi­ri­tuelle riche et authen­tique et ont su évi­ter tout aspect de sclé­rose et d’inadaptation, c’est-à-dire où la vie d’oraison, le sens fra­ter­nel et la beau­té litur­gique d’une part, un effort de pau­vre­té évan­gé­lique visible d’autre part étaient vigou­reu­se­ment pré­ser­vés, béné­fi­cient d’une relève consi­dé­rable. À cet égard, les grands ordres tra­di­tion­nels semblent plu­tôt en perte de vitesse, toute vitesse acquise ne pou­vant, par défi­ni­tion, que décroître. Mais la cause pro­fonde est sans doute à cher­cher avant tout dans une perte de spi­ri­tua­li­té, non que les com­mu­nau­tés concer­nées n’aient eu des membres exem­plaires vivant dans le secret une immo­la­tion dont Dieu aura été sou­vent le seul témoin, ou exer­çant envers et contre tout dans sa fécon­di­té le cha­risme de leur ins­ti­tut, mais parce que le témoi­gnage com­mu­nau­taire d’une aven­ture spi­ri­tuelle atti­rante a été par trop insuf­fi­sant.
Dans les années d’après-Concile, on a beau­coup insis­té sur le témoi­gnage de pau­vre­té, avec une ten­dance à repro­cher à la vie reli­gieuse son appa­rence de richesse, spé­cia­le­ment immo­bi­lière. Mais chaque fois que l’effort de pau­vre­té a été plus esthé­tique que mys­tique, le mou­ve­ment s’est sol­dé par une cas­cade d’échecs reten­tis­sants, l’expérience pre­nant fin faute d’hommes, au fur et à mesure des retours à l’état laïc. Il ne suf­fit pas d’avoir une cha­pelle en aus­tère béton armé (dans les cas moins mal­heu­reux où l’on jugeait utile de conser­ver une cha­pelle), des vases sacrés en terre glaise et des vête­ments litur­giques en toile écrue (dans les cas éga­le­ment où cela ne sem­blait pas encore une conces­sion inutile au « ritua­lisme » et au « triom­pha­lisme »), si c’est au sein d’une forme de convi­via­li­té qui fait plu­tôt pen­ser au genre des classes moyennes et où ne font défaut aucune des sécu­ri­tés maté­rielles des socié­tés riches, aucun des moyens finan­ciers de voyages pour des réunions, des récol­lec­tions ou des vacances, même si on s’exalte des luttes pour la jus­tice dans les pays d’Amérique latine et si l’on insiste sur une « option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres », option qui n’est guère convain­cante dans la mesure où l’on ne sort guère soi-même d’un milieu social comme d’un train de vie de favo­ri­sés. Tout cet aspect de « style pauvre », dont il faut saluer l’intention mais dont il faut aus­si rele­ver les côtés idéo­lo­giques, a détour­né l’attention par rap­port à ce qui sera tou­jours l’essentiel de la vie reli­gieuse, c’est-à-dire la recherche de Dieu et le sacri­fice per­son­nel et coû­teux de l’individualité égo­cen­trique, laquelle en géné­ral sort indemne des coop­ta­tions sym­pa­thiques en appar­te­ments à petits effec­tifs, des ses­sions de psy­cho­lo­gie ou de dyna­mique de groupe, quand ce n’est pas d’initiation aux tech­niques de médi­ta­tion orien­tales ou autres.
Au cours de ces décen­nies, les ins­ti­tuts ont vécu à l’évidence une crise d’identité dont ils ne sont pas sor­tis faci­le­ment, ou dont ils sont encore loin d’être sor­tis. Il n’est pas sûr que les révi­sions de consti­tu­tions soient une réus­site. Un dépous­sié­rage, une adap­ta­tion au goût contem­po­rain ne suf­fisent pas tou­jours. L’adaptation du style risque même d’être catas­tro­phique, si elle manque la por­tée mys­tique que les formes d’expression modernes sont peut-être bien impuis­santes à tra­duire.
En fait, les ins­ti­tuts qui ont su tenir clai­re­ment la fina­li­té que leur avait assi­gnée leur fon­da­teur n’ont cer­tai­ne­ment pas connu de crise de voca­tions. Mais où sont ces ins­ti­tuts ? Il ne suf­fit pas d’un tra­vail archéo­lo­gique de docu­men­ta­tion sur les sources, aus­si pré­cieux soit-il au demeu­rant, si avec cela on se coupe de la tra­di­tion vivante, repré­sen­tée par des per­sonnes, des œuvres concrètes. Si la Com­pa­gnie de Jésus oublie son lien avec le Saint-Siège et se désaf­fec­tionne en fait de l’œuvre apos­to­lique du Saint-Père au mépris du « qua­trième vœu », occu­pée qu’elle est à ses pré­fé­rences internes ; si elle ferme les col­lèges au lieu de les mul­ti­plier et de les renou­ve­ler, de les ouvrir à d’autres milieux sociaux, d’y impli­quer ses intel­lec­tuels, d’en retrou­ver la tra­di­tion huma­niste et les prin­cipes édu­ca­tifs ; si elle oublie sa mis­sion de faire connaître les secrets du Cœur de Jésus et de tra­vailler à de pro­fondes trans­for­ma­tions sociales et poli­tiques sur la base de cette connais­sance au lieu de se mettre à la traîne de l’utopie com­mu­niste : elle aura beau édi­ter toutes sortes de tra­duc­tions de la cor­res­pon­dance de saint Ignace, un tra­vail si méri­toire res­te­ra à mi-che­min si l’on n’y puise pas l’inspiration qui a don­né un essor mer­veilleux à ladite Com­pa­gnie dès sa fon­da­tion. Si les monas­tères béné­dic­tins acceptent des réformes litur­giques de la main de spé­cia­listes qui ne se nour­rissent pas au jour le jour de l’Office divin conven­tuel et n’ont pas héri­té exis­ten­tiel­le­ment d’une tra­di­tion litur­gique qui est vie, reçue des anciens en une trans­mis­sion inin­ter­rom­pue, s’ils attendent de laïcs ou de théo­lo­giens que ceux-ci leur dictent une lex oran­di amé­na­gée, si avec cela ils tolèrent en leur sein des contes­ta­tions qui s’attaquent aux racines mêmes de la foi, il ne faut pas s’attendre à ce que des voca­tions y éclosent. Quant aux ins­ti­tuts actifs, si les reli­gieux ensei­gnants n’enseignent plus, si les reli­gieuses soi­gnantes ne soignent plus, et cela entre autres rai­sons parce que l’on s’est sou­mis sans coup férir aux dik­tats d’une légis­la­tion qui prend pré­texte de tout pour sou­mettre l’éducation et la san­té au mono­pole de l’Etat, et d’une socié­té mer­can­tile qui orga­nise tout en fonc­tion de la ren­ta­bi­li­té immé­diate, si tous ces postes sont aban­don­nés, on ne voit pas pour­quoi des jeunes gens géné­reux dési­reux de suivre le Christ seraient inté­res­sés à rejoindre ces colonnes en déroute.
Pour en venir aux voca­tions sacer­do­tales en tant que telles, une des réponses pos­sibles au pour­quoi de la crise est de nature cultu­relle et socio­lo­gique : le recul de la socié­té rurale et la perte du sacré qui en est le corol­laire ; la socié­té urbaine et de consom­ma­tion et la désaf­fec­tion pour les formes reli­gieuses tra­di­tion­nelles au pro­fit d’une recherche reli­gieuse plus indi­vi­duelle et plu­ra­liste. Ce type d’explication situe les causes de la crise en dehors de l’Eglise. Ce serait le monde qui se détourne de l’Eglise et donc ne lui four­nit plus de relève sacer­do­tale, dans la fou­lée de la perte de fré­quen­ta­tion de l’Eglise. La crise est donc ver­sée au compte de la déchris­tia­ni­sa­tion géné­rale. Un tel type d’explication paraît trop évident pour ne pas être en trompe‑l’œil. Car il ne fait que recu­ler l’examen des causes pro­fondes, ou plus exac­te­ment l’élude. D’où vient, jus­te­ment, la déchris­tia­ni­sa­tion, et sur­tout la déchris­tia­ni­sa­tion des chré­tiens dits socio­lo­giques ? Notre hypo­thèse est que cette cause pro­fonde est à cher­cher dans la crise même du sacer­doce en tant que tel, crise dont celle des voca­tions n’est qu’une consé­quence. Le coup étant por­té, l’inimitié du monde ou son indif­fé­rence ne font que l’envenimer, il n’est pas leur fait.
Toute vie qui s’accomplit selon sa nature et tend for­te­ment à sa fin, en pour­sui­vant des fina­li­tés orga­ni­que­ment subor­don­nées à cette fin, est belle. La beau­té de ce qui est plei­ne­ment soi, c’est-à-dire qui mani­feste et épa­nouit l’image que le Créa­teur y a impri­mée et, en régime de Rédemp­tion, dif­fuse l’éclat rayon­nant de la grâce, cette beau­té attire, sus­cite amour, don sans retour. Quand il n’y a plus de beau­té intrin­sèque et essen­tielle, c’est que les fina­li­tés sont per­dues. Nous avons besoin de voir le sens de nos efforts. Des théo­ries, des slo­gans, des sys­tèmes, ne don­ne­ront jamais que des cailloux à man­ger à l’âme qui demande son pain. Ce qui est beau attire. L’amour a besoin d’admirer, de contem­pler. C’est la beau­té du sacer­doce, de cette forme de vie, de consé­cra­tion, qui a lar­ge­ment ces­sé d’être per­cep­tible, parce que les fina­li­tés du sacer­doce ont été trop sou­vent en par­tie per­dues. Dans la mesure où l’on a vou­lu jus­ti­fier le sacer­doce aux yeux de la men­ta­li­té contem­po­raine, en renou­ve­ler l’image, en adap­ter les fonc­tions, on en a peu à peu per­du le sens. Mais ces ten­ta­tives de jus­ti­fi­ca­tion et d’adaptation n’étaient elles-mêmes que la réponse mal­adroite à une dérive qui remonte sans doute jusqu’à des siècles, à preuve la néces­si­té récur­rente d’initiatives qui, au reste, ont renou­ve­lé magni­fi­que­ment le sacer­doce catho­lique, comme celle par exemple de l’Ecole fran­çaise au XVIIe siècle. Ce qui a régu­liè­re­ment man­qué au sacer­doce, c’est une mys­tique digne de lui. Chaque fois que les prêtres, et d’ailleurs les évêques, n’ont plus qu’une image sociale dépen­dante des condi­tions poli­tiques et des pré­ju­gés cultu­rels, que ce soit sous l’Ancien Régime, sous le Pre­mier Empire ou de nos jours, c’est la signi­fi­ca­tion du minis­tère ordon­né qui n’est plus recon­nue.

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